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Catégorie : Articles

Victimae paschali laudes
par Bernard PATARY

Le 21 avril dernier, jour de Pâques, retentissait, sous les hautes voûtes de l’église Saint-Eustache, la séquence grégorienne Victimae paschali laudes. Thomas Ospital, le jeune organiste de cette vaste église d’un gothique tardif, accompagnait au grand orgue la maîtrise et les chœurs de Notre-Dame, exilés sur la rive droite pour les affligeantes raisons que l’on sait, et que dirigeait Henri Chalet. Les habitués des liturgies de Notre-Dame eurent assurément un pincement au cœur, tant ce chant est lié à l’histoire récente de la cathédrale parisienne. Récente, puisqu’elle concerne seulement les dernières décennies d’un édifice qui avait, jusqu’à maintenant, traversé presque sans encombre huit cent cinquante années. L’un des prédécesseurs de M. Henri Chalet se nommait Jehan Revert. Né en 1920, décédé en 2015, Jehan Revert, ordonné prêtre en 1944, succéda trois ans plus tard à Jacques Delarue (le futur premier évêque de Nanterre) au poste de maître de chapelle de la cathédrale et fut bientôt nommé directeur de l’École de la maîtrise où lui-même avait étudié pendant l’enfance. Il ne quitta cette fonction que trente ans plus tard. Or, l’on doit au chanoine Revert une version harmonisée du Victimae paschali laudes pour grand orgue et chœur, créée par Pierre Cochereau et chantée depuis lors chaque année à Notre-Dame, le jour de Pâques. La vénérable monodie grégorienne cède ici la place à une œuvre conçue pour emplir une vaste nef ; le rythme ternaire est plein d’entrain, les orgues et les chœurs dialoguent avec vivacité. C’est cette version moderne que la maîtrise et les chœurs de Notre-Dame interprétèrent en ce dimanche si particulier, seuls : car les chanteurs de Saint-Eustache eurent l’élégance de s’effacer, reconnaissant ainsi à leurs camarades comme une préséance, rendant hommage aussi à cette maîtrise plusieurs fois centenaire et désormais sans toit.


D’autres compositeurs, avant Jehan Revert, pressentirent la fécondité mélodique et le pouvoir évocateur des paroles de cette séquence que la liturgie latine, depuis des siècles, réserve à la messe du jour de Pâques, que l’on n’entend donc qu’une seule fois dans l’année, juste avant l’Alléluia, rareté qui augmente son prestige. Il semblerait toutefois, selon certains spécialistes de la liturgie romaine, que le Victimae pût être chanté également durant tout l’octave de Pâques et jusqu’au deuxième dimanche après Pâques, mieux connu sous la dénomination de Dimanche de Quasimodo, en raison des premiers mots prononcés par le célébrant : «  quasi modo geniti infantes  » (comme des enfants nouveaux nés) : ceci ne nous ramène-t-il pas à Notre-Dame de Paris… 
Voici la notation neumatique du chant et la traduction du texte latin : les neumes, rappelons-le, sont les signes servant à noter le chant sacré a cappella (sans accompagnement), monodique et modal que l’on appelle Cantus planus, plain-chant ou  chant grégorien, depuis qu’une légende en a attribué l’invention au pape Grégoire le Grand (VIe siècle) :


«  1 À la victime pascale, chrétiens, offrez le sacrifice de louange.

2a L'agneau a racheté les brebis : le Christ innocent a réconcilié les pécheurs avec le Père.

2b La mort et la vie s'affrontèrent en un duel prodigieux. Le Maître de la vie mourut : vivant, il règne.

3a Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu en chemin ?
3b J'ai vu le sépulcre du Christ vivant, j'ai vu la gloire du Ressuscité.

4a J'ai vu les anges ses témoins, le suaire et les vêtements.

4b Le Christ, mon espérance, est ressuscité, il vous précédera en Galilée.

5b* Nous le savons, le Christ est vraiment ressuscité des morts. Roi victorieux, prends-nous tous en pitié ! Amen. Alléluia.  »
(* La strophe 5a fut supprimée au XVIe siècle, pour des raisons que nous expliquons plus loin)
Quelques mots tout d’abord sur ce texte : la première strophe (1-2b) est une introduction théologique, un abrégé de la foi chrétienne, dont le caractère dualiste a été quelquefois souligné par des commentateurs qui y verraient une trace du manichéisme apparu en Perse au IIIe siècle, gnose opposant les deux principes du bien et du mal en un duel d’où la vie sort victorieuse. La strophe suivante (3a à 4b) consiste en un dialogue entre Marie-Madeleine et les disciples, après qu’elle a trouvé le tombeau vide. Seuls Matthieu (28, 1-8) et Jean (20, 11-18) mentionnent les anges; mais comme Jean n’évoque pas le départ en Galilée, c’est bien le texte de Matthieu qui est utilisé. En voici la traduction française, tirée de la Bible de Louis Segond :
«  28. 1 Après le sabbat, à l'aube du premier jour de la semaine, Marie de Magdala et l'autre Marie allèrent voir le sépulcre. 2 Et voici, il y eut un grand tremblement de terre; car un ange du Seigneur descendit du ciel, vint rouler la pierre, et s'assit dessus. 3 Son aspect était comme l'éclair, et son vêtement blanc comme la neige. 4 Les gardes tremblèrent de peur, et devinrent comme morts. 5 Mais l'ange prit la parole, et dit aux femmes : Pour vous, ne craignez pas; car je sais que vous cherchez Jésus qui a été crucifié. 6 Il n'est point ici; il est ressuscité, comme il l'avait dit. Venez, voyez le lieu où il était couché, 7 et allez promptement dire à ses disciples qu'il est ressuscité des morts. Et voici, il vous précède en Galilée: c'est là que vous le verrez. Voici, je vous l'ai dit. 8 Elles s'éloignèrent promptement du sépulcre, avec crainte et avec une grande joie, et elles coururent porter la nouvelle aux disciples.  »
La dernière phrase du Victimae est la profession de foi du jour de Pâques, conservée dans la tradition orthodoxe sous la forme de la salutation pascale. Pendant la période allant de Pâques à l’Ascension, au lieu de se dire bonjour, l’on dit : «  Le Christ est ressuscité ! », à quoi la coutume veut que l’on réponde : «  Il est vraiment ressuscité !  »
Le caractère théâtral de ce chant liturgique est frappant. Yvonne Cazal, dans Les voix du peuple, Verbum Dei ; le bilinguisme latin-langue vulgaire, Droz, 1998, nous éclaire à ce propos. Citant un autre texte médiéval, la séquence de sainte Eulalie (880), qui raconte le martyre d’une jeune chrétienne espagnole, Eulalie de Merida, elle parle de «  drame chrétien  ». La séquence de sainte Eulalie, écrite non plus en latin mais en langue romane d’oïl, témoigne d’une rupture linguistique voulue par l’Église : pour christianiser les peuples barbares, il fallait un langage plus simple que ne l’était le latin classique, une métrique plus facile à mémoriser. De même, la séquence Victimae paschali laudes, mise en scène dialoguée du récit de la résurrection, par sa métrique latine simplifiée participe de cette évolution linguistique générale.
La mélodie traduit, elle aussi, une évolution vers la modernité. On lira avec profit, à ce sujet, le grand livre d’Eugène Cardine, Vue d’ensemble sur le chant grégorien, Études grégoriennes, tome XVI, abbaye Saint-Pierre de Solesmes, 1977 ainsi que Liturgie latine, mélodies grégoriennes, latin, français, Solesmes, 1995. Dans le chant grégorien ancien, la mélodie s’adapte au rythme de la parole (rythme verbal), et les accentuations, la diction du texte, déterminent le chant. Ce n’est plus le cas dans le Victimae. La mélodie est indépendante, le rythme syllabique (il y a une note par syllabe) et la symétrie recherchée partout. Surtout, la mélodie est plusieurs fois répétée, à partir d’«  Agnus redemit oves  », ce qui n’arrive jamais dans le chant grégorien ancien, où le changement de texte entraîne nécessairement un changement de mélodie. Les séquences étaient des poèmes liturgiques, chantés après l’Alléluia. À partir de la Renaissance carolingienne, au IXe siècle, et tout au long du Moyen-âge, des milliers de séquences furent composées. La majorité des auteurs en est inconnue, à l’exception toutefois d’un moine de la prestigieuse abbaye de Saint-Gall (Suisse alémanique), Notker le Bègue, mort en 912. Ce moine est surtout connu pour son Liber hymnorum, recueil d’hymnes, publié vers 884. On lui attribue, peut-être pour cette raison, l’invention de la séquence, forme musicale qui visait à simplifier la tâche des chantres. En effet, dans les monastères comme celui où vécut Notker, les chantres devaient exécuter d’interminables et périlleux mélismes (vocalises) appelés melodiae longissimae (mélodies très longues) sans support de texte, comme sur le «  a  » final du mot «  alléluia  », par exemple. Notker eut l’idée de mettre des mots sous les vocalises, créant ainsi un chant syllabique plus facile à mémoriser ! Par la suite, ces chants s’autonomisèrent et devinrent une forme à part entière, la séquence, toujours liée au chant de l’Alléluia. Le terme séquence signifiant «  suite  », en toute rigueur l’on devrait parler de «  prose  » lorsque ce chant précède l’Alléluia et de «  séquence  » lorsqu’il le suit. Pourtant, dans la liturgie actuelle, le Victimae, quoiqu’appelé séquence, précède l’Alléluia.
Qui donc est l’auteur de cette admirable séquence ? Serait-ce Notker lui-même ? Dans le tome premier de son Histoire du vers français, publiée aux Presses Universitaires de Provence en 1991, George Lote écrit : «  La Prose du type notkérien est en effet une œuvre semi-poétique ; elle répartit son texte en membres ou clausules qui se répètent deux à deux, d’un pareil nombre de syllabes et de même mélodie. Toutes les deux clausules (cl. a et cl. b), le nombre de syllabes change, ainsi que la mélodie, avec nouveau parallélisme.  » N’est-ce pas exactement la structure du Victimae ? Pourtant, l’on considère aujourd’hui que Notker n’en est pas l’auteur.
Deux manuscrits contiennent une copie de notre séquence, attestant l’ancienneté de son utilisation dans la liturgie. L’un datant du XIe siècle, provient de l’abbaye bénédictine de Saint-Vaast (près d’Arras); l’autre, du XIe ou du XIIe siècle, de celle d’Einsiedeln (monastère bénédictin du canton de Schwytz, en Suisse). Ajoutons que le Victimae figure (au n° 63) dans le Codex Las Huelgas, principale source historique pour la connaissance de la musique médiévale, appelée Ars antiqua. Ce recueil manuscrit de chants fut copié au XIVe siècle pour les religieuses cisterciennes d’un monastère situé non loin de Burgos : des œuvres remontant au XIIe siècle y figurent, celles provenant notamment de l’École de Notre-Dame de Paris. Un moine bénédictin d’Einsiedeln, Dom Anselm Schubiger (historien et compositeur), est l’auteur d’une hypothèse plus ou moins admise, quant à l’auteur du Victimae, dont il découvrit le nom, en 1858, dans un manuscrit ancien : il s’agirait de Wipo (ou Wipo de Bourgogne), un «  abbé laïc  », qualité qui, à l’époque carolingienne, désignait un seigneur fondateur d’un monastère ou d’une paroisse, dont il détenait les titres et percevait les revenus. Le Dictionnaire d'archéologie chrétienne et liturgie (T.15, art. "Séquence") quant à lui, attribue la séquence Victimae paschali laudes à Wipon (+ 1050), chapelain de l'empereur Conrad II et de son fils Henri III. Mais ce dictionnaire signale également la suppression par l’Église, lors du Concile de Trente (1545) en pleine Contre-réforme, (l’Église catholique était alors en butte aux critiques des réformateurs protestants), d’une strophe (5a), intercalée entre Galilaeam et Scimus Christum (5b) et que voici : «  Credendum est magis soli, Mariæ veraci, quam Judæorum Turbae fallaci  » (Mieux vaut croire les vérités de Marie seule que les mensonges d’une foule de juifs). Dans la tradition judaïque, le témoignage de deux hommes suffisait pour qu’une affirmation fût jugée digne de foi, tandis que les témoignages féminins ne valaient rien, aussi nombreux fussent-ils. Or, le principal témoin de la résurrection est une femme seule et, qui plus est, une ancienne prostituée ! Pourquoi l’avoir supprimée ? En 1570, Pie V ordonna la publication du Missale romanum, le Missel romain unifiant la liturgie catholique. Ce Missel limitait à quatre les séquences admises, afin de mettre de l’ordre dans la prolifération de textes dont la validité doctrinale n’était pas toujours assurée. Le Victimae paschali laudes fut conservé mais amendé, la strophe sur le mensonge des juifs ayant été définitivement supprimée, sans doute pour ne pas choquer. Olivier Cullin et Luca Ricossa, dans l’article qu’ils consacrent au Victimae paschali laudes dans le Guide de la musique du Moyen âge, (page 254), Fayard 1999, apportent une précision à ce propos : «   Depuis 1630, sous Urbain VIII, on ne chante plus le vers 5a à cause des sentiments exprimés contre les juifs.  » De fait, il y eut une nouvelle réforme sous ce pontificat (réforme du bréviaire) qui confirma probablement la décision prise antérieurement au sujet du vers 5a en la justifiant ouvertement. Le concile de Vatican II (1962), pourtant grand modernisateur de la liturgie, n’y changea rien et le Victimae figure aujourd’hui dans les principaux graduels (recueil des pièces grégoriennes de la messe) de référence que sont le Graduale romanum (1974) et le Graduale triplex de l’abbaye de Solesmes (1979), à côté des autres séquences admises : Veni Sancte Spiritus, Lauda Sion et Dies Irae. Le Stabat Mater, fut ajouté au XVIIIe siècle, portant le nombre des séquences officielles à cinq.
Nous l’avons dit, nombreux sont, au fil des siècles, les compositeurs auxquels cette fascinante séquence inspira une œuvre. En dresser le catalogue exhaustif serait un exercice des plus fastidieux. Bornons-nous à évoquer quelques œuvres, choisies arbitrairement par l’auteur de ces lignes, au motif, sans nul doute outrecuidant, qu’il les aime !
Josquin des Prés a composé un merveilleux Motet Victimae paschali laudes (1502), contrepoint mystique, proche de la mélodie initiale, extrait de la Missa Malheur me bat. On en peut entendre une belle version par le Clerks’ Group que dirige Edward Wickham. Le Helten Brass Ensemble propose une belle adaptation pour cuivres du Victimae paschali laudes de Michael Praetorius, sous la conduite de József Hárs. Il est impossible de ne pas citer l’admirable Cantate BWV n° 4, de Bach, Christ lag in todesbanden, et le Prélude pour orgue BWV 625 (Orgelbüchlein), entièrement bâtis sur la citation ostinato de la première phrase du Victimae, à peine modifiée. S’il est plus difficile de la reconnaître à la pédale du Prélude pour orgue, elle apparaît avec éclat dans la Sinfonia introductive de la Cantate. Marc-Antoine Charpentier a composé, pour sa protectrice Marie de Lorraine, une Prose pour le jour de Pâques (H. 13) en 1671. L’ensemble Pierre Robert, dirigé par Frédéric Desenclos, en offre un excellent enregistrement, dans un album intitulé Charpentier, Méditations pour le Carême (2006). L’œuvre, pleinement représentative du style français du «  Siècle de Louis XIV  », sobre, fidèle au texte latin, fait bien ressortir le dialogue de Marie et des disciples. Il en existe aussi une version par les Arts florissants, sous la direction de Paul Agnew.
Si les improvisations virtuoses et tonitruantes sur le Victimae écrites pour l’orgue par Charles Tournemire ou Maurice Duruflé ne parviennent pas à emporter l’enthousiasme de l’auteur de ces lignes, Prélude et Toccata sur Victimae Paschali Laudes pour orgue, de Denis Bedard (2009) et davantage encore Petit livre pour Mesnil-Saint-Loup, 12 courts préludes sur des mélodies grégoriennes, 8. Victimae Paschali pour orgue, d’Eric Lebrun (né en 1967), alliant force et sérénité, lui semblent plus proches de l’esprit du texte initial. Mais peut-être, parmi les œuvres contemporaines, sa préférence irait-elle au Victimae Paschali Laudes de Raphaël Passaquet (1925-2011), œuvre polyphonique a cappella, cristalline, nourrie des anciennes polyphonies sacrées, riche des libertés harmoniques de la modernité, simple et lisible, inspirée. On en peut trouver un enregistrement réalisé dans la cathédrale en 1993, par les chœurs et la maîtrise de Notre-Dame de Paris, lors des concerts de musique sacrée, l’ensemble étant placé sous la direction de Michel-Marc Gervais.
Voilà qui nous ramène à Notre-Dame, à son toit crevé, à sa «  forêt  » disparue, à ce trou dans le paysage de Paris auquel il faudra s’habituer. Au silence aussi, celui du carillon qui venait d’être restauré, des grandes orgues, de l’orgue de chœur, des chœurs et de la maîtrise. On devine quels vœux forme l’auteur de ces lignes ! Le texte du Victimae, dans ces tristes circonstances, ne nous apporterait-il pas une joyeuse bouffée d’espérance !