© Isabelle Francaix
Le compositeur Pierre-Adrien Charpy caractérise bien la création d’aujourd’hui : il écrit pour des formations instrumentales traditionnelles, mais sait aussi s’emparer de l’électronique, des instruments anciens, des musiques traditionnelles, et de la voix, comme l’illustre bien son coffret « Sillage » , publié à Bruxelles chez Cypres records. Il nous livre dans cette interview quelques aspects de son parcours, comme sa rencontre avec Jean-Louis Florentz. Sa prochaine création L'île Paradis qu'on ne doit pas dire (https://vimeo.com/273079501), sera donnée samedi 7 juillet, à 15:30 à Grignan (Festival de la Correspondance), et dimanche 29 juillet à 20:30 à Vallouise, salle Bonvoisin (Festival Musiques en Ecrins).

Quelle est votre conception de l’écriture musicale ?




J’ai réalisé mes classes d’écriture au CNSM de Paris. En composition je suis donc autodidacte ; j’ai rencontré des compositeurs, mais je n’ai pas suivi de cursus. Je suis arrivé à m’exprimer dans un langage contemporain par l’exploration des langages du passé. C’est le fait de connaître les pratiques d’autrefois qui a nourri mon ouverture au monde musical d’aujourd’hui. Lorsqu’à

vingt ans, j’étais à Paris, je n'allais pas à tous les concerts de « créations ». Je leur consacrais le même temps qu'aux musiques de concerts du répertoire. Le rapport avec le passé est pour moi une chose importante. Néanmoins, ce n’est pas une relation nostalgique. Mon travail de compositeur est très axé sur un travail de stratification. Ces traces anciennes sont finalement des couches d’histoire, une stratification du temps qui se fait en chacun de nous. Quand on est aujourd’hui dans la création – quel que soit le domaine d’ailleurs –, on a tous avec soi un bagage qui peut remonter très loin. Par exemple, la culture de l’Antiquité qui est encore extrêmement présente, en passant à travers la culture classique de la Renaissance. Le Moyen-Âge est également important, notamment au travers l’héritage religieux qui transparaît au-delà de la stricte religion. Tout cela créé dans l’Histoire des jalons certes officiels, mais aussi des rivières souterraines, transversales, nous reliant à tous les vécus antérieurs. C’est en ce sens-là que les musiques du passé me nourrissent. D’une manière générale, je pense que l’on découvre davantage qu’on ne créé ; je pense que nous découvrons, et mettons en forme ce que l’on découvre.

Quels sont les compositeurs dont vous vous sentez proche ?

Le compositeur m’ayant influencé dans ma démarche – non forcément dans le style, mais plutôt celui qui m’a accouché dans l’art de la composition – est Jean-Louis Florentz, que j’ai rencontré plusieurs fois. Il avait une véritable culture multiple puisqu’il connaissait les mondes orientaux et africains. J’avais un jour écouté avec un ami burkinabé une pièce pour orgue de ce compositeur (L’Enfant noir) ; cet ami avait reconnu dans une œuvre de concert quelque chose qui lui parlait en temps qu’africain. Cette connaissance de l’Afrique n’était donc pas qu’une connaissance d’ethnomusicologue, mais vraiment intimement vécue. Ce n’était pas simplement de l’imitation car je pense qu’il était vraiment au carrefour de deux civilisations, africaine et européenne. Il a par ailleurs écrit et théorisé un système extrêmement complexe, fondé sur les modes africains et orientaux. Il a également beaucoup travaillé sur la notion de compagnonnage (importante en Afrique), où il utilisait deux modes compagnons : l’un heptatonique et l’autre pentatonique, qui ensemble formaient le total chromatique. Mais ce qui m’a vraiment inspiré est davantage sa conception de la musique ayant pour intermédiaire d’autres arts, ou le rêve. Je travaille beaucoup en relation avec la littérature ; j’ai souvent mis en musique des poètes (Andrée Chedid, Emily Dickinson…) dont la musicalité littéraire m’a influencé dans la composition même de mes pièces. 
Si je devais citer un second compositeur participant à mes influences, ce serait Charles Ives, précisément pour cette poétique de la nature, cette composition inspirée du naturel, aboutissant longtemps avant tout le monde au quart de ton et à l’atonalité. Mais pas du tout dans une vision de destruction comme cela a pu être le cas en Europe, plutôt comme une contemplation mystique de la nature, dans la lignée d’Henry David Thoreau et toute cette philosophie.

Et les compositeurs de l’école répétitive ?

Je suis davantage proche du courant minimaliste. Il y a certes une dimension de répétition dans ma musique, mais ce n’est pas une approche du rythme comparable à la manière dont il est traité par les américains. Je suis en revanche très proche des musiques africaines et caribéennes. Je travaille beaucoup avec Moussa Hema, un balafoniste du Burkina-Faso. Le second disque de mon coffret Sillages est un projet réunissant ce musicien et un ensemble de musique baroque. Il s’y produit une confrontation entre des musiques italiennes du xviie siècle, des musiques africaines et mes propres créations. C’est une plateforme de dialogue entre ces trois univers. Pour une autre composition, j’ai conçu toute mon écriture à partir de cycles rythmiques donnés par Moussa, ce qui a donné une grande passacaille intégrant ces cycles. Il peut donc intervenir à la fois en tant qu’accompagnateur et en tant que soliste. À chaque nouvelle exécution de l’œuvre, et bien qu’elle reste reconnaissable, c’est toujours une œuvre différente. J’ai donc intégré un musicien de tradition orale dans un projet très écrit, sans qu’il ne perde ses repères.

Entretien de Pierre-Adrien Charpy, réalisé à Marseille le 22/04/2018
Réalisé pour l’Éducation musicale par Jonathan BELL, retranscrit par Tom MÉBARKI