Depuis plus d’un demi-siècle déjà, la musique polonaise vit son Âge d’Or. Mais les grands s’en vont les uns après les autres, telle est l’implacable loi de la nature… D’abord Witold Lutosławski, puis Henryk Mikołaj Górecki, et dernièrement, le 29 décembre 2013, Wojciech Kilar. Né le 17 juillet 1932 à Lwów (aujourd'hui Lviv en Ukraine), élève de Artur Malawski et de Bolesław Woytowicz, puis de Nadia Boulanger à Paris, cet excellent compositeur a créé son propre univers musical, tout à fait à part et non moins fascinant. Comment le qualifier en peu de mots ? La ferveur. Celle-ci apparaît également chez Penderecki et chez Górecki, mais on pourrait dire que chez Kilar elle se manifeste à l’état „pur”, de la plus intense des manières. Des œuvres telles qu’Exodus, Choralvorspiel, Kościelec 1909, Angelus s’avèrent être exceptionnelles dans la musique du XXème siècle. Chaque son, chaque note, chaque accord y sont réduits à leur forme préétablie, primitive et comme purifiée de tous les apports et influences des époques et des styles ; ils sont amenés à une tension suprême, une densité maximale pour revêtir une dimension sacrée, métaphysique et devenir une seule, grande prière musicale. Sûrement pas par hasard car ce compositeur était un homme très religieux, auteur de plusieurs œuvres imprégnées d’une grande spiritualité : Missa pro pace, Requiem pour le père Kolbe, Te Deum, Magnificat, Lamentation... Il est en même temps très polonais (comme Szymanowski et Malawski, il puise dans la musique des montagnards) quant à la température et au tempérament de sa musique. N’étaient-ils pas déjà caractéristiques de la musique de Chopin ?

 

 

 

Mais il existe aussi un autre aspect dans cette musique. Elle appartient, on le sait, au courant minimaliste dans la musique contemporaine : c’est l’exemple de la musique cyclique, répétitive introduite à l’époque par des compositeurs américains, Steve Reich, Philip Glass et d’autres influencés par le raga indien et la philosophie hindouiste. On pourrait dire que la musique de Kilar se situe dans le prolongement du raga qui, justement, par la suspension du temps, son caractère cyclique et répétitif exprime l’infini du Créateur.

 

 

 


Wojciech Kilar en 2007 © Aga Luczokowska/Atlas Press/Max PPP

 

 

 

L’œuvre de Kilar a connu une évolution intéressante. Sa première période, néoclassique, a duré jusqu’en 1957. Elle est clôturée par la belle Ode à Bela Bartok in memoriam. Elle se caractérise par de grands contrastes dynamiques, de fréquents changements de mesure et l’introduction d’éléments issus du folklore. La période suivante, où Kilar rejoint l’avant-garde, appartient au constructivisme sonoristique. Elle se distingue par la simplification de la conception, le dynamisme, l’expression et la crudité du son ; tout comme chez Górecki. Y apparaissent des éléments venus du jazz. Le matériel sonore est enrichi (clusters, effets quasi-stéréophoniques, emploi d’instruments non conventionnels, richesse d’articulation et de phonie etc.). Les œuvres les plus connues de cette période : Riff 62, Générique, Upstairs downstairs, Diphtongos, Springfield Sonnet. La troisième période, assez surprenante dans son œuvre, est sans nul doute née de l’influence des grands événements socio-politico-religieux qui ont secoué la Pologne dans les années 1970 - 1980 du XXème siècle : la crise du communisme rejeté en bloc par le peuple, la création du premier syndicat indépendant « Solidarność » qui rassemblait 10 millions de membres, et enfin l’incroyable, pour ne pas dire miraculeuse élection d’un pape polonais… On pourrait avancer que face à tout cela Kilar se retrouva lui-même : profondément religieux, l’artiste est revenu au système tonal et à la mélodie, renoua avec le folklore montagnard de ses Tatras bien-aimés (Krzesany, Kościelec 1909, Siwa mgła, Orawa) et avant tout rendit un bouleversant témoignage de sa foi et de son attitude de chrétien. De belles œuvres inspirées sont nées alors : Requiem pour le père Kolbe, Choralvorspiel, Angelus, Bogurodzica, Victoria, Magnificat, Te Deum, Missa pro pace... Il composa également deux concertos pour piano et cinq symphonies. La Symphonie de septembre évoque de façon bouleversante la tragédie qui toucha New York le 11 septembre 2001…

 

 

 

Exodus restera pour toujours un témoignage musical extraordinaire de ce phénomène insolite et sans précédent que fut le mouvement de Solidarność. Monumental, construit comme un temple antique d’à peine quelques éléments sonores que répète obstinément le chœur (Ecce venit populus tuus Domine – Voici que vient ton peuple, Seigneur), il s’élève sur le principe d’un incessant crescendo jusqu’au cri... Exécuté le 19 septembre 1981, pendant le XXIVème Festival d’Automne de Varsovie par le célèbre Grand Orchestre Symphonique de la Radio Télévision Polonaise de Katowice, sous la direction du grand chef d’orchestre Jacek Kaspszyk, à peine trois mois avant la loi martiale, il suscita une impression foudroyante sur le public... Ce n’était plus de la musique, plutôt l’évident message divin, l’afflux d’une énergie invincible (on le sait, Dieu se manifeste le mieux à travers la grande musique), l’appel au courage et à la résistance à la tyrannie et aussi un message d’espoir… Entre temps, à Rome, veillait le grand pape polonais… Il y eut peu d’œuvres semblables dans l’histoire de la musique…

 

 

 

La musique de Kilar m’évoque un souvenir inoubliable : un des concerts les plus magiques qu’il m’a été donné d’entendre dans ma vie. C’était fin août 1980, pendant les négociations de Gdańsk alors que la tension en Pologne touchait au zénith. Au Théâtre des Champs-Elysées, rempli jusqu’aux bords, s’était produit l’orchestre sous la direction du grand chef Jacek Kaspszyk, avec la participation de l’excellent pianiste Piotr Paleczny. Au programme figurait Kościelec 1909 de Kilar, le Concerto pour piano de Paderewski et la Ve Symphonie de Beethoven. Il est difficile de décrire l’ambiance de ce concert mémorable. C’était un rare cas de communion collective spirituelle parfaite qui s’est nouée entre les musiciens et le public. La tension dans la salle était telle qu’on pouvait presque sentir la température monter à chaque instant.... Dans cette atmosphère, la musique de Kilar retentit dans tout l’éclat de sa spiritualité avec la pureté d’un diamant et la ferveur des plus hautes envolées de l’esprit humain… Cette musique ne coulait pas, INCANDESCENTE, elle BRASILLAIT... Le génie de Kilar rendait ainsi hommage à un autre génie de la musique polonaise – Mieczysław Karłowicz qui, en février 1909, périt emporté par une avalanche sur les versants du mont Kościelec dans les Tatras. Mais il y avait aussi dans ces œuvres comme un pressentiment des événements qui devaient bientôt arriver et changer le destin de la Pologne, de l’Europe et sans doute du monde entier… La grande musique depuis Beethoven n’avait-elle pas parfois ce caractère prophétique ? Wagner, Mahler, Scriabine, Rachmaninov, Stravinsky…

 

 

 


Avec Roman Polański en 1999 / DR

 

 

 

Un autre domaine où le génie de Kilar s’est révélé dans toute son ampleur fut la musique de cinéma et ceci à l’échelle mondiale. Il a composé la musique pour plus de 130 films des meilleurs cinéastes polonais comme Andrzej Wajda, Kazmierz Kutz, Krzysztof Zanussi, Janusz Majewski, Krzysztof Kieślowski, Wojciech J. Has, Stanisław Różewicz et internationaux comme Francis Ford Coppola, Paul Grimault, Jane Campion, James Gray, Roman Polański. Sa musique est devenue la partie intégrale de nombre de chefs-d'œuvre cinématographiques en intensifiant leur ambiance et en accompagnant leurs sujets et leurs idées, bref, un admirable commentaire émotionnel et intellectuel. Impossible de les énumérer, citons les plus célèbres : tous les films de Krzysztof Zanussi, La terre de la grande promesse, La ligne d’ombre, Chronique des événements amoureux, Korczak et Pan Tadeusz de Andrzej Wajda, Le sel de la terre noire, La Perle de la couronne, Les grains du chapelet de Kazimierz Kutz, Le hasard de Krzysztof Kieślowski, Westerplatte de Stanisław Różewicz, La jeune fille et la mort, La neuvième porte et Le Pianiste de Roman Polański, Le Roi et l’oiseau de Paul Grimault, Dracula de Francis Ford Coppola, Portrait de femme de Jane Campion. Plusieurs fois  récompensé  pour  sa  musique,  il  obtint  en 1979  le  Prix  Louis  Delluc  pour  Le Roi et l’oiseau, de Grimault, le Prix de l’Association des Compositeurs Américains en 1993 pour Dracula de Coppola et enfin, le César de la meilleure musique en 2002 pour Le Pianiste de Polański.

 

 

 

Compte tenu de sa profonde originalité et de son message idéologique et spirituel, chose hélas rare dans la musique contemporaine, la musique de Wojciech Kilar, comme celle de Messiaen, Pärt, Górecki et Penderecki, s’élève telle une cime solitaire sur la musique du XXème siècle.

 

 

 

Christophe Jezewski*.

 

 

 

 

 

 

 

* Né en 1939, Christophe Jezewski est poète, traducteur, essayiste et musicographe.