Il est des interprètes que leur art et leur personnalité placent dans la légende. Toscanini, Furtwängler et Karajan incarnent à tout jamais la personnalité du chef d’orchestre, Menuhin, celle du violoniste, Caruso ou Callas, l’art lyrique. Au côté d’Horowitz, virtuose issu du 19e siècle, il se pourrait bien que Philippe Entremont soit le pianiste de notre temps. À quatre-vingt-six ans, alors que Thierry Vagne lui consacre un livre retraçant ses soixante-dix ans de carrière (éditions Musicae), toujours partant pour de nouvelles aventures liées aux progrès technologiques, Philippe Entremont est le premier artiste de musique classique à réaliser un Icologram.
Entendez par Icologram une technique qui combine subtilement art et technologie, un protocole olographique en 2 D qui permet d’avoir chez soi, en très haute définition, un concert de l’artiste de son choix. Pour ce faire, deux éléments sont nécessaires : une caméra de très haute résolution dite de 6 K (pour information, les studios Walt Disney ne sont équipés qu'en 4 K) et une prise de son volumétrique qui permet une restitution sonore dans toutes ses dimensions grâce à un micro tridimensionnel. Pour assister à ce concert « privé », il vous suffit d’avoir l’écran ad hoc et une paire de lunettes à réalité augmentée qui vous permet de rester chez vous tandis que les casques vous plongent dans un monde virtuel.
Cet Icologram se complète d’une discographie de plus de 265 enregistrements réalisés avec les différentes techniques du 20e siècle, du 33 tours monophonique au compact disc, et qui, aujourd’hui, en ce début du nouveau millénaire, s’enrichit d’un enregistrement « virtuel ». Un saut dans le passé.


L’aventure de cet artiste débute il y a plus de soixante-dix ans. « J’ai passé la Seconde Guerre mondiale à Reims, ma terre natale. Vers la fin, les bombardements étaient incessants, car les V1 et V2 étaient cachés dans un tunnel non loin de notre maison. Cela ne nous empêchait pas d’écouter de la musique. J’aimais particulièrement les Variations symphoniques de Franck par Alfred Cortot, dirigées par Landon Ronald.
« En cette période de guerre, il était impossible de se procurer des aiguilles, pour écouter les 78 tours, mon grand-père taillait un morceau de bois, on devait les changer toutes les deux faces. « Le soir, des gradés de la Luftwaffe basés près de chez nous venaient écouter Radio Londres. On sortait de dessous un lit une carte où figurait l’avance des troupes alliées. De quoi nous faire tous fusiller. Un jour ils ne sont plus revenus », raconte Philippe Entremont. Il a dix ans quand la guerre touche à sa fin et donne son premier concert en interprétant le Quatuor pour piano et cordes en sol mineur K. 478 de Mozart avec son père au violon, des amis tenant les deux autres pupitres. Reims était le quartier général des forces armées. « Si je me souviens bien, le général Eisenhower était présent. L’armistice a été signée sur le bureau de papa. » Un concert historique, prélude à une carrière d’exception.
Mais la route est encore longue et ardue.

Une enfance volée par la musique ?
Ses parents musiciens, père chef d’orchestre, mère pianiste, décident que leur fils, avec ses capacités, embrassera cette carrière. Après deux ans de solfège, à huit ans débutent les cours de piano avec Rose Aye pour professeur. La guerre terminée, les enfants de son âge retrouvent le chemin de l’école, les joies de la cour de récréation, certains cherchent l’évasion dans les livres d’aventure. Rien de tel pour le pianiste en herbe. Ses parents l’expédient en pension à Paris pour suivre les cours du Conservatoire national supérieur de musique, rue de Madrid, où il demeure de douze à seize ans. Il en sort avec un premier prix de solfège, de musique de chambre et de piano. Le bac musique n’existait pas à l’époque. « Je devais me débrouiller tout seul. Je ne suis quasiment pas allé à l’école. Je suis une sorte d’autodidacte. Je lisais beaucoup de musique, pas beaucoup de littérature. Peut-être à tort. Mais, à onze ans, j’écrivais Vieuxtemps en un mot, pas en deux, comme je l’ai vu récemment », dit-il avec le sourire.
Au CNSM, Philippe Entremont de s’épanouit pas vraiment. Il garde cependant un souvenir extraordinaire de son directeur, Claude Delvincourt : « Sous l’occupation, il avait refusé d’appliquer les lois raciales et, pour éviter le STO [Service du travail obligatoire, en Allemagne] à ses élèves, il fonda l’Orchestre des Cadets. » Si, avec Jean Doyen, responsable de la classe de piano, le courant ne passe pas, il trouvera un accueil favorable auprès de Marguerite Long qui aura une grande influence sur le jeune pianiste, particulièrement dans la musique de Debussy, Fauré et Ravel. De ce dernier, elle refusa de lui faire travailler le Concerto en sol dont elle assura la création. Une relation amicale qui traversera les ans.

Un début de carrière fulgurant
Avec le parcours obligatoire des concours internationaux, le jeune interprète peut se faire remarquer dans l’univers clos de la musique. Philippe Entremont n’attend pas les lauriers pour donner un concert dès 1951 à Barcelone, il a seize ans. L’année suivante, il est finaliste au concours Reine Élisabeth, en Belgique, le lauréat étant Leon Fleisher. 1953 est une année charnière : il remporte le concours Marguerite Long, puis fait des débuts fracassants à New York, où il est le soliste du National Orchestral Association sous la direction de Leon Barzin, ancien alto solo de l’Orchestre de la NBC de Toscanini. Il assure la création américaine du Concerto pour piano de Jolivet. Le chroniqueur du New York Times, Olin Downes, écrit alors : « Le clou du concert hier soir fut l’interprétation ébouriffante par le jeune Philippe Entremont du Concerto pour piano extrêmement moderne et stimulant d’André Jolivet. »
Les tournées s’enchaînent, surtout en Amérique. « Au cours de ma deuxième ou troisième tournée, j’ai joué à OakRidge, le centre de recherche nucléaire qui avait abrité le Projet Manhattan [conduisant à la création de la première bombe atomique, dirigé par Frank Oppenheimer] pendant la Seconde Guerre mondiale. Werhner von Braun était dans la salle. C’est un souvenir marquant. » D’autres voyages sont plus problématiques. « Lors de ma première tournée en URSS, l’avion qui assurait les liaisons intérieures devait voler à basse altitude, car un hublot était cassé. Le repas était préparé dans la cabine sur un réchaud à gaz. J’ai même eu des ennuis avec la sécurité quand je voulais prendre des photos », se souvient-il.
En 1966, à l’occasion de l’enregistrement des concertos pour piano de Mozart avec le Collegium Musicum de Paris, Philippe Entremont s’essaie comme chef d’orchestre pour la toute première fois. Il se laisse porter par cette activité. On le retrouve à la tête des orchestres de La Nouvelle-Orléans, de Denver, du Münchner Symphoniker ou encore de l’Orchestre de chambre de Vienne, ce dernier pendant plus de vingt ans comme chef honoraire, et l’Orchestre de chambre d’Israël dont il garde un souvenir marquant : « dans les années 80, nous avons participé à la levée de l’interdiction dont Richard Strauss était injustement l’objet dans ce pays en interprétant ses Métamorphoses. Ce fut un énorme succès. »
Une carrière aux quatre coins du monde, avec une exception, la France. « Je suis l’un de ses produits d’exportation », dit-il avec humour.

Au disque
Vers le milieu des années 50, Philippe Entremont débute sa carrière discographique. Ses premiers sillons sont pour Concert Hall, un label anglais créé par les frères Josefowitz dont les ventes se faisaient surtout par correspondance. Parmi ces premiers disques figurent les concertos numéros 20 et 23 de Mozart, sous la direction de son père, Jean Entremont. Réédité en 2011, plus de soixante-quinze ans après la première parution de ce disque, Philippe Entremont dit avec émotion : « C’est mon disque avec papa. »
Dans les années 50, bénéficiant de l’afflux de grands interprètes ayant fui l’Europe raciste et en guerre, les États-Unis régnaient en maîtres absolus sur le marché du disque, les société européennes, EMIen tête, ne s’étant pas encore relevées de leur ruine. Deux éditeurs se partagent le marché, CBS et RCA Victor, toutes deux filiales de radios, ce qui leur assure une grande puissance.
En 1956 Philippe Entremont se voit offrir un contrat par RCA et enregistre en une matinée le Premier concerto pour piano de Tchaïkovski avec le London Symphony Orchestra, dirigé par Pierre Monteux, alors âgé de quatre-vingt-trois ans. Le cadet des pianistes sous la baguette du doyen des chefs d’orchestre. Dans la foulée, le maestro grave, l’après-midi, Shéhérazade de Rimsky-Korsakov. Deux enregistrements d’œuvres importantes en une journée.
Mais le concurrent ne l’entend pas de cette oreille. « Alors, se souvient Philippe Entremont, CBS racheta mon contrat, un transfert comme dans les clubs de football. J’étais un précurseur ! » Un premier disque d’œuvres de Chopin est réalisé la même année. Après l’avoir auditionné, Eugene Ormandy l’engage pour se produire avec son Orchestre de Philadelphie et, en 1958, suit l’enregistrement du Concerto de Grieg et la Rhapsodie sur un thème de Paganini de Rachmaninov. C’est le début d’une profonde amitié. Ensemble, ils donneront plus de cent concerts et réaliseront près d’une dizaine de disques. Débutant une carrière de chef d’orchestre à la fin des années soixante, Philippe Entremont avoue devoir beaucoup à Eugene Ormandy, qu’il considère comme son maître dans ce domaine.
Les événements se succèdent. En 1964, Philippe Entremont est dans le studio de la Columbia pour enregistrer le concerto de Stravinsky sous la direction du compositeur. Un souvenir décevant. « Stravinsky était déjà très âgé. On ne comprenait plus vraiment sa battue. La séance d’enregistrement a été largement sauvée grâce au professionnalisme des musiciens. Connus pour leur adresse, on les surnommait affectueusement les gangsters de New York, car on les retrouvait à chaque occasion. L’année suivante, Leonard Bernstein fait appel à lui pour créer et enregistrer sa seconde et définitive version de sa symphonie Age of Anxiety, où la partie de piano est largement développée par rapport à la version originale de 1949. Il retrouvera également Jolivet puis Milhaud pour graver leurs concertos sous leur direction.
En 2014, à l’occasion de ses quatre-vingt-cinq ans, Philippe Entremont publie les Sonates nos14 « Clair de lune », 20, 23 « Appassionata », et 30 de Beethoven. C’est son 265e disque. Une des plus grandes discographies mondiales où figurent les 53 CDs équivalents chez Sony (ex-CBS). Certains artistes, tels Yo Yo Ma ou Michel Plasson, lui doivent leurs premiers disques.

Enseignement
En plus de sa carrière mondiale, Philippe Entremont se consacre à l’enseignement. Il préside l’Académie Maurice Ravel à partir de 1973, prend la direction du Conservatoire américain de Fontainebleau de 1994 à 2013. Pour l’anniversaire des 250 ans de la naissance de Mozart (2006) la NHK, première chaîne de télévision nipponne, lui demande une série de master classes dédiées au maître de Salzbourg et sont captées à Vienne, et ailleurs. Depuis deux ans il assume la classe de piano à la Schola Cantorum. « Il est très difficile d'être un bon professeur. Un grand pianiste ne fait pas nécessairement un grand enseignant. Pour l’élève, il est essentiel de bien débuter. » « J’ai eu la chance que ma mère me confie pour mes premières années d’études à Rose Aye Lejour. Une femme et un professeur extraordinaire. Je lui dois énormément, entre autres ma technique. » « Pour devenir pianiste, il faut avant tout posséder le talent. Le don ne s’apprend pas. Ensuite, il faut travailler la technique et trouver le bon équilibre avec la musique. »
Soucieux de transmettre la musique dans tous les domaines, Philippe Entremont aime le contact avec les orchestres de jeunes, comme ceux de l’Académie d’été de Musique de Nice fondée par Jacques Taddei ou de la Manhattan School of Music. « Si ces jeunes ont déjà le niveau pour intégrer une grande formation, ils n’ont pas l’expérience de leurs aînés. Le plus souvent, ils découvrent les œuvres inscrites au programme pour la première fois. Avant toute chose, il faut modeler le son, là, le choix des bons tempi est fondamental. On doit également leur apprendre à jouer ensemble. Faire travailler les jeunes est une grande joie. »
Regardant sa longue carrière, Philippe Entremont conclut : « Je me demande comment j’ai fait tout cela. »

Laurent WORMS

 

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