Pour le compositeur lyrique Alvaro Legido (né en 1952), l’épisode dit de L’enchantement du Vendredi Saint(Karfreitagszauber en allemand), au cœur du troisième acte de Parsifal, ne constitue rien de moins que « l’absolu musical ». Et il reste vrai que même les détracteurs de Richard Wagner ne contestent pas la nature envoûtante de cette page étrange, dont l’analyse scrupuleuse ne fait pourtant surgir aucun effet qui la situerait en marge du grand œuvre wagnérien. Pour tenter de saisir (à défaut de le comprendre) ce qui fait de l’Enchantement une réussite si singulière, tout à la fois unique et exemplaire, démonstrative et inimitable, le plus efficient est peut-être d’en revenir aux conditions particulières d’écriture de l’ultime chef-d’œuvre du maître de Bayreuth (précision incidente, le Porazzi-Thema de 1882, présenté dans certains catalogues comme la toute dernière page du compositeur, n’est jamais que la reprise d’un thème écrit en 1858 pour Tristan et finalement non utilisé).
Au temps donc de la composition de Parsifal, Wagner mène une existence véritablement royale, au sein de sa villa Wahnfried, palais où, maître absolu des lieux, il reçoit fastueusement des admirateurs venus du monde entier, de préférence dans le salon de la musique et dans la bibliothèque, deux espaces rehaussés de grands portraits peints et d’ornements héraldiques. Pourtant, en dépit de la somptuosité du cadre et de la vénération dont jouit son propriétaire, l’atmosphère est désormais plus à la mélancolie qu’à l’euphorie ; le compositeur n’a-t-il pas fait construire au fond du jardin le tombeau qui doit abriter son dernier sommeil et celui de Cosima ? Par ailleurs, les écrits produits au crépuscule ne sont-ils pas tous placés sous le signe de l’interrogation anxieuse, directe pour Was ist deutsch ? (Qu’est-ce qui est allemand ? 1878), Wollen wir hoffen ? (Voulons-nous espérer ? 1879) ou Was nützt diese Erkenntnis ? (À quoi sert cette connaissance ? 1880), indirecte, mais tout aussi angoissée, avec Religion und Kunst (Religion et art, 1880) ? Car à l’instar de tous les hommes, Wagner est prisonnier de son enveloppe charnelle, une enveloppe désormais affaiblie et souffrante. Pour le grand musicien, hyperactif depuis sa plus tendre enfance, ce n’est certes pas le moindre motif d’exaspération que cette défaillance chronique de son corps, plus particulièrement de son cœur, défaillance que la médecine du temps est impuissante à combattre.
Au crépuscule, la reconsidération religieuse
En dépit, cependant, de l’âge et de la maladie, Richard Wagner ne récuse rien de ses plus hautes ambitions pour la composition de Parsifal, entamée dès 1877. C’est en janvier 1882, dans le cadre enchanteur de Palerme la sicilienne, qu’il met la dernière main à cette ultime partition, dans le même temps qu’il reconsidère totalement sa position intellectuelle et morale relativement au christianisme et, de façon plus générale, à la religion. L’approfondissement continu de sa connaissance du bouddhisme, une relecture attentive de Schopenhauer, il n’en a pas fallu plus pour que la figure du Christ lui soit apparue sous un jour aussi troublant qu’inattendu. Par quelle terrible confusion, s’interroge le musicien vieillissant, le Christ aryen, miroir et symbole de la race la plus pure, a-t-il été rapatrié sur les rives du Jourdain pour devenir une simple divinité tribale des terres d’Israël ? N’est-il pas évident que son origine est bien plus lointaine, que l’Inde est le véritable berceau de son aventure mystique, que c’est aux rives du Brahmapoutre ou du Gange, et non sur celles du Jourdain, qu’il faut en chercher les premières traces pour retrouver son authentique visage ? De ces nouvelles méditations, affermissant la position morale mais aussi les choix artistiques et esthétiques du compositeur, la composition de Parsifal subit l’influence, aussi directe que pénétrante. Car, chez lui, il ne saurait être question de césure entre l’homme et l’artiste. Loin de tenir à distance sa nouvelle fascination pour la compassion et pour l’abnégation chrétiennes, il en fait le nouveau moteur de son inspiration. Quelle meilleure occasion, d’ailleurs, aurait pu lui être offerte de traiter en profondeur de la compassion, caractère le plus distinctif du christianisme à ses yeux ?
Une conversion déconcertante
Isolée du reste de l’opéra, la scène de l’Enchantement du Vendredi Saint perd une grande partie de sa signification, presque tout ce qui l’a précédé s’étant déroulé dans un climat de morne désespérance ou de perplexité angoissée. Les souffrances du souverain de Montsalvat, Amfortas, frappé par le félon Klingsor, ne lui accordent aucun répit ; ni baume, ni onguent, ni bain ne parviennent à réduire sa souffrance. Le seul viatique ne peut être que la Lance Sacrée, celle qui frappa le Christ et qui ne lui sera restituée que par le jeune Parsifal, dont la pureté et l’innocence n’ont pas souffert la moindre altération. De ce chaste héros cependant, de ce jeune chevalier sans tache, Klingsor croit pouvoir corrompre le cœur, au second acte, en chargeant la sulfureuse et séduisante Kundry de l’échange d’un long baiser passionné. Or, c’est précisément avec ce baiser que se joue l’essentiel du drame. Car, loin de céder à la tentation de l’amour charnel, Parsifal saisit soudain ce qu’il avait déjà vu, au premier acte, sans rien y comprendre, la blessure d’Amfortas, la forfaiture de Kundry, le rachat dont il est seul à posséder le secret. Le troisième acte est donc celui de la rédemption. Longtemps après les événements précédents, Parsifal se présente une nouvelle fois au château de Montsalvat, Sainte Lance à la main et ceint d’une armure noire. Le vénérable Gurnemanz lui offre le meilleur accueil, ainsi qu’une Kundry vieillie et épuisée, mais désormais fidèle au culte du Graal. Une fois son heaume soulevé et son identité révélée, Parsifal s’agenouille devant la Sainte Lance pour prier, avant d’être baptisé roi des chevaliers du Graal par Gurnemanz. C’est ici que s’élèvent, séraphiques, les accents de l’Enchantement du Vendredi Saint qui suit le baptême de Kundry par le héros au cœur pur, sacrement qui fait lui-même office de prélude à l’épilogue de l’opéra, marqué par la guérison d’Amfortas, dont Parsifal cicatrise la plaie au prix d’un simple attouchement de la Sainte Lance et par la mort d’une Kundry apaisée. L’Enchantement du Vendredi Saint se présente de la sorte comme l’apothéose d’un long voyage initiatique au terme duquel le Bien aura triomphé du Mal, l’ascétisme de la luxure, le rachat de la malédiction, l’idéal chevaleresque de la médiocrité matérialiste ! Tout cela à la grande fureur ultérieure de Friedrich Nietzsche ! Avec le recul de l’Histoire, il faut bien admettre que ce retour de l’iconoclaste Richard Wagner au sein de la confrérie chrétienne ne pouvait manquer de déconcerter ses plus ardents admirateurs, voire de les choquer, ne fût-ce que par son caractère délibéré de rituel commémoratif.
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Du pessimisme à la rédemption, des ténèbres à la lumière
C’est en 1854 que Wagner avait découvert Le Monde comme volonté et représentation d’Arthur Schopenhauer (1788-1860), ouvrage dans lequel il avait salué avec enthousiasme l’expression de sa propre pensée. Pessimiste dans la forme, cette théorie du renoncement en tant que seuil de la félicité ne pouvait, certes, que séduire un homme, un compositeur, si avide de reconnaissance artistique et de fortune matérielle. Il ne s’agit alors de rien de moins que de se convertir à une nouvelle volonté, aux antipodes de tout mépris et de toute volonté de pouvoir. Les conséquences de cette conversion sont assez surprenantes chez notre musicien, allant de l’abstinence alcoolique à l’exercice d’une judéophobie virulente ! Pour le compositeur, en effet, rien de plus périlleux que le métissage et rien de plus important que la grandeur d’un peuple allemand corrompu par un esprit de lucre et de profit dont il ne voit d’autres prophètes que les fils d’Israël ! Au passage, il est aussi à observer qu’il renie nombre de ses idées de jeunesse relatives aux doctrines matérialistes, évolutionnistes et scientifiques dont il s’était voulu l’ardent prosélyte. Désormais, il n’est point d’autre voie de salut que l’intuition et point d’autre mission à l’art, plus spécifiquement à la musique et au théâtre, que la représentation des vérités morales et spirituelles à l’aide de symboles transcendants. C’est à ce seul miroir qu’il faut ainsi observer les figures de Parsifal et de Kundry, protagonistes de l’Enchantement. Pour le compositeur, il s’agit bien plus, en l’occurrence, de révéler le mystère de la Foi par la splendeur de sa vêture sonore que de simplement transposer sur scène l’épisode, somme toute banal, d’une occurrence sacrée. Occasion pour chacun de se remettre en mémoire que Parsifal renvoie équitablement au vieux fonds des légendes germaniques et à l’imaginaire du premier millénaire chrétien. Loin d’être évacuée, cette ambiguïté est soulignée avec force dans l’opéra : Parsifal ne s’étonne-t-il pas de ce que la Nature en larmes dégage de si puissantes effluves, si parfumées ? Et n’est-il pas détrompé par Gurnemanz lui révélant que la douce rosée n’est rien d’autre que le total des larmes des pécheurs touchés par la grâce et par le repentir ? Wagner lui-même n’a-t-il pas pris soin d’indiquer, dans ses didascalies, que le regard levé par Kundry sur Parsifal est mouillé par les larmes de la transfiguration ?
Une stratégie complexe
On ne le soulignera probablement jamais assez, c’est à plusieurs scènes rituelles (lavement des pieds de Parsifal par Kundry, onction royale du preux chevalier par Gurnemanz, baptême par le héros de la pécheresse repentie), d’une intelligence purement biblique – voire évangélique – universelle, que succède, sans transition, l’épisode de l’Enchantement du Vendredi Saint. Il est remarquable qu’au long de ces mêmes scènes, Richard Wagner mette en œuvre une stratégie compositionnelle dont il a peut-être découvert les effets dans la VIIe symphonie de Beethoven (œuvre à l’endroit de laquelle il pratiqua toute sa vie une dévotion particulière), stratégie fondée sur un savant processus d’épuisement du matériau sonore par retraitement de motifs en quelque sorte épurés, au besoin désincarnés. Il est à noter que, quelques décennies plus tard, ce mécanisme sera repris et encore approfondi par Alban Berg, notamment dans Lulu et dans le Concerto à la mémoire d’un ange. Car le plus frappant, dans le traitement des motifs de l’Enchantement est beaucoup moins leur retour (qui offre à l’auditeur ces repères sans lesquels tout langage perd son intelligibilité) que leur transfiguration, soumise à la règle stricte des didascalies ; rien de plus révélateur, de ce point de vue, que la mutation des anciennes plaintes contingentes des Filles-Fleurs en doléance métaphysique de Kundry, lorsque celle-ci reçoit le sacrement du baptême sous le sceau sonore et triomphant de la Foi.
Or, c’est précisément au sortir de cet enchaînement aux connexions obscures que s’élève le motif éthéré de l’Enchantement. De ce fragment mélodique dont on ne relèvera jamais assez le pathos inédit, y compris chez Richard Wagner, les commentateurs se plaisent ordinairement à souligner le caractère enveloppant, ensorcelant, voire hallucinatoire. Nul ne songera d’ailleurs à leur donner tort sur ce point, et nombre de grands compositeurs germaniques du romantisme tardif sauront en retenir la leçon, à commencer par le Richard Strauss du Chevalier à la rose. Mais le plus étonnant reste probablement le soin avec lequel le compositeur a discrètement préparé son approche. Partition en main, il est aisé de repérer les dessins qui, dénaturés par le rythme mais d’une parfaite cohérence mélodique, annoncent directement ce merveilleux thème du Vendredi Saint. Ainsi l’auditeur éprouve-t-il le curieux sentiment d’une logique sonore dont sa perspicacité sensible ne lui aurait pas rendu compte, mais à laquelle son pur instinct sensoriel l’aurait préparé. Au sujet de ce fragment de mélodie, enfin, les hésitations de la musicologie universitaire quant à son classement catégoriel sont tout aussi révélatrices : leitmotiv ? thème ? motif secondaire ? simple cellule ? Il est assez tentant de paraphraser ici Arnold Schoenberg pour postuler que le thème de l’Enchantement Vendredi Saint est tout à la fois moins et plus qu’un leitmotiv. Moins car il ne sera quasiment pas repris par la suite (à une seule exception qui échappe souvent à l’attention de mélomanes saisis par la progression et par l’intensité du drame), plus car il gouverne toute l’intelligence théâtrale de la scène, avec bien plus de force et de trouble que les simples intitulés sonores du « bottin musical » plaisamment dénoncé par Claude Debussy dans la Tétralogie. Tout au long de cet épisode sacré, mystique et par instants surnaturel, les leitmotive de Parsifal se signalent à l’auditeur par leur insistance autant que par leur abondance : Expiation, Cène, Lance, Appel au Sauveur, Graal, Plainte des Filles-Fleurs… jusqu’à l’apothéose sonore de La Promesse et à la rupture de l’envoûtement par l’appel des cloches du Montsalvat. Sans que le motif proprement dit de l’Enchantement ne perde plus de son importance à accepter leur voisinage que, pour reprendre l’exemple cher à Plotin, le soleil ne perdrait de sa lumière à en inonder l’univers ! En regard – et en retour – ces leitmotive, momentanément secondaires, ne sont en rien amoindris par l’écho amplifié qu’ils confèrent, le temps d’une pause sacrée, à la réalité transcendante du thème principal.
La vérité, en amont de l’œuvre
C’est ici que l’auditeur, affronté à une réalité trop mouvante pour être domestiquée par la raison, peut solliciter la grande leçon de Marcel Proust. Pour le génial auteur de la Recherche du temps perdu, l’incompatibilité de toute fusion ne vient-elle pas du fait même de la différence des natures entre les propositions de nature différente ? Et ne découvrait-il pas, chez Wagner, tout un panel de préoccupations parentes ?
« Dans la même soirée, un peu plus loin, je ne serais pas surpris qu’en parlant de la petite phrase, j’eusse pensé à l’Enchantement du Vendredi Saint [dans Parsifal, de Richard Wagner] ».
(Lettre de Marcel Proust à Monsieur Jacques de Lacretelle, Paris, 20 avril 1918)
Pour caractériser, entre autres exemples, l’émotion éprouvée par Swann à l’audition de la “petite phrase musicale”, le narrateur-écrivain la compare à celle que dispensent « certaines odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ». Et il note que Swann, ne connaissant pas la musique, a pourtant éprouvé une impression purement musicale, irréductible à tout autre ordre d’impressions, une impression « pour ainsi dire sine materia ». Plus généralement, tout au long de l’épopée proustienne, la conscience s’affirme que l’audition de la musique induit la perception intuitive, au-delà ou en deçà des notes, d’un univers illimité sur lequel la forme sensible jette de fulgurantes lueurs faisant apparaître « çà et là, séparées par d’épaisses ténèbres inexplorées » quelques-unes de ces millions de touches par quoi les artistes nous révèlent tout ce que « cache à notre insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et du néant ». C’est au thème de l’Enchantement que le grand écrivain, par ailleurs si peu disert sur l’esthétique wagnérienne, aurait pu encore plus précisément se référer pour noter qu’il appartient « à un ordre de créatures surnaturelles et que nous n’avons jamais vues, mais que malgré cela nous reconnaissons avec ravissement quand quelque explorateur de l’invisible arrive à en capter une, à l’amener, du monde divin où il a accès, briller quelques instants au-dessus du nôtre ».
Dans le même ordre d’idées, et pour passer de la littérature à la philosophie, l’audition répétée de l’Enchantement du Vendredi Saint semble donner raison à Gaston Bachelard pour qui la continuité se fait à la faveur du groupement, conception d’un temps dialectique, donc discontinu, qui, favorisant l’illusion du devenir contre la réalité de l’état, semble inconciliable avec la proposition bergsonienne d’un temps unique, ramassé, point de convergence de tous les temps vécus et intégrés. La dialectique de l’utile et de l’inutile, chère à Bachelard, et la négation d’une réelle discontinuité, défendue par Bergson – pour qui les apparences objectives de cette discontinuité ne sont que de surface – opèrent en effet équitablement dans la perception auditive de toute la musique de Richard Wagner, mais avec une force inégalée dans l’épisode sacré de l’Enchantement du Vendredi Saint. Et l’intuition reste forte, alors, que cette merveilleuse musique est porteuse d’autres réalités que les signes et motifs qui la composent et qui peuvent être nommés, comme si elle renvoyait à l’hypothèse d’un langage germinal, virtuellement signifiant mais à jamais indéchiffrable.
Gérard Denizeau.