Pierre GERVASONI : Henri Dutilleux.  Actes Sud/Philharmonie de Paris. 1 vol. 2016, 1768 p. 49€.

 Disons-le d'emblée, au delà de toute critique,  il faut d'abord s'incliner devant ce qui constitue une somme impressionnante. Aucun détail relatif à Henri Dutilleux n'a échappé à l'auteur, Pierre Gervasoni, et ce sous le regard bienveillant du compositeur et après sa disparition grâce à l'accès de ses archives autorisé par la famille. Mais à trop détailler, on perd peut-être l'essentiel : avoir des clés pour appréhender la musique du maître dans toutes ses dimensions. Sans doute l'entreprise de Gervasoni permet-elle d'entrer dans l'intimité du compositeur ; parfois on a l'impression de feuilleter l'agenda du maître dans lequel auraient été consignés tous les faits et gestes de la vie quotidienne. Il s'ensuit certains détails n'apportant guère d'éclairage particulier sur sa  personnalité, tel cet exemple loin d'être isolé:

« Le lendemain la Fiat 124 récemment vidangée, graissée et lavée prend la direction de la Suisse ; à 13 heures 30, elle fait une halte à Dole, dans le Jura, pour que son conducteur assoiffé, affamé et fatigué recharge ses batteries » (p.1069). Ce qui alourdit l'ouvrage aussi, c'est l'abondance de citations dans le corps même du texte. Certes, ce sont souvent des extraits importants de courriers ou de critiques des auditions des œuvres de Dutilleux, mais on les aurait plutôt lues en note soit de bas de pages soit de fin de volume. Un autre regret que l'on peut avoir c'est l'absence totale d'iconographie avec à la place - ce qui est frustrant - de longues descriptions de photographies! On aurait par ailleurs apprécié avoir une liste des compositions du maître, non par ordre alphabétique mais par ordre chronologique de présentation au public en première audition. En revanche, au cours des longs développements on a une vision très intéressante de la vie musicale en France, mais aussi dans un certain nombre de pays comme les États-Unis, l'URSS. Bien évidemment de nombreux passages de ce livre aident à mieux cerner la personnalité d'Henri Dutilleux et à corriger quelques appréciations erronées ; il en est ainsi d'une prétendue attitude critiquable de sa part  pendant l'Occupation, ainsi que d'une prétendue grande lenteur dans l'écriture de ses compositions.

 

A propos de l'attitude de Dutilleux pendant la guerre, on se souvient qu'après son décès il a été question de placer une plaque sur la façade de l'immeuble de l'Ile Saint Louis où il vécut avec son épouse Geneviève Joy. Durant des semaines la ville de Paris a reculé l'échéance de la cérémonie sous prétexte d'un supposé « fait de collaboration » pointé par le Comité d'Histoire de la Ville de Paris. Il s'agissait de la composition d'une musique accompagnant un film dit de propagande ; en fait un documentaire à la gloire du sport, « Forces sur le Stade » (p 284). C'était oublier son attitude exemplaire pendant la guerre comme en témoigne le mot « LA HONTE » écrit de sa main sur la déclaration sur l'honneur dont le modèle fourni par la Sacem attestait de son aryanité et qu'il avait été contraint de signer (p.249). Et Gervasoni de rappeler que le jeune compositeur était inscrit au Front National depuis le 1er novembre 1943 (p.349). Front National qui, faut-il le redire, était un mouvement de résistance fondé par le Parti Communiste dans un esprit d'ouverture.

 

Quant à  la « lenteur » d'écriture elle serait illustrée par un catalogue assez mince. En fait il faut en rendre responsable les charges extrêmement nombreuses que le musicien a assumées : depuis le poste très prenant de chef du service des illustrations musicales à la radio nationale en passant par des commissions chargées de redéfinir la politique musicale en France ainsi que de nombreux jurys de concours, preuve de son engagement citoyen, de son ouverture d'esprit exceptionnelle. Gervasoni expose très bien cette caractéristique de la personnalité de Dutilleux. Ainsi souligne-t-il l'extrême curiosité du maître aussi bien en matière littéraire - le choix des poètes mis en musique le prouve -, en peinture et bien sûr en musique ; ainsi est-il de ces compositeurs soucieux d'assister aux concerts de ses confrères même éloignés de son esthétique : ne fait-il pas une incursion d'une journée à Rouen au printemps 1971 pour assister à une représentation du rare Ulysse de Luigi Dallapicolla (p.920)! On le voit aussi au Palais des Congrès de la Porte Maillot assister en 1974 à l'audition de Inori de Karlheinz Stockhausen (p.1004). Ainsi grâce à ce que nous en rapporte Gervasoni, a-t-on une description très complète de la richesse de la vie musicale en France sur plusieurs décennies.

 

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Ce livre est aussi l'occasion de portraits émouvants comme celui du directeur de l'école de musique de Douai, Victor Gallois, de Henri Büsser, des chefs d'orchestre Roger Désormière, Charles Münch..... Sont évoquées les profondes amitiés avec Irène Joachim, André Jolivet, Edison Denisov lequel vouait à Dutilleux une admiration totale. Les relations étroites avec Mtislav Rostropovitch sont aussi longuement décrites. Très étonnante est la description du cheminement sur près de 10 ans des Métaboles, avec l'infinie patience de Georg Szell. Ce livre est aussi l'occasion de s'arrêter sur des noms que l'histoire de la musique ne devrait pas oublier comme celui du chef hongrois Ferencs Fricsay, de la pianiste Monique de la Bruchollerie, des compositeurs - disciples de Dutilleux-  Francis Bayer et Jean Louis Florentz. Bien évidemment Geneviève Joy est omniprésente dans cette biographie : sa carrière est abondamment évoquée, ce qui n'est que justice. Deux découvertes pour le signataire de ces lignes. Tout d'abord le nom et par voie de conséquence l'œuvre puissante d'un compositeur soviétique, Andreï Eshpaï, évoqué par Dutilleux dans une correspondance adressée à Denisov (p.1204). Ensuite la relation avec Pierre Boulez très loin d'être fondée sur l'ignorance réciproque. Voici ce que celui-ci lui écrit en 1999 « Je voulais vous redire ce que nous avons évoqué dans notre conversation : si vous désirez écrire pour l'Ensemble Intercontemporain, vous serez le bienvenu. La formation que vous désirez sera votre décision.... » (p.1475).

 

Malgré ses défauts, cette biographie trop foisonnante permet d'avoir l'image d'une vie culturelle servie par un grand humaniste, compositeur essentiel du siècle passé et du début de l'actuel, admiré par les plus grands interprètes que la disparition du maître a pu profondément bouleverser comme ce fut le cas pour Barbara Hannigan : lisons ce qu'écrit Gervasoni en évoquant - avec grande pudeur - les derniers jours du compositeur : « Barbara Hannigan se rend à l'hopital Broca... Elle est accompagnée d'Anssi Kartunen et de Simon Rattle. Henri Dutilleux n'aura pas entendu la voix de ses Correspondances enflammer le public mais c'est tout comme... Ce que lui dit Barbara suffit à lui réchauffer le cœur. » (p.1590). Voici un ouvrage utile qui mérite d'être consulté tant les informations de première main sont abondantes.