Pour mesurer l’influence d’Olivier Messiaen (1908-1992) pour toute une génération, il suffit d’énumérer la liste de ses élèves au Conservatoire de Paris : Pierre Boulez, Pierre Henry, Maurice Le Roux, Gilbert Amy, Yannis Xenakis, Paul Mefano, Karlheinz Stockhausen… Sa modernité le place dans une trajectoire prise dans l’immobilité de l’Histoire. Ses références sont nombreuses et il a évoqué dans ses nombreux entretiens, les grands compositeurs qui l’ont précédé, en montrant les filiations entre eux et lui, les influences, les admirations. Il était heureux dans l’environnement de Bach et de Mozart (il a laissé un très beau petit livre de présentation des concertos pour piano en 1964, il faisait office de programme lorsque son épouse Yvonne Loriod en donna l’intégrale). Dans Un sourire (pour orchestre), il évoqua explicitement Mozart. Il rendit aussi hommage aux innovations de ses prédécesseurs, pour le piano notamment.
« J’aime beaucoup Rameau et ses pièces pour clavecin, car le clavecin est l’ancêtre du piano. J’aime également Domenico Scarlatti pour la même raison. Ensuite, j’adore Chopin, aussi bien les Ballades que les Préludes et les Études, les Scherzos que la Barcarolle, la Berceuse et la Sonate funèbre : j’aime tout Chopin, qui est le plus grand musicien du piano. Il a découvert les traits, les doigtés, les combinaisons les plus extraordinaires. J’aime Chopin en tant que compositeur-pianiste et aussi en tant que coloriste, car, pour moi, c’est un très grand coloriste. Parce qu’il a seulement écrit pour le piano, faut-il le mettre dans une petite boîte ? ».
Olivier Messiaen / DR Les autres noms sont plus rarement cités : Schubert, Liszt, Brahms ; et si Beethoven le passionne, c’est davantage pour son génie de construction que pour son approche pianistique. Au XXème siècle, les références sont Debussy et Ravel, à travers « certaines pages », dont Gaspard de la nuit, « certainement un chef-d’œuvre ». Plus insolite : « Un ouvrage qui a joué un grand rôle dans ma connaissance du piano, que j’admire intensément et qui pour moi représente peut-être le chef-d’œuvre de l’écriture pour piano ; Iberia d’Albeniz, que j’ai découvert vers l’âge de dix-neuf ans ! J’ai souvent joué et rejoué les douze pièces contenues dans ses quatre livres (surtout Almeria, El Polo et Lavapies)… sans atteindre la perfection car elles sont d’une effroyable difficulté : je n’arriverai jamais à les jouer comme Yvonne Loriod ». C’est justement avec Yvonne Loriod, son élève dans la classe d’harmonie au Conservatoire de Paris, en 1942 (elle deviendra son épouse en 1960) qu’Olivier Messiaen a créé les Visions de l’Amen pour deux pianos le 10 mai 1943. C’est Yvonne Loriod qui a joué en création les Vingt Regards sur l’Enfant Jésus, le Catalogue d’Oiseaux et plus tard La Fauvette des Jardins et les Petites Esquisses d’Oiseaux. C’est pour Yvonne Loriod que Messiaen a placé, dans la plupart de ses œuvres, le piano au centre de son dispositif instrumental, sans jamais utiliser le terme spécifique de concerto (il considérait que l’histoire du concerto était achevée…).
Rameau, Chopin, Debussy, Ravel, Albenitz, on notera que ces noms recoupent les choix qu’Olivier Messiaen proposera plus tard à ses élèves de la classe d’analyse ; il y ajoutera Schumann (8ème Novelette), Webern (Variation op .27), Bartok (Suite « En plein air »), Jolivet (Mana) sans oublier Beethoven (dont il dit avoir analysé à sa classe les 32 sonates) et surtout la longue série des concertos pour piano de Mozart, qu’il a toujours considéré comme des sommets de l’histoire de la musique. Au chapitre des œuvres pour piano, il expliqua aussi à ses élèves certaines de ses propres compositions et n’hésita pas non plus à commenter, dès la saison 1950-1951, la 2ème sonate de Pierre Boulez, à l’encre encore fraîche. Mieux encore, à deux reprises (1956-1957 et 1964-1965), l’analyse des œuvres pour le piano fut le seul sujet de l’année.
Rameau, Chopin, Debussy, ce sont pour Messiaen compositeur, des repères pour une filiation plus que des influences clairement perceptibles, et même les Préludes de 1928 dont les titres sont tellement « debussystes » (Les sons impalpables du rêve, Un reflet dans le vent… ), ces préludes au climat apparemment « impressionniste », annoncent déjà nettement l’une des caractéristiques du langage de Messiaen : le son-couleur.
Ainsi dès sa vingtième année, Messiaen, qui a toujours expliqué d’abondance qu’il voit des couleurs, et même des accords de couleurs, en écoutant ou en lisant des partitions, compose une « musique colorée ». Ces couleurs auxquelles il sait, même s’il le déplore, que l’auditeur peut être étranger, Messiaen les décrit avec une extrême précision. Pour La Colombe, premier des huit Préludes, c’est « l’orangé, veiné de violet » ; quant au Chant d’extase dans un paysage triste, il est « gris, mauve, bleu de Prusse, pour le début et la fin ; le milieu est diamanté, argenté ». Dans ces mêmes Préludes, Messiaen met en œuvre ses premières conquêtes rythmiques et comme le note justement Michèle Reverdy dans L’œuvre pour piano d’Olivier Messiaen : « Ces huit pièces prouvent aussi qu’avec une maturité surprenante, Olivier Messiaen remettait en question le langage traditionnel – qui lui était encore enseigné au Conservatoire ! – et qu’il s’était déjà intéressé aux rythmes hindous – rythmes non rétrogradables d’Instants défunts, diminutions ou augmentations dans La Colombe, valeurs ajoutées (Instants défunts), et mesures irrationnelles (Cloches d’angoisse). » Déjà, dans les huit Préludes, on note l’exploration des registres extrêmes du piano, les mouvements contraires avec croisement des deux mains, des effets de percussion.
Avec Yvonne Loriod / DR Quinze ans séparent les Préludes des Vingt regards sur l’Enfant Jésus, une longue période d’intense activité au cours de laquelle Messiaen compose deux cycles chantés (les Poèmes pour Mi et les Chants de la Terre et du Ciel), la Nativité du Seigneur et les Corps glorieux pour orgue, le célèbre Quatuor pour la fin du Temps, dont la composition et la création (avec Olivier Messiaen jouant sur un piano de fortune) dans un camp de prisonniers furent si souvent relatées ainsi que les Trois petites liturgies de la Présence Divine, dont on imagine mal aujourd’hui le climat d’incompréhension et les insultes qui accompagnèrent la création. Pour deux pianos, les Visions de l’Amen de 1943, déjà citées ; pour piano seul, seulement quelques minutes de musique : la Fantaisie burlesque en 1932, la Pièce pour le Tombeau de Paul Dukas et le petit Rondeau de trois minutes, écrit pour un concours de piano au Conservatoire. Mais Messiaen allait se rattraper avec les Vingt Regards, qui durent plus de deux heures et couvrent soixante-dix-sept pages de partition.
Les Vingt Regards, la quintessence de la pensée et du langage de Messiaen. Lui-même a longuement analysé la symbolique de chaque pièce, l’ensemble comportant quatre thèmes cycliques qui circulent à travers toute l’œuvre : le thème de Dieu, le thème de l’amour mystique, le thème de l'Étoile et de la Croix, le thème d’accords. Et toujours les couleurs : pour le thème d’accords, Messiaen, parle d’un « gris-bleu d’acier traversé de rouge et d’orangé vif, un violet mauve tâché de brun cuir et cerclé de pourpre violacé »… Et tous les raffinements rythmiques qu’autorise l’étude, entre autres éléments, de la métrique grecque et des déci-tâlas de l’Inde. Et, bien sûr, les chants d’oiseaux (le merle noir et la fauvette des jardins dans le Regard du Fils sur le Fils, la grive musicienne, le rossignol, le merle noir, la fauvette des jardins, l’alouette des champs et, précise Messiaen, « un chœur de toutes sortes d’oiseaux ensemble » dans le Regard des hauteurs, etc.).
Olivier Messiaen n’a jamais été un « miniaturiste », il le prouve ici, et le confirmera avec l’imposant monument qu’est la Turangalila-Symphonie, créée aux États-Unis sous la direction de Leonard Bernstein, avec Yvonne Loriod pour la grande partie de piano-solo, quatre ans après les Vingt Regards. Le thème central en est l’amour. Les références à l’Inde et à l’Indonésie sont nombreuses, avec par exemple des effets de gamelan géant (grâce au piano, aux percussions et aux Ondes Martenot). C’est l’une des grandes œuvres de Messiaen, l’équivalent de sa « Neuvième Symphonie », une sorte d’ « Hymne à la Joie », divine, celle-là… Dans le domaine des vastes cycles pianistiques, Messiaen n’avait pas fini de surprendre, sinon d’effrayer le monde musical.
Quatorze ans plus tard, les treize pièces du Catalogue d’oiseaux (deux heures quarante-cinq minutes de musique). Entre temps, une étrange parenthèse révèle qu’au tournant des années cinquante, Messiaen n’était pas insensible aux recherches très sophistiquées de ses disciples qui, en héritiers prospectifs de l'École de Vienne, s’attachaient à étendre les principes du dodécaphonisme schoenbergien à l’ensemble des paramètres (hauteurs, durées, nuances, attaques, etc.) de la composition musicale.
C’est dans cette perspective qu’ont été analysés deux nouveaux travaux pianistiques, le bref Cantéyodjayà de 1949, et plus encore les Quatre Études de rythme de 1950, et plus spécialement la deuxième des Quatre pièces, ce Mode de valeurs et d’intensités qui fit couler tellement d’encre à l’époque, que l’avant-garde rassemblée aux cours d’été de Darmstadt se mit à disséquer, et dont Messiaen tint ensuite à minimiser le rôle : « J’ai été très contrarié de l’importance démesurée que l’on a accordée à une petite œuvre, qui n’a que trois pages et qui s’appelle Mode de valeurs et d’intensités, sous le prétexte qu’elle aurait été à l’origine de l’éclatement sériel dans le domaine des attaques, des durées, des intensités, des timbres, bref, de tous les paramètres musicaux. Cette musique a peut-être été prophétique, historiquement importante, mais, musicalement, c’est trois fois rien… ».
Le Merle noir pour flûte et piano, le Réveil des oiseaux pour piano et orchestre et les Oiseaux exotiques pour piano et ensemble instrumental, suivent, de 1951 à 1956, hommages à ces chants d’oiseau de l’Inde, de la Chine, de la Malaisie et des deux Amériques, qu’il avait étudiés. Puis Messiaen décide de rassembler les chants d’oiseaux des provinces de France, œuvre bien connue en France comme à l’étranger.
Extrait du Catalogue d'oiseaux / DR En 1959, Pierre Boulez présente dans sa saison du « Domaine Musical » le Catalogue d’oiseaux, en création. Messiaen continua par la suite de rassembler des chants d’oiseaux, pour le piano ou pour d’autres instruments, et ce jusqu'à 1985 (Petites esquisses d’oiseaux), deux ans après la création du monumental Saint-François d’Assise à l’Opéra de Paris (1983).
Entre temps, il aura écrit Des canyons aux étoiles (1971-1974), gigantesque fresque tellurique en douze tableaux inspirée par un voyage dans l’Utah, aux États-Unis, « De la Terre des hommes, une élévation vers le ciel mystique, colorée de toutes les nuances de l’arc-en-ciel et traversée de chants d’oiseaux bariolés ». Le piano solo est encore présent, mais accompagné par treize cordes seulement, couvertes par un amoncellement de percussions évoquant la matière minérale, balayée par le souffle de l’éoliphone et du géophone à sable.
Comment Messiaen jugeait-il lui-même sa musique ? Un petit texte d’Olivier Messiaen permet de l’appréhender :
« Vous connaissez le conte d’Hoffmann où Hoffmann, installé devant son clavecin, reçoit la visite d’un vieux monsieur à perruque, tout poudré. Ce monsieur se met au clavecin et improvise du Gluck, du super-Gluck, du Gluck beaucoup plus génial que tout ce que Gluck a jamais écrit. Alors, Hoffmann se jette à ses pieds et lui dit : « Vous êtes le plus grand génie de la musique. Qui êtes-vous ? » et le monsieur lui répond : « Je suis le fantôme du chevalier Gluck ! » C’est à peu près mon histoire. J’aurais voulu écrire des choses merveilleuses ; je n’ai pas pu arriver à les écrire. Je les écrirai après ma mort. ».