La programmation 2011-12 de Radio France, à travers ses divers cycles, rend hommage à la période américaine de Stravinsky : on ne peut que s’en féliciter tant cela nous permet de réentendre maints chefs-d’œuvre parfois sous-estimés, répartis entre les saisons des deux orchestres et un week-end, au 104. De surcroît, l’intelligence de cette programmation rejaillit sur la musique des États-Unis qui s’y trouve associée en un panorama objectif traversant tout les courants esthétiques. Ainsi le pianiste Jay Gottlieb, infatigable explorateur et merveilleux ciseleur de répertoires originaux, s’associait-il récemment à Wilhem Latchoumia pour proposer, au 104, de délectables pièces pour 2 pianos de George Antheil et Aaron Copland aux côtés de pages de Stravinsky (inspirateur de tant d’Américains). Ainsi l’Orchestre national de France vient-il de nous offrir deux jeudis de suite (13 et 20 octobre 2011) des programmes enthousiasmants dont on se désole qu’ils n’aient attiré qu’un public clairsemé ! Le manque de curiosité des mélomanes parisiens demeure un motif de perplexité, de déception, pour ne pas dire de colère. Dans le même temps, on constate que Lyon, avec la riche saison très « XXe siècle » concoctée à l’Opéra par Serge Dorny et Kazushi Ono, et la première saison « américaine » du nouveau chef de son Orchestre national, Leonard Slatkin, draine l’adhésion d’un public autrement plus éveillé ! On rentra il y a peu d’un instructif week-end Chostakovitch-Szymanowski (autour de l’imaginative production du Nez) dans la capitale des Gaules en ayant honte d’être parisienne...
Mais revenons à ces jeudis de l’Orchestre national de France où les absents eurent bien tort : le 13, le chef néerlandais Jaap van Zweden, baguette précise et sens aigu du travail orchestral, offrait pourtant comme su-sucre au grand public une 4e Symphonie de Tchaïkovski enflammée et dessinée dans ses moindres détails (ah, les accents subits et les inflexions dynamiques du Scherzo, pizzicato ostinato !). Mais le versant moderne occupait la première partie : l’effectif réduit du Concerto « Dumbarton Oaks » de Stravinsky fit malheureusement ressortir combien manque actuellement un travail au quotidien sur la matière sonore des cordes, et aussi groupe par groupe (ce qui accuse cruellement la différence avec la splendeur des timbres cultivée par Myung-Whun Chung au Philharmonique). Puis la Sérénade (d’après Le Banquet de Platon), grand « classique » du catalogue de Leonard Bernstein, nous révélait une talentueuse violoniste néerlandaise, Simone Lamsma, encore inconnue sous nos cieux, laquelle déploya une sonorité pure et des enlacements affettuosi dans cette partition optimiste.
Jaap van Zweden ©Bert Hulselmans
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On gravissait un palier supplémentaire avec le concert du 20 octobre où l’expérience communicative de David Zinman empoignait les musiciens du National et les entraînait à se dépasser. Le chef new-yorkais est de ces meneurs d’hommes qui impriment instantanément leur « patte » sur le son d’un orchestre (ses cycles du répertoire allemand – Beethoven, Schumann, Richard Strauss – à la Tonhalle de Zürich restent dans nos mémoires). Que nos autorités ne savent-elles attacher au National les baguettes capables de le magnifier : Marc Albrecht la saison passée, David Zinman cet automne ! Ainsi dirigé, son potentiel éclate quand d’autres occurrences ne font ressortir qu’irrégularités et négligences. La Symphonie en trois mouvements de Stravinsky atteignait des couleurs de bronze autant que des luminosités tranchantes. La copieuse partie américaine du programme balayait des tendances antagonistes à travers trois œuvres que l’on peut retrouver au sein de la discographie du Maestro avec le Baltimore Symphony Orchestra (Argo et Decca) : dans les volets extrêmes de Three Places in New England de Charles Ives, David Zinman traitait les cordes avec des atmosphères soyeuses dignes des pages les plus chatoyantes du répertoire symphonique. Le Purple (« Pourpre ») de Michael Torke, pièce répétitive heureusement brève, virait au vermillon le plus éclatant. Entre le joyeux anarchisme de Ives et le minimalisme coloré de Torke s’insérait le visage néo-romantique de Samuel Barber. Radio France semble être saisie de frénésie barberienne envers le Concerto pour violon op. 14 : probablement fut-il négligé pendant des années puis soudain, on l’entendit le 1er avril dernier par Nemanja Radulovic (né en 1985) avec l’Orchestre philharmonique sous la direction de Steuart Bedford et ce 20 octobre par Lisa Batiashvili (née en 1979) avec le National et David Zinman (la concertation d’un bureau à l’autre du 6e étage existe-t-elle dans le Palais Gruyère ?). Les uns préféreront le côté rhapsode improvisateur du Serbe, les autres la plénitude et la pensée construite de la Géorgienne, toujours est-il que ce conjoint intérêt des jeunes virtuoses venus de l’est apparaît porteur d’espérance quant à l’abolition des frontières. Ne boudons pas le plaisir d’avoir entendu deux radieuses interprétations de ce Concerto en sept mois, au cas où une nouvelle traversée du désert adviendrait !
David Zinman ©DR
...et vent de sable argentin
Mais n’oublions pas l’Amérique du Sud : le Festival d’Île-de-France nous conviait, le 6 octobre, à une création mondiale, La Rosa... de Martin Matalon qui marque le retour du compositeur argentin à son poète de prédilection, Jorge Luis Borges. Œuvre merveilleusement indéfinissable, associant tous les vecteurs pour convoyer l’émotion poétique : déclamation parlée, avec le comédien Rodolfo De Souza, chant avec la mezzo-soprano Isabel Soccoja – partenaires attachants évoluant dans la mise en scène discrète de Diana Teocharidis –, sons réels d’un effectif original d’une dizaine d’instrumentistes (l’excellent Ensemble Ars Nova de Philippe Nahon), traitement électronique (réalisé grâce à La Muse en circuit) au raffinement humain tel que Martin Matalon sait si bien le concevoir. On se laissait ensorceler par des fragments littéraires (malheureusement traduits avec décalage par le surtitrage) dont la résonance intime nous atteignait grâce au prolongement imaginatif et spontané qu’en délivrait une musique toujours impalpablement allusive, jamais envahissante. L’arrière-plan philosophique des réflexions ainsi serties nous renvoyait finalement à des thématiques antérieures de l’œuvre de Matalon, car il s’agit bien, dans les bribes poétiques comme dans la transformation en temps réel du son, de Dos formas del tiempo (titre d’une pièce pour piano de Matalon écrite en 2000), et de Formas de arena (une pièce pour flûte, harpe & alto de 2001), ce que le clin d’œil d’une cascade de sable depuis les cintres venait confirmer à la fin du présent spectacle. Un onirisme par fines touches au fil d’une œuvre longue occupant d’un seul tenant toute la soirée, le sentiment d’un voyage intérieur jamais résolu, un kaléidoscope de couleurs subtiles en constantes mutations : l’enchantement naît de l’adhésion profonde du compositeur à des valeurs sensibles que sa musique intègre avec un bonheur sans cesse renouvelé.
Martin Matalon ©Patricia Dietzi