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Catégorie : Opéras

Jules MASSENET : Manon. Opéra en cinq actes. Livret de Henri Meilhac et Philippe Gille. D'après L'Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut de l'Abbé Prévost. Natalie Dessay, Charles Castronovo, Thomas Oliemans, Robert Bork, Vannina Santoni, Khatouna Gadelia, Hélène Delalande, Luca Lombardo, Marc Canturri, Christian Tréguier. Chœur du Capitole. Orchestre national du Capitole, dir. Jesús López Cobos. Mise en scène : Laurent Pelly.

 

 

 

 


© Patrick Nin

 

 

 

Est-ce pour exorciser le cuisant souvenir de la production calamiteuse de Manon à l'Opéra Bastille, toujours est-il que Natalie Dessay renaît dans celle du Capitole. A l'occasion de cette reprise de la mise en scène conçue à l'origine pour le Royal Opera et le MET, autour d'Anna Netrebko, Laurent Pelly a affiné sa vision et repensé cet étonnant portrait de femme en fonction précisément de la personnalité de la chanteuse française. Il situe l'action à l'époque de la composition de l'opéra, dans ce XIX ème siècle très masculin, qui porte sur la femme un regard peu amène, fasciné par sa glorieuse ascension aussi bien que par son chemin de déchéance, partagé entre adulation d'une beauté conquérante et rejet de celle qui contrevient à la norme morale. Avec une interprète aussi réactive que Natalie Dessay, Pelly trace intensément les diverses facettes d'un portrait complexe : du « petit animal » de la première scène (« Je suis encore toute étourdie »), à l'amante prête à s'éloigner du bonheur simple, attirée par une vie facile (« Adieu notre petite table »), de la femme blasée qui s'exhibe au Cours-la-reine, à l'entreprise de reconquête, lors de la scène de Saint-Sulpice, de l'avidité pour l'argent facile au tripot de l'hôtel de Transylvanie, à la déchéance finale. Une femme qui ne cherche pas à étaler frivolité ou séduction au premier degré. La sensibilité se loge ailleurs, toujours frémissante : dans ce côté discrètement hystérique des réactions épidermiques vis à vis d'un frère bien trop rigide, dans cet appétit, certes confessé comme malgré elle, mais combien affirmé, pour la richesse, dans cette résolution à assumer un destin, fut-il hors norme. L'environnement est sombre, tout juste stylisé. Le noir des fracs et hauts de forme contraste avec la blancheur des robes de ces dames, au Cours-la-reine, simplement évoqué, loin du tableau léché à la Fragonard et du faste de foire à l'épate. Le tableau a grande allure et le ballet, justement conservé dans son  académisme de façade, façon petites danseuses de Degas émoustillant les barbons, a lui aussi de quoi plaire, même s'il n'émeut pas Manon qui n'a pas un regard pour ces cendrillons infortunées. Pelly passe habilement du collectif à l'individuel. Ainsi le tableau de Saint-Sulpice montre-t-il à la fois la nef de l'église où une escouade de bigotes toutes de noir vêtues viennent se pâmer à l'écoute d'un bien bel ecclésiastique, et la chambre exiguë de la cure, où peu à peu Manon, tel un papillon, va exercer sa stratégie de reconquête et gagner de nouveau le cœur de son amant d'hier : « N'est-ce plus ma voix, n'est-ce plus Manon ? ». S'il y a dans cette incarnation quelque aspect diabolique, il n'est en rien monstrueux, et en tout cas bien moins que ne le dépeint le roman. Alors que le passage à l'opéra semble avoir adouci le caractère calculateur de Manon, par l'effet de la musique de Massenet, Pelly et Dessay en accentuent l'ambiguïté.  

 

 

 


© Patrick Nin

 

 

On l'a compris, cette production, bâtie pour Natalie Dessay, est dominée par elle. Comme sa Traviata, hier à Aix-en-Provenc, déjà avec Pelly, l'interprétation ne peut se comparer à d'autres de ses illustres collègues. Elle est en soi son modèle. Et vocalement, le challenge est assumé brillamment d'un rôle hybride, aux confins du soprano léger et d'une voix plus corsée. Une diction extrêmement précise lui permet de surmonter les passages délicats dans le bas medium. Mais, comme elle le professe, mieux vaut être comprise qu'entendue dans le dernier détail. Les séquences de mélodrame sont à cet égard on ne peut plus vraies. Charles Castronovo est un des Grieux jeune et sincère, qui ne devient immoral qu'à son corps défendant, conservant   une noblesse, voire une timidité, qui épousent la vision de Pelly, toute en demi teinte. Le personnage offre cette « humeur naturellement douce et tranquille », comme le décrit l'Abbé Prévost. La voix a pris une belle ampleur. Le reste de la distribution va de l'acceptable (les trois donzelles, Guillot de Morfontaine), à l'insuffisant : le Comte des Grieux, Robert Bork, a certes de l'allure, mais la prestation est gâtée par un léger accent, ôtant au personnage une bonne part de sa crédibilité, et le Lescaut de Thomas Oliemans pêche par sous caractérisation, au point qu'on ne sait plus où est placé le curseur, d'une volonté de protection ou d'aide à la perdition de la petite sœur. De plus, le chant manque d'assurance. Il n'est pas aidé, comme ses collègues d'ailleurs, par la direction bruyante et peu nuancée de Jesús López Cobos, un chef pourtant habituellement en empathie avec le répertoire français, et avec cette pièce qu'il a dirigée à Paris. La légèreté, dont il se réclame, n'est au rendez-vous que de manière fugace, et l'Orchestre du Capitole ne luit pas de ses meilleurs feux en pareille occurrence.