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Catégorie : Articles

« Le succès de Mârouf sera durable. Il le sera grâce à sa qualité essentielle musicale, à l'abondance, à la variété, à la solidité du style, aux charmes de la couleur » (Gabriel Fauré )  

  Au début du XXe siècle, les empires coloniaux atteignent leur expansion maximale et sont célébrés dans les expositions universelles et coloniales. Au cours du siècle écoulé, la vogue orientaliste n’a cessé de se propager pour gagner tous les arts. C’est alors que paraît, entre 1899 et 1904, une nouvelle version des Mille et Une Nuits, dans La Revue blanche puis chez Fasquelle. La traduction de l’arabe par Joseph-Charles Mardrus (1868-1949) enthousiasme le public lettré. Poétique, drôle, coloré, le récit, présenté comme enfin intégral, est aussi plus érotique que l’ancienne version d’Antoine Galland, qui remontait au début du Siècle des Lumières. Marcel Proust, André Gide et bien d’autres vont louer cette traduction que Mardrus a dédiée à Stéphane Mallarmé, tout récemment disparu.

 

Medium populaire d’une image de l’Orient, les Mille et Une Nuits ont inspiré la peinture, l’édition illustrée et le théâtre. Celui-ci est féerique ou lyrique, depuis les spectacles forains qui constituent le premier répertoire de l’Opéra Comique jusqu’aux opérettes de la Belle Époque,  Ali-Baba de Charles Lecocq en tête, en passant par des ouvrages signés Grétry, Cherubini ou Boieldieu. Si le visuel a longtemps primé, le musical a trouvé une première stimulation dans les musiques turques puis une féconde source d’inspiration dans la découverte des musiques du vaste Orient par les voyageurs romantiques.

 

En 1910, Paris découvre Shéhérazade : la symphonie-ballet de Rimski-Korsakov, produite par les Ballets Russes, est dansée par Vaslav Nijinski dans des décors et des costumes de Léon Bakst : les Mille et Une Nuits sont désormais apparentées à l’art moderne.

 


© DR

 

Un an plus tôt, Henri Rabaud (1873-1949), qui a donné en 1904 une tragédie à l’Opéra Comique, songe à aborder le registre comique. Son ami Lucien Népoty (1878-1945) lui propose les Mille et Une Nuits et lui fait lire L’Histoire du Gâteau échevelé au miel d’abeilles, absente de la version Galand et qui constitue l’une des découvertes de la version Mardrus. Auteur dramatique expérimenté, complice de Firmin Gémier au Théâtre-Antoine, Lucien Népoty a créé son drame Le Premier Glaive aux Arènes de Béziers avec une musique de scène de Rabaud. Depuis, ils écrivent en étroite collaboration, livret et partition prenant forme en parallèle : « Vous êtes, lui écrit Rabaud, plus musicien que tous les compositeurs que je connais car tout ce que vous m'écrivez, c'est de la musique ». À Mârouf succèderont après-guerre un nouvel opéra et trois autres musiques de scène.

 

Après une décennie d’œuvres plutôt graves et dramatiques, alors que la menace d’un conflit avec l’Allemagne se précise, la gaîté apparaît plus que jamais nécessaire à Albert Carré, qui va bientôt laisser la direction de l’Opéra Comique à Pierre-Barthélémy Gheusi et aux frères Isola. Ces personnalités au goût sûr souhaitent favoriser les succès publics en allouant des moyens suffisants à la scène : Népoty évoquera « ce palais de féerie qu’est l’Opéra-Comique… ». Le néo-classicisme de Rabaud, chef d’orchestre à l’Opéra et disciple de Saint-Saëns, tempère les audaces de son contemporain Maurice Ravel, dont L’Heure espagnole vient d’être donnée à la Salle Favart. Et puis, admirant à la fois la Louise vériste de Charpentier et le Pelléas et Mélisande symboliste de Debussy, Henri Rabaud est un homme de synthèse providentiel.

 

Mârouf, Savetier du Caire est une comédie d’une certaine modernité puisqu’elle est chantée tout du long, au lieu de présenter l’alternance parlé-chanté typique de l’opéra-comique du XIXe siècle. Mais cette modernité est tempérée par sa référence constante à la tradition nationale de la turquerie. Quant à son orientalisme, il est de bon goût et offre une réponse française au choc produit par l’Orient des Russes, barbare et sensuel. L’intrigue originale est simplifiée : le livret omet l’anneau magique du conte – qui aurait été perçu comme un clin d’œil à Wagner – mais aussi les félonies du Vizir et le retour fracassant de la première épouse de Mârouf. Il procède à la synthèse intéressante du pauvre fellah avec le génie Père au Bonheur et conclut plus tôt les aventures du savetier devenu riche. Il souligne ainsi le ressort principal du conte : le « bluff » monté par Mârouf et son ami Ali. Le terme anglo-saxon désignait une tactique au jeu de poker et commençait à entrer dans le vocabulaire militaire. Le succès de Mârouf en répand l’usage courant.

 

 

La musique reprend plus d'un procédé introduit par Félicien David, au XIX ème siècle, pour évoquer l'Orient : ostinatos, modes orientaux (gamme pentatonique), mélismes divers, rythmes très contrastés, recours à une instrumentation évocatrice de l'Orient dans l'imaginaire européen, flûte, harpe, et surtout percussions, comme tambour de basque ou xylophone. Texte et musique sont dans un rapport étroit, car l'orientalisme se trouve aussi bien dans l'un que dans l'autre : le livret contient de nombreux mots arabes, et plus d'un passage musical met en image le texte. Ainsi de la tempête, contée par Mârouf à Ali, évoquée par les vents et les percussions, procédé rappelant le figuralisme typique de l'opéra baroque. Le descriptif y est ainsi en bonne place. Le merveilleux aussi, qui s'y fraie un chemin choisi à travers des accents bariolés et un climat onirique.

 

La création a lieu le 15 mai 1914 sous la baguette de François Ruhlmann. À 45 ans, le créateur du rôle de Pelléas, le baryton Jean Périer, interprète le rôle-titre. Il chante aux côtés de la pétillante Marthe Davelli en Saamcheddine, et de Félix Vieuille – créateur d’Arkel et « voué aux longues barbes » – en Sultan. Les cinq tableaux sont mis en scène par Pierre Chéreau et Gheusi dans des décors de Jusseaume et des costumes de Multzer, avec des ballets réglés par Mariquita. La critique, qui rassemble certains des meilleurs compositeurs de l’époque, salut la beauté du spectacle, la « philosophie souriante » du livret et le caractère bien français – c’est-à-dire ni vériste, ni wagnérien, ni russe – de la partition.

 

Gabriel Fauré écrit ainsi dans Le Figaro : « Le musicien qui a su faire écouter cinq actes non seulement avec plaisir mais avec joie me semble avoir accompli un brillant tour de force. C’est le cas de M. Henri Rabaud. La partition de Mârouf mérite absolument le très grand succès qu’elle a obtenu hier, succès que je crois durable et qu’elle doit à ses qualités essentiellement musicales, à l’abondance, à la variété, à l’agrément des idées, à la solidité du style, au charme de la couleur, au tour très spirituel de certaines périodes, enfin  la saine bonne humeur que d’un bout à l’autre elle dégage. Que ne doit-on pas louer dans un ouvrage à ce point remarquable et qui fait un si réel honneur à la musique française. »

 

 

 

Reynaldo Hahn loue la partition de Mârouf dans La Musique : « On n’avait pas éprouvé depuis longtemps un plaisir musical semblable à celui que nous a donné la partition de M. Rabaud, un plaisir de qualité aussi fine, aussi saine, aussi française. Dans cette musique, dont la hardiesse n’altère jamais la pureté, dont la fantaisie n’offense jamais la logique, on devine sans cesse, derrière le rêveur et le poète, un homme d’esprit et de goût qui veille. En effet, l’intelligence est l’un des traits les plus frappants de l’ouvrage de M. Rabaud, une intelligence assouplie, éclairée par la plus sérieuse culture, affinée et rompue à la sagacité par l’habitude de l’observation. Un autre mérite remarquable est ici la justesse du sens oriental. Pas une fois, au cours de ces cinq tableaux, la musique, constamment évocatrice et descriptive, ne devint « rue du Caire » ; les visions qu’elle suggère, toujours vraies et comme prises sur le vif, sont infailliblement exemptes de vulgarité et contemplées sous un angle et dans une lumière de choix. […] Mais n’allez pas croire que la musique de M. Rabaud soit uniquement littéraire et picturale ; jamais musique ne fut plus musicale que celle-là et ne dissimula plus de science et d’ingéniosité sous un plus aimable laisser-aller ; il suffit d’écouter pendant une minute ou deux l’orchestration de M. Rabaud pour en être persuadé. » La célèbre exposition  universelle de 1889  présentait l’Orient arabe dans la fameuse « rue du Caire », reconstituée avec des figurants de Ménilmontant mais qui permettait de fréquenter des cafés orientaux, d’y écouter des musiciens venus d’Égypte et du Maghreb avec leurs instruments.

 

 

 

Florent Schmitt caractérise l'orientalisme de la pièce, dans La France : « Ne boudons point devant les sensations de beauté éclatante et nouvelle que nous apporte à point – en un temps d’ennui, – l’orient révélé par les Russes. M. Henri Rabaud en a, peut-être malgré lui, subit le prestige plus ou moins direct. Sa musique n’en fut pas mal inspirée. Elle est saine et d’humeur joyeuse et pure. Comme l’amour qui, d’un bout à l’autre, illumine le vivre des Mille et une nuits, elle a une bonne saveur de fraîcheur et de simplicité. Ce n’est pas l’Orient inquiet, passionné et un peu cruel de Balakirev et de Rimsky ; c’est bien l’Orient parfumé de jasmin et plein de joies des Orientaux sans histoire. »

 

 

 

Enfin, Xavier Leroux témoigne dans Musica : « Au milieu de la vie musicale, si déconcertante parfois, mais si bizarre et si tourmentée de Paris, il vient de se produire un événement heureux : l’apparition de Mârouf sur la scène de l’Opéra-Comique. Evénement heureux pour les amateurs de la pièce tout d’abord, et pour la musique aussi. Car à la faveur de cette œuvre aimable et jolie, le public paraît se ressaisir un instant. Tandis que ceux-ci cherchaient à le persuader que la musique n’est et ne peut-être qu’étrange ; que d’autres ne la lui déclaraient admissible que cocasse,- entendez par là biscornue et grimaçante –, que d’autres, enfin, la lui présentaient discordante et incohérente jusqu'à l’aberration, M. Henri Rabaud lui a offert une partition écrite selon les plus purs et les plus sûrs principes de l’art classique. […] Mârouf est l’œuvre d’un poète musicien français, qui s’en est allé vers l’Orient sans passer ni par l’Allemagne, ni par la Russie. Il y a été tout droit et nous transmet dans une langue ensoleillée comme les jours, ou doucement lumineuse comme les nuits de ce pays de rêve, ses impressions qui nous enchantent. »

 

 

 

L’œuvre est reprise chaque année jusqu’en 1917 avec Périer, puis en 1918 avec un premier ténor, Thomas Salignac, qui part ensuite créer l’œuvre à la Monnaie de Bruxelles pour une série triomphale de 84 soirées en 1919 – la 100e sera atteinte en 1932. Tandis qu’un autre ténor, Fernand Francell, reprend le rôle à la Salle Favart, les reprises s’espacent jusqu’à la 100e, le 2 juin 1923 avec à nouveau un baryton, André-Gaston Baugé. La production s’est entre temps lentement détériorée car l’Opéra Comique, dirigé par Masson et Ricou, a investi tous ses moyens dans la création du Hulla, un conte lyrique oriental de Marcel Samuel-Rousseau qui est créé le 9 mars 1923.

 


Caricature de Rabaud, chef d'orchestre/DR

 

 

 

Henri Rabaud connaît bien Jacques Rouché, le directeur de l’Opéra dont il a dirigé l’orchestre pendant une dizaine de saisons. Il engage une négociation pour faire passer l’œuvre d’un répertoire à l’autre, avec l’accord de Mardrus, de Népoty et de son éditeur Choudens. Le conflit s’envenime entre le compositeur et le théâtre mais la Société des Auteurs  prend la protection de Rabaud et fait interdire l’œuvre à la Salle Favart en 1927, après 129 levers de rideau.

 

La « seconde première » parisienne de Mârouf a lieu le 21 juin 1928 au Palais Garnier, sous la baguette du compositeur. Le ténor Georges Thill reprend brillamment le rôle-titre au côté de Fanny Heldy en Saamchéddine. La production est spectaculaire mais les ballets sont unanimement décriés dans la presse. Bien que le texte passe au second plan et que les effets musicaux semblent forcés, l’entrée de Mârouf à Garnier apparaît comme une consécration même si, dès juillet, le Faust de Gounod donné en alternance présente des recettes doubles. Rabaud dirige la 50e en 1932 et la 100e le 4 avril 1943, avec Roger Bourdin et Renée Doria – une représentation interrompue par une alerte anti-aérienne qui oblige spectateurs et artistes à rejoindre les sous-sols de l’Opéra. L’œuvre est jouée quasiment chaque année jusqu’en 1950 où elle quitte sa deuxième scène parisienne après 116 représentations – un peu moins qu’à l’Opéra Comique.

 

Mârouf est donné dans de nombreuses villes de province, parfois sous la direction du compositeur, avec des productions spectaculaires qui défraient les chroniques locales. L’œuvre bénéficie aussi d’une importante diffusion à l’étranger : citons le Metropolitan Opera de New York en 1917 sous la baguette de Pierre Monteux, la création de l’œuvre dans une version allemande à Zurich en 1924 et les représentations du Caire en 1926. Le succès est tel que Rabaud se voit proposer en 1929 la réalisation de son adaptation cinématographique dans un film « muet et sonore » : sans paroles et accompagné d’un arrangement  musical pour orchestre de cinéma. Il refusera catégoriquement.

 

Entre temps, fort de cet extraordinaire succès, Henri Rabaud est invité à diriger l’Orchestre Symphonique de Boston dans le répertoire français pendant toute une saison. Au sortir de la guerre, il est devenu si incontournable sur la scène musicale française qu’il est élu membre de l’Académie des beaux-arts en 1918, à 45 ans. En 1920, il prend la relève de Gabriel Fauré à la tête du Conservatoire national de musique et d’art dramatique. Désormais, il dirigera l’institution tout en continuant à voyager pour tenir la baguette lors de représentations exceptionnelles de Mârouf.

 

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, Mârouf, Savetier du Caire apparaîtra toujours comme l’une des plus belles réussites du théâtre lyrique français et déclenchera des manifestations francophiles dans les grands théâtres étrangers. Et Max d'Ollone, compositeur et ami de Rabaud, de conclure : « hors de nos frontières, le succès de Mârouf fut une victoire de l'art français ».

 

Agnès Terrier.°

 

 

 

° Agnès Terrier est Dramaturge de l'Opéra Comique.