Giuseppe VERDI : Un Ballo in maschera (Un bal masqué). Mélodrame en trois actes. Livret d'Antonio Somma. Stefano Secco, George Petean, Maria José Siri, Marie-Nicole Lemieux, Kathleen Kim, Roberto Accurso, Tijl Faveyts, Carlo Cigni, Zeno Popescu, Pierre Derbet. Orchestre symphonique et Choeurs de la Monnaie, dir : Carlo Rizzi. Mise en scène : Alex Ollé (La Fura dels Baus). Théâtre de La Monnaie.Au sein de la production verdienne, Un ballo in maschera (1859) marque la fin des « années de galère ». L'opéra de Verdi connut une genèse mouvementée. Le sujet qui se présenta d'abord fut « Gustave III de Suède », opéra de Auber sur un livret de Scribe (1837), que Verdi demanda à son librettiste de réécrire. Tant il était persuadé de l'intérêt du sujet : « Gustave IIII comporte des ressorts dramatiques exceptionnels et le situations y sont remarquablement agencées », dira-t-il. La pièce devint ainsi « La vendetta in domino ».
C'était sans compter sur la censure napolitaine qui grinçait à la pensée de voir traiter sur scène le meurtre d'un souverain, alors en outre, que venait de se produire l'attentat d'Orsini contre Napoléon III. Se tournant alors vers Rome, et pour contrer une censure tout aussi rigoureuse, Verdi et Somma transposent l'action dans le Boston des années 1850. Pour beaucoup Le bal masqué est l'une des meilleures réalisations de son auteur : un livret rapide, contrasté dans ses situations grâce à l'utilisation subtile du mélange des genres ; une musique sensible qui joue plus des situations précisément que de l'étude des caractères, encore que ceux-ci soient bien tracés. Surtout, on trouve ici mise en exergue une valeur essentielle, celle de l'amitié, que Verdi travaillera par la suite avec La forza del destino et Don Carlo. Car au final, le souverain pardonne à Renato, son ami, de l'avoir frappé à mort. Ce dernier étant convaincu que son honneur d'homme avait été trahi par l'infidélité de sa femme avec le roi. Celui-ci meurt non sans avoir disculpé Amelia et exhorté les époux réunis à quitter la Cour pour une ambassade. On donne à La Monnaie l'opéra dans la version originale à la Cour de Suède. La mise en scène d'Alex Ollé flirte du côté du roman de Georges Orwell, 1984, et son sujet de l'arbitraire idéologique de Big Brother. Ollé voit dans le roi un éternel tyran. La décoration en ajoute quant au broiement des êtres par le pouvoir : une architecture gigantesque, univers de béton qui enferme personnages et action dans un carcan froid, heureusement nuancé par un beau travail sur la lumière. Rarement décor aura-t-il autant imprimé son poids sur la régie. Car ces volumes qui se font et défont, utilisent les trois dimensions, la partie supérieure, tel un couvercle de marmite, s'abaissant pour mieux écraser, ou s'élevant dans un mouvement libérateur. La sorcière Ulrica apparaitra descendant des cintres pour entonner son premier air. Tous sont munis de masques dès les premières mesures, car selon Ollé « aucun ne montre vraiment son visage à découvert » dans cette action qui « se déroule dans un futur proche ». La régie d'acteurs est objectivée, tous traités comme des êtres mus par quelque froide mécanique. Mais si intrigue politique il y a, elle cache un drame intime, celui de trois personnages, Gustave III, Amelia. Renato, taraudés par ces affres que sont l'amour, la jalousie, la vengeance. Et ce drame est quelque peu relégué au second plan. On a voulu creuser les contrastes et gommer la fantaisie que Verdi a instillée dans certaines scènes, par exemple à travers le personnage du page Oscar, et noircir le tableau jusqu'à faire de la scène finale une vision de désolation : si le roi meurt, tous sont cloués au sol dans l'horreur d'une sorte d'attaque chimique dont on se demande s'ils peuvent en réchapper malgré leurs masques de science fiction...
Marie-Nicole Lemieux ©Johann Jacobs/De Munt La Monnaie
La Monnaie a assemblé un cast de prestige. Carlo Rizzi, un des spécialistes de l'univers verdien, livre une lecture intense tirant le meilleur de l'Orchestre symphonique de la Monnaie qui brille en particulier dans les solos instrumentaux agrémentant les airs (le violoncelle dans celui d'Amelia, le hautbois pour l'aria de Renato). Sa vision est puissante, accusant tout autant les contrastes. Car ceux-ci diffusent dans la partition, à l'aune de l'ambivalence des traits de caractère des personnages. Chacun a sa personnalité musicale, en termes d'orchestration, de rythme, de sonorité spécifique, produisant l'effet théâtral. On pense au grave profond d'Ulrica, au solide esprit de revanche de Renato dès lors qu'il se sent trompé par sa femme et son ami. Tout ce que Verdi nomme « tinta », c'est à dire la couleur des affects, des confrontations aussi. L'effectivité dramatique du spectacle procède autant de la musique que de sa traduction purement théâtrale. Chaque membre de la distribution en est imprégné. George Petean, Renato, offre le meilleur du baryton Verdi, pour lequel a été écrit l'un de ses plus beaux airs : « Eri tu que macchiavi quell'anima...» (Et c'est toi qui a souillé cette âme), chef d'œuvre de rage non contenue de l'homme bafoué dans ce qu'il a de plus cher, sa femme, son amitié, puis de déploration, nostalgie du bonheur perdu. On pense à Rigoletto et à « Cortigiani, vil razza damnata.. » à cet instant. Le portrait fouillé est totalement convaincant. Stefano Secco campe un roi Gustave III de belle facture vocale, maniant l'ambivalence de l'homme insouciant, du monarque hautain et de la victime expiatoire. L'Amelia de Marie José Siri est une heureuse découverte car voilà un soprano lyrique expressif doté d'un medium large tirant sur le grave, comme le possédait naguère Martina Arroyo, et à la quinte aiguë aisée qui projette naturellement. Le portrait est tout en clair obscur. Marie-Nicole Lemieux ajoute à sa galerie de contraltos verdiens un nouveau gemme : Ulrica est taillée pour sa voix de stentor, sa « tinta » de grave caverneux, son allure farouche. L'Oscar de Kathleen Kim est moins sur le fil du rasoir que souvent et, régie faisant, a de l'épaisseur. Les seconds rôles, dont les conspirateurs, sont de belle tenue. Enfin les Chœurs de la Monnaie font œuvre de présence vocale ainsi que d'impact dramatique.