Le baryton Matthias Gœrne est né à Weimar en mars 1967. Élève de Hans-Joachim Beyer à Leipzig, il étudia également avec Elisabeth Schwarzkopf et Dietrich Fischer-Dieskau. Lui-même a enseigné l’interprétation du Lied à l’Académie de Musique de Düsseldorf. Membre honoraire de l’Académie Royale de Musique de Londres depuis 2001, il chante sur les plus grandes scènes dans le monde entier. Sa carrière s’est faite en une fulgurante décennie, depuis son succès à Cologne dans Le Prince de Hombourg de Henze, puis un triomphe dans Wozzeck à Zurich en 1999, après Salzbourg et New York dans la Flûte enchantée (Papageno). Cette saison, le public français a pu l’admirer en récital à l’Opéra Garnier ainsi qu’à la Philharmonie de Paris, dans le rôle d’Oreste d’Elektra en version de concert et dans le rôle titre d’Elias de Mendelssohn, avec le Freiburger Barockorchester, formation avec laquelle il a enregistré plusieurs airs pour basse de Cantates de Bach (BWV 56 et 82).
Après un été passé essentiellement à Salzburg, et quelques excursions à Rosendal (Norvège), Lucerne (Suisse) et Vilabertran (Espagne), il sera sur la scène de l’Opéra Bastille, du 11 septembre au 9 octobre 2018, dans Tristan et Isolde. Ses enregistrements lui valent de prestigieuses récompenses (quatre nominations aux Grammys, meilleur récital vocal ICMA et Diapason d’Or/Arte). On lui doit notamment une sélection de Lieder de Schubert chez Harmonia Mundi (The Gœrne/Schubert Edition), des Lieder de Brahms avec Christoph Eschenbach et ceux de Malher avec l’orchestre de la BBC. La critique internationale est, à son sujet, dithyrambique : « Matthias Gœrne est actuellement ce qui se fait de mieux et de plus singulier dans le répertoire » affirmait Marie-Aude Roux dans Le Monde du 23 octobre 2008, au sujet des onze lieder du Cor merveilleux de l’enfant (Des knaben wunderhorn) de Gustav Malher que donnait Gœrne à la Salle Pleyel, avec l’orchestre de Paris sous la baguette de Christoph Eschenbach. Dans l’Abendzeitung München du 8 janvier 2017, Robert Braunmüller saluait : « Le meilleur Wotan depuis Hans Hotter » (The best Wotan since Hans Hotter). La même année, Wilhelm Sinkovicz, dans Die Presse, louait : « L’un des chanteurs les plus exaltants de notre temps » (Einer der aufregendsten singschauspieler unserer zeit), à propos du Wozzeck dont Gœrne tenait le rôle titre à Salzburg avec le Wiener Philharmoniker. « L’incomparable Wozzeck de Matthias Gœrne » (Matthias Gœrne, today's definitive Wozzeck), renchérissait John von Rhein dans le Chicago Tribune du 25 août 2017. Nous nous garderons toutefois de verser dans ces engouements qui, à trop user de l’hyperbole, finissent par étouffer tout discernement. Matthias Gœrne est un artiste hors du commun, c’est entendu ! Mais en quoi l’est-il ?
Durant l’hiver 2017, les 6, 8 et 10 février, accompagné au piano par Leif Ove Andsnes, Matthias Gœrne donna à Paris, au Théâtre des Champs-Elysées, un mémorable cycle Schubert qui comprenait, outre Le Voyage d’hiver, La Belle Meunière et Le Chant du cygne. L’interprétation du Voyage d’hiver (Winterreise), sur la scène du Théâtre des Champs-Elysées, le 8 février 2017, était tout sauf un coup d’essai. A Brandon Hill en 1996, Gœrne en avait déjà enregistré, pour le label Hypérion, accompagné par Graham Johnson, une version de jeunesse que d’aucuns jugèrent trop austère. À Wigmore Hall (Londres), les 8 et 10 octobre 2003, il enregistra le Winterreise avec Alfred Brendel (Decca). En 2014 il fixe l’œuvre pour Harmonia Mundi, accompagné cette fois-ci par le pianiste Christoph Eschenbach, après un mémorable concert « Schubert 1828 » à la Salle Pleyel (Paris), le 11 mai 2012. La mise en scène et en image, par le scénographe sud-africain William Kentbridge, du Winterreise donné par Gœrne et le pianiste Markus Hinterhaüser, fut l’un des principaux événements du festival d’Aix-en-Provence durant l’été 2017.
Chacune des interprétations des poèmes de Wilhelm Müller mis en musique par Schubert mériterait d’être citée comme exemple de l’art hors du commun de Matthias Gœrne. Mais il nous faut choisir, et nous retiendrons La Corneille (Die Krähe), quinzième poème du cycle D. 911, qui en compte vingt-quatre.
La Corneille.
Une corneille hors de la ville m’avait suivi,
Et depuis, sans cesse, au-dessus de ma tête voletait.
Corneille, étrange animal, ne me veux-tu laisser ?
Espèrerais-tu prendre mon corps comme une proie ?
À présent, nous n’irons plus très loin, avec ce bâton de vagabond.
Corneille, laisse-moi voir enfin ce que c'est,
Qu’être fidèle jusqu'à la tombe !
Die Krähe.
Eine Krähe war mit mir
Aus der Stadt gezogen,
Ist bis heute für und für
Um mein Haupt geflogen.
Krähe, wunderliches Tier,
Willst mich nicht verlassen?
Meinst wohl bald als Beute hier
Meinen Leib zu fassen?
Nun, es wird nicht weit mehr gehn
An dem Wanderstabe.
Krähe, laß mich endlich sehn
Treue bis zum Grabe!
Wilhelm Müller (1794-1827) était originaire de la cité saxonne de Dessau. Comme Schubert, il mourut jeune, à 31 ans. Étudiant à Berlin, il participa contre l’armée de Napoléon 1er à la « guerre de libération », entre 1813-1814. Il appartint également, à l’instar de Lord Byron, au mouvement philhéllène. Partisan de l’indépendance de la Grèce, alors occupée par l’Empire ottoman, il composa, en 1821, un Chant des Grecs (Lieder der Griechen), qui lui valut le surnom de Müller le Grec et une réputation européenne. Érudit –on lui doit notamment la traduction de poèmes élisabéthains et une anthologie des Minnesänger–, ce fils de cordonnier fut nommé bibliothécaire du gymnasium (lycée) de Dessau. Le Winterreise, rédigé à partir de 1815, prit d’abord la forme d’un journal de souvenirs inspiré par une déconvenue amoureuse survenue lors de la guerre contre la France et le voyage qu’ensuite il entreprit, en novembre 1814, pour rentrer à Dessau. Müller n’était pas musicien, mais aurait eu conscience dit-on, du potentiel musical de ses lieder. Jamais il ne rencontra Schubert, ni n’entendit ses propres poèmes mis en musique, contrairement à Heinrich Heine, l’un des auteurs avec Ludwig Rellstab, du Chant du Cygne, cycle posthume (D. 957). Müller publia le Winterreise en trois parties séparées, entre 1822 et 1824. Il écrivit un premier recueil intitulé : Chants d’errance de Wilhem Müller. Le voyage d’hiver en douze poèmes. (Wanderlieder von Wilhelm Müller. Die Winterreise in 12 liedern), publié à Leipzig chez Urania en 1823. Dix nouveaux poèmes parurent, toujours en 1823, dans la « Revue allemande de poésie, et de littérature, art, théâtre » (Deutsche Blätter für Pœsie, Litteratur, Kunst und Theatre), portant le titre : Poèmes retrouvés dans les papiers d’un corniste ambulant. II. Chants de la vie et de l’amour (Gedichte aus den hinterlassenen Papieren eines reisenden Waldhornisten. II. Lieder des Lebens und der liebe). La version finale, augmentée de deux derniers poèmes, parut en 1824. L’année même du décès de Wilhelm Müller, en 1827, Schubert aurait trouvé, dans la bibliothèque de son ami Franz von Schober, les douze poèmes composant le premier recueil intitulé Wanderlieder von Wilhelm Müller. Die Winterreise in 12 liedern. Il en admirait l’auteur, ayant déjà composé sur ses poèmes, en 1823, les vingt lieder de La Belle meunière (Die Schöne müllerin). Enthousiaste, le compositeur se mit au travail, et fit un premier jet sans connaître encore l’existence des douze autres poèmes du cycle, qu’il ne lut que quelques mois plus tard, vers la fin de l’été de 1827. Ainsi, la composition de l’œuvre musicale en deux étapes explique-t-elle les différences de numérotation. La Corneille (Die Krähe), qui porte le n° 11 chez Müller, est le n° 15 du cycle schubertien. Les vingt-quatre lieder intitulés Winterreise, composés pour ténor, parurent entre janvier et décembre 1828, en deux cahiers, chez Tobias Haslinger, éditeur également de Beethoven, sous le n° d’opus 89. Franz Schubert mourut prématurément le 19 novembre 1828, un an après Beethoven dont il avait porté le cercueil et au même âge que Wihlelm Müller, épuisé par la maladie qui le rongeait depuis cinq ans.
Le romantisme le plus ardent traverse tout le cycle, s’y exprimant toutefois avec une retenue qui confine, dans Die Krähe, à l’austérité. Le texte et le chant, se combinant ici parfaitement, font surgir chez l’auditeur de fortes images. Les peintres romantiques allemands –certains, comme Moritz von Schwind, fréquentaient les « schubertiades »–, surent restituer exactement l’ambiance de ces textes et de cette musique où se fait entendre ce que l’on pourrait peut-être qualifier d’âme germanique ; celle du vagabond (wanderer) solitaire au cœur mélancolique, qu’effraie la force de la nature dans les forêts profondes, aux pieds des hautes montagnes, hanté quelque fois par la vision des ruines d’une cathédrale gothique ou celle d’un naufrage dans une banquise. Caspar Friedrich, que Schubert ne rencontra jamais, quoiqu’ils fussent contemporains, peignit en 1822, un an avant la parution du Winterreise, un tableau aujourd’hui au Louvre, intitulé Corbeaux sur un arbre (Krähen auf einem Baum). Au premier plan, un arbre défeuillé sert de perchoir à une nuée de corbeaux, image morbide qu’adoucit cependant, à l’arrière plan, l’aurore teintant de rose un ciel diaphane. Les trois artistes, Friedrich, Müller, Schubert, puisaient leur inspiration à la même source romantique.
L’interprétation de Matthias Gœrne est tout simplement admirable et obsédante : elle nous suit bien longtemps après la fin du concert. Le voir sur scène est déjà en soi une expérience unique. Solidement posé sur le plateau, cet homme d’allure robuste, aux grands yeux d’un bleu translucide, paraît habité. Les bras ouverts, se balançant près du piano, il s’y appuie de temps à autre comme pour prendre un élan. Ses oscillations, jamais ostentatoires, marquent les inflexions du chant, accompagnent les respirations de l’artiste, soulignent subtilement les mots ou bien les scandent. Simultanément, une autre vive émotion est provoquée par la beauté assez indescriptible d’une voix exceptionnelle. Bien sûr, nous avons affaire ici à un grand baryton dans la pleine maîtrise de son art, mais il y a plus : un timbre scintillant et chaud, riche dans les aigus comme dans les graves, souple, délicat, puissant mais jamais âpre, si particulier que l’on peut, sans courir de risque, prétendre le distinguer entre tous. Ajoutons que l’osmose avec l’excellent pianiste Leif Ove Andsnes, (quoique d’aucuns lui préfèrent Markus Hinterhaüser), contribue à l’expressivité de l’interprétation. Le mode mineur domine largement l’ensemble du cycle. Die Krähe figure dans la seconde partie, d’une teneur plus sombre encore que la première, mais dans laquelle, paradoxalement, le mode majeur est plus fréquemment employé. Ce lied est composé en Ut mineur à 2/4 et porte l’indication : « Plutôt lent » (Etwas langsam). La musique de Schubert, par sa simplicité, évoque le dépouillement hivernal. Dans presque tout le recueil, le compositeur fait coïncider notes et syllabes ; mais dans ce lied, la monotonie syllabique est plus marquée encore, pour représenter peut-être l’effarement du voyageur transi. Au piano, la main droite imite les cercles concentriques que décrit l’oiseau de malheur autour du vagabond. La mélodie est d’abord simple, presque pareille à un choral luthérien. Matthias Gœrne donne ici toute la mesure de son talent, passant graduellement du récitatif quasi monocorde du début : « Une Corneille hors de la ville m’avait suivi » (Eine krähe war mit mir, Aus der Stadt gezogen) à une soudaine imploration, flottant comme en suspens dans l’air glacé : « Corneille, étrange animal, ne me veux-tu laisser ? » (Krähe, wunderliches Tier, Willst mich nicht verlassen ?), le piano soulignant à la basse, en un lugubre écho, le mot Krähe. Sa voix étonnamment ductile enfle encore et culmine sur deux mots qui éclatent au moment le plus tragique du texte : fassen et graben (« prendre mon corps » et « jusqu’à la tombe ») puis elle revient, dans un legato parfait, au calme tempo du début.
Le génie particulier de ce grand baryton résiderait-il dans son rapport à la langue : « Matthias Gœrne a, comme nul autre, transcendé et exalté par le chant la prononciation de la langue allemande », m'affirmait récemment une mélomane et galeriste allemande qui eut l'occasion de rencontrer Matthias Goerne lequel, dans la conversation courante, aurait dit-elle, un "accent saxon". » En concert, sa diction est absolument limpide et juste : bien plus que de servir le texte, elle le révèle ! Or, dans une interwiew intitulée : « Le message est transmis par le timbre de la voix » (disponible sur son site internet officiel), Matthias Gœrne, s’indignant qu’un critique lui eût reproché ses intonations trop « tamisées » et ses consonnes insuffisamment prononcées, déclare : « Je dois m’exprimer, je n’ai pas besoin de réciter […] Je le prends plutôt mal lorsqu’un chanteur essaie de m’expliquer ce que le texte signifie. » La diction, le texte même, ne seraient-ils pas essentiels chez ce maître en diction, dont le timbre idéal : « est différent de celui d’un Dietrich Fischer-Dieskau. » Matthias Gœrne livre pudiquement, dans le même entretien, son analyse des deux cycles qu’il a si souvent chantés et enregistrés, La Belle meunière et Le Voyage d’hiver. Le jeune meunier, imputant au monde entier la responsabilité de ses propres maux et campant sur des certitudes sans concessions, ne pouvait échapper à la tentation du suicide. Le Winterreise serait moins désespéré : « Le voyage d’hiver a pour moi une issue où tout est encore possible. » L’on aurait tort, affirme-t-il encore, de confondre le joueur d’orgue de Barbarie du dernier lied et la Faucheuse. Peut-être trouvons-nous ici l’embryon d’une réponse à notre question initiale. Artiste exigeant et accompli, exceptionnellement doté par la nature, Matthias Gœrne serait animé par les convictions d’un généreux humanisme qu’à chaque récital, tacitement, par le truchement du timbre de sa voix, il cherche à communiquer au public: « Quel est finalement l’objectif d’un récital de chant ? On veut atteindre les gens […] ».
https://www.youtube.com/watch?v=Do3_OvxSITo