Vive la symphonie ! Attrait et vitalitÉ du genre chez les contemporains FRANÇAIS DE BERLIOZ

 

 

 

 

 

Dans le domaine symphonique, Berlioz s’impose aujourd’hui comme la figure majeure du milieu du XIXe siècle français. Ses chefs-d’œuvre dominent le répertoire orchestral de l’époque. Des symphonies contemporaines, l’histoire n’en a retenu a posteriori qu’une poignée, essentiellement les deux premières de Gounod et la « petite » symphonie en ut de Bizet. Grâce à l’entreprise enthousiaste de chefs qui s’intéressent aux « petits maîtres », la discographie s’est, depuis l’intégrale des symphonies de Saint-Saëns, enrichie de celles de Louise Farrenc, George Onslow, Théodore Gouvy, tout récemment de la Quatrième de Henri Reber.

 

 

 

En regard de la production de Beethoven, alors que les symphonies de Mendelssohn puis celles de Schumann pénètrent la scène européenne, la France ne se constitue pas de véritable école symphonique avant les années 1870. Le rayonnement de Beethoven en Europe et la question de sa succession ont progressivement contribué à faire oublier ceux qui ne se sont pas engagés dans la voie ouverte par Berlioz et ont continué à écrire dans une tradition plus classique. Dans un contexte musical par ailleurs largement tourné vers l’opéra et les démonstrations de virtuosité, la symphonie ne bénéficiait d’aucun statut privilégié pour s’implanter.

 

 

 

Pourtant, la France est loin de délaisser le genre. Le dépouillement croisé des fonds de partitions de la Bibliothèque nationale de France, des principaux périodiques musicaux de l’époque – la Revue musicale, la Revue et Gazette musicale de Paris, la France musicale, Le Ménestrel et l’Art musical notamment –, des archives de la Société des concerts du Conservatoire et autres témoignages d’époque – mémoires, correspondances etc. –, a permis de mettre au jour près d’une soixantaine de compositeurs actifs dans le domaine de la symphonie entre 1830 et 1870, auteurs de plus d’une centaine de symphonies(1).

 

 

 

Cet article présente ainsi, sous son aspect historique, tout un pan méconnu de l’histoire de la musique instrumentale en France. À l’heure où le Tout-Paris mélomane se presse à l’Opéra, l’intérêt que manifestent ces compositeurs pour un genre qui s’était presque éteint dans les années post-révolutionnaires ne peut que piquer notre curiosité. En dévoilant les fondements d’une intense activité de composition, on s’interrogera sur la personnalité et les motivations de compositeurs qui semblent éviter la facilité d’un succès assuré. La présence de leurs œuvres en concert sera alors l’occasion de revenir sur l’essor des sociétés orchestrales et leur rôle fondamental dans le maintien d’une tradition symphonique.

 

 

 

Trois générations de symphonistes

 

 

 

« Le célèbre Méhul est, je suppose le premier musicien français qui ait composé des symphonies sur le modèle de celles de Haydn et de Mozart. Longtemps après lui, MM. Rousselot et le comte de Sayve firent à leur tour des tentatives en ce genre ; ensuite M. Onslow, déjà renommé pour ses quintettes, MM. Félicien David et Georges Kastner, compositeurs des plus distingués ; M. Elwaert, Mme Farrenc, MM. Théodore Gouvy et Ferdinand Lavainne, ont par des productions semblables, ainsi que par leur musique instrumentale de chambre, mérité à juste titre l’estime des hommes compétents. » (2)

 

 

 


George Onslow / BNF

 

 

 

Ainsi présenté en 1862, le paysage symphonique du premier dix-neuvième siècle – hors Berlioz que l’auteur intègre à un paragraphe sur la musique dramatique – diffère de ses descriptions les plus courantes. La simple évocation d’une dizaine de compositeurs dessine une réalité bien plus féconde que la postérité ne nous l’a laissé croire. De George Onslow, né en 1784, à Georges Bizet, né en 1838, jusque même Benjamin Godard (1849-1895) à qui l’on doit un premier essai en 1865, se succèdent près de trois générations de symphonistes. S’ils sont pour la plupart parisiens, ils viennent aussi de Nantes (Pierre Rebeyrol), Lille (Ferdinand Lavainne, Pierre Baumann, Victor Delannoy), Toulouse (Pierre-Louis Deffès), La Rochelle (Léon Méneau), Clermont-Ferrand (George Onslow) ou bien encore Cambrai (Célestin Tingtry). Leur activité se concentre à Paris, certains ont rayonné plus largement, parfois même à l’étranger, quelques uns sont actifs à plein temps en province comme Pierre Rebeyrol ou Pierre Baumann(3).

 

 

 

Si les plus connus figurent au centre de la vie musicale, rares sont ceux qui ont atteint la gloire par leurs œuvres purement orchestrales. Saint-Saëns fait figure d’exception avec sa Symphonie op. 2 : il apparaît au grand jour en 1854 alors qu’il n’a pas encore vingt ans, à la faveur d’une symphonie – très favorablement accueillie – qu’il présente d’abord de manière anonyme au public parisien. Avant de se tourner vers la symphonie, George Onslow atteint le sommet de sa carrière par une vaste production de musique de chambre dont le succès allemand dépasse l’accueil qui lui est fait en France. Dans les années 1830 c’est, face à Berlioz, le seul compositeur d’envergure à s’intéresser au répertoire symphonique. Comme lui, Henri Reber se fait d’abord remarquer par ses œuvres de chambre. Lorsqu’il annonce son premier concert symphonique en avril 1839, Berlioz présente « un jeune compositeur digne de la sympathie chaleureuse de tous les vrais amis de l’art, qui a déjà produit des trios et des quatuors de la plus grande beauté » (4). Félicien David éblouit le public en décembre 1844 à la création du Désert. À cette époque, il a déjà composé trois de ses quatre symphonies « à grand orchestre ». Seule femme du corpus si l’on excepte l’unique essai vers 1849 de la jeune Clémence de Reiset – future vicomtesse de Grandval –, Louise Farrenc est l’épouse d’un éditeur parisien réputé, Aristide Farrenc. Introduite dans les salons bourgeois et les milieux musicaux de la haute société aux côtés de son mari, mais élevée à ce rang par ses propres talents, elle se fait connaître comme pianiste et pédagogue avant de s’imposer comme compositrice. Au début des années 1820, elle forge ses premières armes dans le répertoire pour piano à la mode. À ce choix courant pour une interprète, il faut ajouter une grande lucidité de l’auteur qui connaissait bien le milieu musical et savait que ce répertoire, particulièrement apprécié dans les salons parisiens, était le meilleur moyen d’obtenir une reconnaissance en tant que compositrice, indispensable pour aborder des pièces plus savantes. Ainsi préparée, toute sa production orchestrale se concentre entre 1840 et 1858 avant un retour vers le piano. De son côté, Charles Gounod se fait un nom dans le domaine de la musique religieuse dès l’époque de son Prix de Rome. Avant la création en 1854 de sa première symphonie en ré majeur, il est l’auteur de deux messes, diverses œuvres chorales sacrées et s’est déjà initié à la scène avec Sapho et la musique de scène Ulysse. Il a fait la connaissance à Rome de Fanny Hensel et la retrouve à Berlin en 1843. Elle lui présente son frère Felix Menselssohn, qui l’accueille à Leipzig en lui faisant écouter sa Symphonie écossaise. Avec ses sept symphonies, Théodore Gouvy est le plus prolifique de tous et le seul qui soit revenu de manière régulière à la symphonie tout au long de sa carrière.

 


Félicien David / BNF

 

 

 

Les autres compositeurs ne pénètrent pas durablement la société musicale, mais apportent leur pierre à un édifice en construction. Leurs symphonies se partagent entre essais de jeunesse et propositions ponctuelles d’un instrumentiste ou d’un chef d’orchestre. Léon Méneau préside ainsi la Société philharmonique de La Rochelle, Victor Delannoy est nommé chef d’orchestre de l’Association musicale de Lille en 1855. À Paris, Deldevez aborde le répertorie symphonique alors qu’il est encore violoniste à l’Opéra, mais s’affirme ensuite en tant que chef d’orchestre, notamment à la Société des concerts du Conservatoire. Les œuvres qui émanent d’instrumentistes-compositeurs ayant également suivi les classes techniques du Conservatoire sont elles aussi nombreuses, que l’on évoque les pianistes Georges Pfeiffer, Georges Mathias ou Ferdinand Lavainne, les violoncellistes Pierre Baumann et Scipion Rousselot, le harpiste Edmond Larivière, le hautboïste Jean-Madeleine Schneitzhœffer, le clarinettiste Pierre Rebeyrol ou l’organiste Lefébure-Wély. On rencontre enfin des figures atypiques tels Joseph Turcas, gendre de Cherubini et militaire de carrière, complet autodidacte en matière musicale, ou Alexis de Castillon qui suit l’école de Saint-Cyr et intègre le corps des lanciers de la Garde impériale avant de démissionner pour franchir les portes du Conservatoire et se consacrer définitivement à la musique.

 

 

 

Dans un contexte favorable à la musique dramatique, l’attirance de compositeurs de tous âges pour un genre purement orchestral témoigne d’une volonté et d’une ambition sans faille. Familiarisés avec la symphonie par des lectures à la table, par la lecture au piano de réductions de Haydn, Mozart ou Beethoven, par l’audition régulière de ce répertoire en concert, tous abordent la symphonie avec un bagage solide, renforcé pour la plupart par les enseignements d’Antoine Reicha, lui-même auteur d’une douzaine de symphonies et fervent défenseur de la musique instrumentale. Les raisons d’un choix atypique, les attentes et les prétentions stylistiques de chacun face à la symphonie, aussi variées qu’il n’y a de compositeurs, convergent néanmoins vers quelques profils types qui dessinent les contours d’un paysage symphonique tout à fait singulier.

 

 

 

Une symphonie ? Quelle « singulière idée » !

 

 

 

« On n’accepte en France que la musique étiquetée d’une certaine manière. Pour que la symphonie pût s’implanter définitivement en France, il faudrait que le violon ouvrît une bouche comme Lablache, que le violoncelle mît sa main sur sa poitrine comme M. Chollet, que le hautbois tortillât ses yeux et gonflât sa gorge à la manière de mademoiselle Jenny Colon. » (5)

 

 

 

À l’évidence, le contexte musical entièrement tourné vers l’opéra en ce milieu de siècle ne profitait pas à la symphonie, tant le parcours était semé d’embûches, de la gestation de l’œuvre à sa création puis son éventuelle édition. Qui, constate Berlioz, aurait voulu faire confiance à un compositeur de symphonies « en ce temps d’opéras-comiques, d’opérettes, d’opéras de salon, d’opéras en plein air, de musique qui va sur l’eau, d’œuvres utiles destinées à soulager de leur labeur quotidien les gens fatigués de gagner de l’argent » (6) ? Et quelle « singulière idée » (7), quelle « fantaisie » pour un jeune compositeur d’envisager une symphonie dans un tel contexte ! L’abondance – relative – de symphonies qui établissent une continuité du genre entre Étienne Méhul et César Franck invite dès lors à un questionnement sur les motivations de chacun à emprunter une voie où les chances de percer sont encore moins assurées qu’elles ne le sont du côté lyrique. De l’exercice de jeunesse à l’aboutissement d’une réflexion sur un genre prestigieux, loin d’être déconsidérée et reléguée au rang d’œuvres de moindre intérêt, la symphonie se révèle un genre attractif où la figure de Beethoven stimule autant qu’elle intimide, sans pour autant décourager.

 

 

 


Louise Farrenc (gravure sur bois ) 1855 / Source Gallica

 

 

 

Premier symphoniste français accueilli à la Société des concerts du Conservatoire, George Onslow aborde la symphonie beaucoup plus tard que ses successeurs, au plus fort de sa carrière. Quand il s’engage dans cette voie à quarante-six ans, il est déjà un maître réputé dans le domaine de la musique de chambre. Sa Troisième symphonie sera d’ailleurs l’arrangement d’un quintette avec contrebasse. Assuré de la reconnaissance de ses pairs, il aborde la symphonie sans autre objectif que d’appréhender l’orchestre dans ce qu’il propose de plus magistral. Au début des années 1840, Louise Farrenc était elle aussi reconnue, comme pianiste et compositrice de musique de chambre. Elle se tourne vers l’orchestre par choix esthétique. Le milieu aisé dans lequel elle évolue pouvait lui faire espérer la création de ses œuvres : si aucune n’était placée dans l’un des programmes officiels des saisons orchestrales, elle pouvait envisager une location de salle et un copiste à ses frais. À l’inverse, la situation sociale et financière de Félicien David ne favorisait aucune de ses ambitions. Attiré par la musique symphonique dès son retour d’Orient en 1835, Félicien David n’a alors à son actif que des chœurs et de la musique pour piano. Le jeune compositeur de vingt-cinq ans rêve de gagner la scène lyrique mais sait que sa technique est à approfondir. Retiré chez un ami dans la vallée de la Bièvre, il analyse du Beethoven et se met à l’écriture de symphonies pour patienter, pour se « tenir en haleine » (8). Sans argent, il s’attaque seul à l’élaboration des parties séparées de sa Première symphonie et, lassé de n’être pas accepté par les rares institutions orchestrales parisiennes, il entreprend une œuvre de plus grande envergure. C’est son ode-symphonie Le Désert. Elle constitue l’œuvre maîtresse d’un vaste concert organisé entièrement à ses frais au Théâtre-Italien le 4 décembre 1844. Félicien David place en tête de programme le Scherzo de sa Troisième symphonie. L’immense succès du concert lui donne alors accès aux sociétés orchestrales tant convoitées, qui accueilleront ses deuxième, troisième et quatrième symphonies. Contrairement à son aîné et grâce aux retombées de son succès au Prix de Rome, Gounod s’est déjà fait un nom au-delà même de la France lorsqu’il se tourne vers la symphonie au milieu des années 1850. Il est en bonne voie pour accéder à la scène lyrique mais est convaincu que les musiques religieuse et symphonique sont supérieures à la musique dramatique. C’est un peu pour se consoler de l’échec de La Nonne sanglante (1854) qu’il se tourne vers le domaine purement orchestral et compose, coup sur coup, deux symphonies. La « petite » symphonie en ut de Bizet, que l’auteur n’a jamais considérée comme une œuvre à part entière et n’a pas cherché à faire jouer, n’était au départ qu’un exercice de style inspiré par la symphonie en  majeur du maître Gounod. Pour Saint-Saëns, passée la première expérience d’une symphonie en la majeur écrite à quinze ans, l’attirance vers le genre de la symphonie s’affirme très tôt comme vecteur possible d’un renouveau du genre. On pressent déjà, tant au niveau formel qu’orchestral, la volonté de faire éclater les cadres. Le principe de la fugue comme alternative à la traditionnelle forme sonate, les audaces structurelles et les prémisses du principe cyclique trouvent en Saint-Saëns un premier rénovateur. Avec Deldevez, un peu plus tôt que les trois symphonies centrales de Saint-Saëns (op. 2, Urbs Roma et op. 55), la démarche était aussi d’ordre prospectif. Tant la symphonie In stile maestoso que la symphonie Héroï-comique, guidée par un programme poétique, proposent des alternatives originales aux cadres traditionnels, y compris dans l’idée unitaire d’un quasi thème cyclique. Dans ce paysage, Théodore Gouvy fait exception par ses sept symphonies quand ses contemporains ne dépassent pas trois ou quatre partitions du genre. L’ardeur qu’a mis le compositeur à faire jouer ses œuvres et la volonté jamais entamée de poursuivre dans cette voie tranchent avec ses contemporains. Ses affinités germaniques, sa proximité géographique avec l’Allemagne et l’accueil renouvelé de ses œuvres outre-Rhin expliquent en grande partie cette direction.

 

 

 

En dehors des motivations personnelles, la présence de concours locaux et nationaux contribue à asseoir le statut maître de la symphonie. Pierre Baumann et Ferdinand Lavainne sont récompensés par l’une des sociétés de science, de littérature et d’arts de Lille pour l’ensemble de leur œuvre, François Watier pour sa symphonie envoyée en 1856. Cette année-là, Saint-Saëns remporte la troisième édition du concours de la société Sainte-Cécile de Bordeaux avec sa symphonie « Urbs Roma », Célestin Tingry est deuxième. L’édition de 1866, à nouveau consacrée à la symphonie, voit la victoire d’Eugène Chaine devant David Poll da Silva. Depuis l’Italie, enfin, la villa Médicis favorise aussi la création symphonique. La symphonie figure à partir de 1840 comme possible envoi de deuxième ou troisième année à la place du traditionnel ouvrage de musique sacrée. La liste générale des envois de Rome établie par Alexandre Dratwicki(9) met en valeur seize contributions partielles ou complètes de symphonies entre 1830 et 1870(10).

 

 

 


Henri Reber, portrait photographique par Pierre Petit (vers 1850) / BNF

 

 

 

Si le genre de la symphonie stimule, si l’idée d’accéder à l’un des orchestres parisiens motive, la multiplicité des transcriptions pour piano seul, piano à quatre mains ou pour des formations plus insolites comme l’arrangement de la Deuxième symphonie op. 19 de Henri Reber pour quatre violons, violoncelle, contrebasse, poïkilorgue(11) et piano, ainsi que leur circulation dans le milieu musical français, témoignent d’un attrait partagé autant par les compositeurs que par les amateurs(12). Les séances de lecture organisées dans les salons par des instrumentistes amateurs ou des cercles de musiciens professionnels – comme les « séances d’émulation musicale » de Clara Pfeiffer où, par deux fois en 1856 et 1864, la symphonie de Georges Mathias est présentée dans un arrangement pour quatre pianos à quatre mains de l’auteur – confirment cet engouement.

 

 

 

Dans leurs versions originales aussi, malgré les nombreux obstacles, les symphonies sont bien présentes sur la scène musicale.

 

 

 

La symphonie au concert : une promotion discrète mais soutenue des jeunes générations

 

 

 

« Cette séance [de la Société Sainte-Cécile], annuellement consacrée à l’exécution des œuvres des compositeurs contemporains, n’est pas la moins intéressante de cette intéressante association. […] Là, peut-être, est l’avenir de l’école française. Là, peut se produire l’art musical dans sa force et dans sa liberté ; l’art instrumental, qui n’est pas obligé de subir, de traîner après lui des cavatines, des airs brillantés de ce qu’on appelle les prestiges de la vocalisation […], des exigences de scène qui font de ce pauvre art musical un métis, un esclave, un castrat. La symphonie, cette large et belle manifestation de l’art, que Haydn, Mozart et Beethoven ont porté si haut, peut se développer grâce à l’hospitalité que lui accorde la Société Sainte-Cécile. Il est vrai que, versé dans la science des sons, un compositeur de nos jours ayant écrit une œuvre de ce genre, d’un style pur, irréprochable, est presque toujours accusé d’imiter les deux premiers grands maîtres que nous venons de citer ; et que s’il dépasse le but, la forme de Beethoven, on le taxe de romantisme, ce qui ne lui imprime ni le cachet du génie, ni celui du goût. » (13)

 

 

 

Ce préambule au compte rendu d’un concert de 1854 où figure la Symphonie en  majeur de Georges Mathias résume les principales problématiques liées à la création symphonique à l’époque de Berlioz : trouver une institution ouverte aux jeunes générations et franchir les barrières de la critique musicale. Ainsi, louant l’entreprise fondée par François Seghers pour favoriser l’essor de la musique orchestrale contemporaine, Henri Blanchard déplore en filigrane le manque d’ouverture de la Société des concerts du Conservatoire, cette prestigieuse institution créée en 1828 par Habeneck, qui peine à s’ouvrir aux jeunes, même une fois révélée l’intégralité des symphonies de Beethoven. Le paradoxe que soulève ensuite Blanchard, c’est la double approche antagoniste et contradictoire que reçoit en général la symphonie quand elle se livre à la critique : qu’elle soit pensée en termes d’héritage et de filiation, ou envisagée en tant que composition plus moderne, la symphonie n’est jamais « comme il faut », rarement jugée en première écoute pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une œuvre contemporaine, en possible devenir.

 

 

 

Dans ce contexte, les nombreuses traces de concerts témoignent d’une vitalité certaine de l’activité symphonique à l’époque de Berlioz. Le dépouillement des sources a ainsi permis de dénombrer près de 150 concerts qui s’échelonnent régulièrement de 1830 à 1870, lors desquels on a pu entendre en France au moins une symphonie d’un auteur français contemporain. Parmi ces concerts, se détachent 70 créations, montrant que l’activité symphonique ne se limite pas à une poignée d’œuvres nouvelles. La chronologie des concerts est consultable en ligne sur le « Répertoire de la Symphonie française » (14).

 

 

 

Après un déclin bien réel durant les premières décennies du XIXe siècle, la survie de la symphonie dépendait – avant même l’attrait que pouvait leur porter les compositeurs – de la résurrection des sociétés orchestrales et de l’énergie que les chefs voudraient bien accorder à la sélection puis à la mise en place d’un répertoire en constante évolution. Il y avait toujours la possibilité d’engager les frais d’un concert privé mais, en dehors de quelques compositeurs fortunés ou de l’exceptionnelle énergie déployée par Berlioz(15), l’unique objectif était de figurer dans la programmation d’une société de concerts.

 

 

 


Edouard Deldevez en 1857, par Charles Vogt / BNF

 

 

 

Parmi les sociétés qui se développent dans le sillage de la Société des concerts du Conservatoire, émergent l’Union musicale de Louis Manéra, la Société Sainte-Cécile de François Seghers et, avec plus d’une trentaine de concerts présentant des symphonies françaises, celles de Jules Pasdeloup : Société des Jeunes artistes puis Concerts Pasdeloup. Toutes réservent une large part de leur programmation aux jeunes générations et participent du maintien de la symphonie au premier plan de la musique orchestrale. Après Félicien David et Théodore Gouvy qui profitent de l’ouverture de l’Union musicale en 1849, Reber, Gounod, Gouvy à nouveau et Berlioz bénéficient de l’hospitalité de la Société Sainte-Cécile entre 1850 et 1856. Avec son éphémère Grande Société philharmonique de Paris, Berlioz lui-même porte toute son attention envers ses cadets. Deux jeunes refoulés de la Société des concerts du Conservatoire, Léon Gastinel et Clémence de Reiset, y trouvent refuge en 1850 et 1851. Dans un même élan, Aristide Farrenc fonde sa Société symphonique et projette l’exécution de symphonies de Léopold-François Aimon et de sa femme Louise. L’entreprise échoue après le concert inaugural, laissant Léopold-François Aimon dans l’ombre où l’avait déjà renvoyé la Société des concerts. Avec la société des Jeunes Artistes où « les appelés non élus dans la salle du Conservatoire s’empressent de se rendre » (16), Jules Pasdeloup ouvre la porte à Gounod, Gouvy, Félicien David, Henri Reber, Lefébure-Wély. Il poursuit son entreprise avec le même enthousiasme à partir de 1861 au sein de ses Concerts populaires : « Faites des symphonies comme Beethoven, je les jouerai ! » disait-il pour attirer les Français vers l’orchestre(17). Gounod, Gouvy, Bizet, Saint-Saëns et Lacheurié ont profité du talent et de la renommée de cet orchestre. Sur cette même période 1830-1870, une vingtaine de concerts se placent hors institutions, ils émanent des compositeurs et se concentrent dans la décennie 1830-1840, alors que Paris n’offrait aucune autre institution orchestrale que la Société des concerts du Conservatoire. Reber, Gouvy, Félicien David, Mathias, Farrenc, Georges Pfeiffer, Deldevez, Léonce Cohen, Léon Kreutzer, Eugène Chaine et Saint-Saëns ont ainsi créé tout ou partie de symphonies dans des concerts exclusivement consacrés à leurs propres œuvres.

 

 

 

En renouvelant les programmes grâce aux créations de la jeune génération, en laissant le quasi monopole des symphonies de Beethoven à Habeneck et ses successeurs, les chefs d’orchestre Valentino, Manéra, Seghers, Berlioz et Pasdeloup se forgent un public fidèle, aussi bien attiré par la musique orchestrale que par la nouveauté. Grâce à des prix attractifs, la foule est au rendez-vous :

 

 

 

« Aujourd’hui il en coûte beaucoup moins au peuple des amateurs pour entendre d’excellente musique d’orchestre, que naguère pour assister à une seule matinée ou soirée payante d’un virtuose-romance. Plus ambitieuse de gloire que de bénéfices, la Société des concerts donnait depuis longtemps l’exemple du désintéressement. L’Union musicale a voulu renchérir encore sur cette modicité du tarif, et a mis à si bon marché l’éducation et les plaisirs de l’oreille qu’il n’y a plus à s’étonner de voir son enceinte littéralement encombrée. » (18)

 

 

 

À côté des nouveautés françaises, les orchestres puisent dans le vivier symphonique de Haydn, Mozart et Beethoven avant de s’ouvrir aux œuvres germaniques contemporaines de Mendelssohn, plus tardivement de Schumann(19). Thomas Tæglischsbeck, Ferdinand Ries, Charles Schwencke ou Louis Spohr viennent ponctuellement enrichir les programmations et contribuent tant à tisser un réseau d’inspirations qu’à alimenter une réflexion sur l’avenir de la symphonie après Beethoven.

 

 

 

***

 

Pas plus que les compositeurs ne délaissent la symphonie, donc, la symphonie ne s’efface de la vie orchestrale française. Elle occupe une place centrale de la vie symphonique du milieu du XIXe siècle. Se dévoilant aux croisements des sources musicales et littéraires, le paysage orchestral français révèle progressivement toute sa richesse, une richesse qui éclaire d’un angle nouveau l’histoire de la musique instrumentale. Les nombreuses partitions, l’abondance des comptes rendus de concerts et la programmation ininterrompue de ces symphonies entre 1830 et 1870 témoignent de l’attrait bien réel d’un genre et d’une vitalité symphonique jusqu’alors insoupçonnée parmi les contemporains de Berlioz.

 

 

 

Les quarante années qui maintiennent la continuité du genre pendant et après les nouvelles propositions de Berlioz constituent un fil conducteur qui mène, chez Saint-Saëns, d’une petite symphonie aux couleurs post-mozartiennes à un vaste diptyque mêlant piano et orgue à l’orchestre. Les nouveautés qu’apportent les compositeurs en terme de structures, de contours mélodiques, de langage harmonique ou d’écriture orchestrale dessinent les contours d’une symphonie qui s’émancipe progressivement d’un héritage viennois et engage la symphonie dans la voie du renouveau.

 

 

 

Muriel Boulan*.

 

 

 

 

 

 

 

* Muriel Boulan est Professeur agrégée à l’Université Paris-Sorbonne et Docteur en Musicologie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(1) Ces recherches forment le noyau d’une thèse consacrée à ce répertoire contemporain de Berlioz : Muriel Boulan, La Symphonie française entre 1830 et 1870, Thèse de doctorat, Université Paris-Sorbonne, dir. Jean-Pierre Bartoli, 2011, 2 vol., 611 et 521 p. Une grande partie des informations concernant les compositeurs, les principales caractéristiques de leurs œuvres, les concerts et les sociétés de concerts qui les ont programmées figurent désormais dans le « Répertoire de la Symphonie Française », base de données en ligne issue de cette thèse : http://www.ums3323.paris-sorbonne.fr/SYMPHONIES/index.php

 

(2) Andries, Jean, « La musique instrumentale en France. La symphonie », Précis de l’histoire de la musique depuis les temps les plus reculés, suivi de notices sur un grand nombre d’écrivains didactiques et théoriciens de l’art musical, Gand, Impr. et Lithogr. de Busscher frères, 1862, p. 156.

 

(3) Pour une vision plus exhaustive des compositeurs concernés, on se reportera au « Répertoire de la Symphonie Française » précédemment évoqué. On y retrouvera notamment la liste des symphonistes répertoriés entre 1830 et 1870, associées à des fiches biographiques pour  les compositeurs les moins connus.

 

(4) Berlioz, Hector, Journal des débats (18 avril 1839), Critique musicale, Cohen, H. Robert et Gérard, Yves, éd., Paris, Buchet-Chastel, 1996-2008, vol. 4, p. 85.

 

(5) David, Jules, Jacques Patru, Bruxelles, Meline, Cans et Compagnie, 1840, Tome 2, p. 13. Louis Lablache était un baryton italien qui remporta à Paris un immense succès, Jean-Baptiste Chollet un ténor français et Jenny Colon une actrice et cantatrice française.

 

(6) Berlioz, Hector, « Symphonies de Reber. Stephen Heller », À travers chants, Paris, Gründ, 1971 (1/1862) p. 341.

 

(7) Ibid.

 

(8) David, Félicien, Lettres autographes conservées au département de la BnF, lettre 74, 27 février 1837.

 

(9) Dratwicki, Alexandre, « Les « Envois de Rome » des compositeurs pensionnaires de la Villa Médicis (1804-1914) », Revue de musicologie, Paris, Société française de musicologie, 91/1, 2005, p. 99-193.

 

(10) Envoient une symphonie : François Bazin (1842), Victor Massé (1846), Léon Gastinel (1848), Pierre-Louis Deffès (1850), Jules Duprato (1851), Alfred Deléhelle (1854), Léonce Cohen (1855), Jean Conte (1858), Charles-Joseph Colin (1859), Georges Bizet (1860), Samuel David (1860, 1861 et 1862), Jules Massenet (1865), Charles-Victor Sieg (1866), Alfred Rabuteau (1870).

 

(11) Orgue de salon expressif, mis au point par Cavaillé-Coll. Il s’agit d’un instrument à clavier à lames vibrantes, pouvant faire entendre les sonorités de flûte, hautbois, clarinette et cor anglais.

 

(12) On pourra avoir une idée des transcriptions existantes en consultant le « Répertoire de la Symphonie Française ».

 

(13) Blanchard, Henri, « Société Sainte-Cécile », Revue et Gazette musicale de Paris, XXI/52 (24 décembre 1854), p. 414.

 

(14) Voir la note 1.

 

(15) Sur la totalité des concerts relevés en France, près de 60 proposent au moins l’une de ses symphonies, en intégralité ou par fragments, la plupart sous la direction du compositeur.

 

(16) Elwart, Antoine, Histoire de la Société des concerts du Conservatoire Impérial de Musique, Paris, Castel, 1860, p. 60.

 

(17) Rapporté par Camille Saint-Saëns, Harmonie et mélodie, Paris, Calmann-Lévy, 1885, p. 209.

 

(18) Bourges, Maurice, « Union musicale. Deuxième concert », Revue et Gazette musicale de Paris, XVII/7 (17 février 1850), p. 55. C’est la Troisième symphonie de Reber qui clôt le concert.

(19) La Première symphonie de Mendelssohn arrive en 1843, tandis que la Première de Schumann n’est programmée qu’en 1867, dix ans après l’accueil de la Troisième symphonie par la Société des Jeunes Artistes.