« La Tempête », tragi-comédie ou romance (1611), ultime et différent chef-d’œuvre de William Shakespeare (1564-1616), a été la source d’inspiration pour de nombreuses partitions, symphoniques autant que lyriques. Parmi elles, citons plus essentiellement, outre les adaptations de Purcell (1659-1695) et de Matthew Locke (ca 1622-1677), l’opéra en deux actes assez superficiels, La Tempête, de Jacques Fromental Halévy (1799-1862), représenté à Londres en 1850 – l’émouvante musique de scène (1862) de Sir Arthur Seymour Sullivan (1842-1900) – la vigoureuse ouverture Prospero (1885) du Londonien Frederick Corder (1852-1932) – l’extraordinaire musique de scène de Jean Sibelius (1865-1957), Stormen, opus 109 (1925) – l’opéra en deux actes, Die Zauberinsel (1942) du Suisse Heinrich Sutermeister (1910-1995) – le métaphysique Der Sturm (1952/55), opéra en trois actes dans la traduction allemande d’August Wilhelm von Schlegel (1767-1845) et Johann Ludwig Tieck (1773-1853) du Genevois Frank Martin (1890-1974) – The Tempest, opéra en trois actes (1985) de l’Américain John Charles Eaton (1935-) – et enfin, le sujet de cet article consacré à la mise en musique shakespearienne, en 2003/2004, de l’Anglais Thomas Adès, fruit d’une commande de Covent Garden.
Après tant de partitions consacrées à ce chef-d’œuvre du théâtre universel, il ne semble pas impertinent de se demander en quoi consistent les motivations d’un compositeur décidé à le traiter une fois de plus, notamment dans le domaine lyrique. Il s’agit bel et bien d’une gageure. Thomas Joseph Edmund Adès a entrepris cette aventure non sans succès.
Thomas Adès © Brian Voce
Compositeur, pianiste et chef d’orchestre, il est né à Londres le 1er mars 1971. Entre 1983 et 1988, il a travaillé le piano auprès du Canadien Paul Berkowitz puis la composition chez Robert Saxton (*1953), à la Guildhall School of Music and Drama de Londres. Il se perfectionnera ensuite, jusqu’en 1989, à Szombathély, en Hongrie, chez le compositeur György Kurtág (*1926). Peu après ses études à King’s College, Cambridge, de 1989 à 1992, dans la classe d’Alexander Goehr (*1932) et Robin Greville Holloway (*1943), il acquiert une solide réputation de compositeur. Entre 1993 et 1995, il est compositeur en résidence du fameux et historique Hallé Orchestra, à Manchester. Asyla (1997), l’une de ses premières partitions, est une commande du chef d’orchestre Sir Simon Rattle. Les compétences de Thomas Adès l’ont également amené à diriger le Birmingham Contemporary Music Group (1998/2000), à enseigner en tant que Britten Professor of Composition à la Royal Academy of Music (RAM) de Londres, et à assurer la direction artistique de l’Aldeburgh Festival de Britten, dans le Suffolk, de 1999 à 2008. En tant que chef d’orchestre, il dirige régulièrement des phalanges aussi prestigieuses telles que le Los Angeles Philharmonic, le Boston Symphony, le London Symphony Orchestra, le Royal Concertgebouw. Il a également conduit The Rake’s Progress (1947/51) de Stravinsky au Royal Opera de Londres ainsi qu’à l’Opéra de Zurich.
Indépendant dans son langage, Adès a échappé à la rigidité constructiviste de certains maîtres à penser du XXe siècle de même qu’il a soigneusement évité l’esthétisme expressionniste. En cela, il hérite indéniablement de l’état d’esprit d’un Leoš Janáček (1854-1928) ou d’un Karol Szymanowski (1882-1937). D’aucuns l’ont parfois comparé à son compatriote Benjamin Britten (1913-1976).
Pour le livret de son opéra The Tempest, Thomas Adès a sollicité l’aide de la dramaturge australienne Meredith Oakes (*1946) laquelle a préservé l’intégralité du projet shakespearien tout en le condensant en trois actes égaux et quatorze scènes au lieu des cinq actes et neuf scènes initiaux. Son livret, au vocabulaire contemporain, a parfois été critiqué pour sa pauvreté. En effet, et d’une certaine façon, elle a réécrit l’histoire en en modifiant ici et là la dimension psychologique que, d’ailleurs, la musique va singulièrement restaurer. De ce fait, est-elle vraiment restée fidèle au rêve shakespearien ? En réalité, l’opéra se concentre sur la difficulté et la nécessité de valoriser la compassion. Les éléments magiques, rituels et incantatoires, imprègnent l’ouvrage dans toute sa continuité presque hypnotique.
Simon Keenlyside/Prospero - Production du ROH 2004 © Clive Barda
Le thème original met en scène Prospero(2) (baryton), ancien duc de Milan, détrôné par son frère le cynique et scélérat Antonio (ténor). Ce dernier, avec l’appui de son complice Alonso (ténor) (3), roi de Naples, contraint Prospero à l’exil avec sa fille, l’« admirable » Miranda (mezzo-soprano). Ils prennent la mer, symbole shakespearien par excellence. Grâce au loyal Gonzalo (baryton-basse), conseiller du roi, ils survivront avant d’échouer sur une île déserte(4) qui transcende l’autre monde, celui des traîtres. Sur cette île habite le vulgaire Caliban(5), personnage essentiel de la pièce, fils sauvage de la « hideuse sorcière Sycorax(6) » et du démon Setebos(7). Le grand spécialiste de Shakespeare, Sir John Frank Kermode (1919-2010), l’a même qualifié de « héros pastoral à rebours ». Thomas Adès en fait un ténor lyrique incarné avec subtilité, lors de la création au Royal Opera, par le Britannique Ian Bostridge, tout le contraire d’une brutalité bestiale.
Dès le Prélude, composé en dernier, le chromatisme symbolise la « Tempête » elle-même symbole du châtiment suprême(8). D’ailleurs, Prospero ne s’est pas limité à provoquer une tempête en mer, il l’a dévastée tout en tirant les morts des tombeaux. À l’instar de la tragédie grecque antique, le chœur de la Cour apparaît. Il commentera l’action avec une relative discrétion. Tout au long de la dramaturgie, la musique oscillera entre une dissonance épineuse et la consonance la plus luxuriante. Miranda, très ébranlée, sent que son père Prospero est responsable du désastre maritime. En l’occurrence, le rôle fascinant et complexe du magicien, particulièrement marqué par l’esprit de vengeance, a été conçu et créé par le baryton britannique Simon Keenlyside, interprète par ailleurs d’un large et impressionnant répertoire. Prospero apprend à sa fille que les passagers du navire en détresse sont ses ennemis, les membres de la Cour de Naples singulièrement mis en valeur par le compositeur et sa librettiste. Puis, Miranda est endormie par sortilège tandis qu’Ariel(9) (soprano), « un esprit de l’air » ou un ange – que Sycorax avait emprisonné dans « un pin éclaté » – raconte à son maître Prospero les détails du naufrage. La vocalité vertigineuse et l’ambitus impressionnant d’Ariel conviennent parfaitement à la voix de l’Américaine Cyndia Sieden. Ce type de traitement – l’un des rôles de coloratura les plus saisissants jamais conçus pour l’opéra – ne laisse généralement pas d’étonner quant à la signification que le compositeur attribue à ce personnage surconscient comme s’il était encore sous le pouvoir de la sorcière Sycorax, mère démoniaque de Caliban. Ainsi, dans la scène 5 de l’Acte I, lorsqu’Ariel chante le fameux Five fathoms deep/Your father lies (« À cinq pieds de profondeur/Votre père repose ») légèrement modifié par la librettiste. La mise en musique attribuée jadis au luthiste Robert Johnson (ca 1583-1633) reste dans toutes les mémoires. Le maître de la magie blanche de l’île avait ordonné à Ariel de faire venir jusqu’à lui Ferdinand (ténor), le fils du roi de Naples. C’est ainsi que le jeune homme, confronté à la sublime Miranda, son exact pendant, s’éprendra d’elle à la déception voulue du magicien. La scène VI reprend quelque peu le ton d’Ariel jusqu’à l’intervention brusque et contrariée de Prospero (Sir, Naples unseated me). L’acte se termine dans une grande tension et agitation. La vengeance n’est pas encore complètement accomplie.
Ian Bostridge/Caliban - Production du ROH 2004 © Clive Barda
Au deuxième acte apparaissent deux membres grotesques de la suite royale, le « sommelier ivre » Stephano (baryton-basse) et le bouffon vulgaire Trinculo (contre-ténor). Une querelle, provoquée mystérieusement par Ariel, va aussitôt éclater entre les ennemis de Prospero. Le La Majeur de Caliban, entonnant Friends don’t fear/The Island’s full of noises/Sounds and voices (« Amis, ne craignez rien/l’île est pleine de bruits/de sons et de voix »), à la scène 2, exprime clairement le ton anglais qui pourrait même faire penser, contre toute attente, à celui de Gerald Raphael Finzi (1901-1956). Gonzalo lui répond tout en le questionnant avec une gravité qui rappelle certains passages du Pilgrim’s Progress (1951) de Ralph Vaughan Williams (1872-1958). Mais, Caliban sera bientôt réduit au silence par Prospero. Il s’agit désormais de retrouver les traces de Ferdinand sur l’île tant l’inquiétude à son sujet croît au fur et à mesure du drame. Son père, le roi de Naples, entonne aussitôt un chant d’imploration assez remarquable (My son is dead/ « mon fils est mort »). C’est alors que, pour se venger, Caliban, s’adressant à Stephano et à Trinculo, initie un complot visant à détruire Prospero. Le Duo entre Ferdinand et Miranda à la fin de l’acte, scène 4, constitue une apothéose dont l’ardeur est empreinte de délicatesse. Le dernier chant de cette séquence est confié à un Prospero presque désespéré.
Le troisième et dernier acte introduit les deux ladres, Stephano et Trinculo, mandatés par Caliban. Dans le même temps, Ariel – soucieux de retrouver son entière liberté – conduit les naufragés à travers le labyrinthe de l’île. Ils vont s’endormir tandis qu’Antonio et le mauvais Sebastian (baryton) fomentent le crime du roi et de Gonzalo. Ariel entretient toujours le trouble avec ses sortilèges jusqu’à faire fuir tous les courtisans vers une autre partie de l’île. Face à cette disharmonie, le couple formé par Ferdinand et Miranda se présente à Prospero, apaisé, et Ariel dont la vocation est de les bénir. Le chemin de la réconciliation entre le magicien-prophète et ses adversaires de Milan et de Naples est amorcé. Prospero se révèle enfin à eux. Ferdinand leur présente son épouse. Mais, Antonio – qui adopte généralement le ton de la désinvolture –, refusera le pardon de Prospero malgré le navire restauré et la paix conclue entre Milan et Naples. Il chantera de façon caricaturale, hachée et presque décousue dans la scène 4. La fin, profondément tragique, montre Prospero abandonnant ses pouvoirs, Ariel trouvant sa liberté et Caliban demeurant seul sur l’île. Pourtant, l’épilogue de Prospero dans la pièce a disparu de l’opéra qui conclut par un étrange duo entre Ariel et Caliban ce qui est psychologiquement intéressant. Dans ce dernier acte, Adès s’exprime avec une étonnante complexité contrapuntique.
Cyndia Sieden/Ariel - Production du ROH 2004 © Clive Barda
À propos, justement, de sa conception du langage musical, le compositeur était interrogé jadis par un journaliste français soucieux de comprendre la raison pour laquelle il lui arrive de partir d’une échelle atonale pour conclure ensuite sur une accord parfait Majeur. Et le compositeur de répondre :
« Oui, je sais, c’est théoriquement interdit, sauf si, comme moi, vous ne croyez pas au système tonal. […] On admet depuis des siècles que certaines notes s’attirent et se repoussent, mais personne ne sait pourquoi. L’auditeur d’une chanson populaire se fiche de savoir qu’il vient d’entendre une quarte parfaite, suivie d’une tierce et d’une quinte, il sent juste que l’enchaînement est harmonieux. Moi, je fais pareil, je lance des notes dans la composition et j’observe, avec mon microscope naturel, comment elles se comportent et vibrent. Mon travail, mon talent si j’en ai un, c’est de comprendre et sentir ces effets magnétiques. »
Il ajoutait à propos du travail sur la forme :
« Je crois qu’il n’y a pas de différence entre une forme académique et une forme organique. Une chaconne ou une passacaille sont des formes vivantes. Même une mazurka de Chopin passe de la dépression à la joie extrême, sans plan préétabli. […] Je laisse toujours une pièce me dire quelle sera sa forme, je ne crois pas que le matériau musical soit de l’argile morte à laquelle le souffle créateur de l’artiste donne vie. Je crois que tout matériau est magnétique et polarisé. »
Pour son opéra, Adès a soigné la signification relative au lieu et aux personnages. Ainsi, pour l’île qu’il traite avec des sonorités éthérées, très évocatrices, coulantes, confiées aux bois et aux cordes. Le monde des courtisans milanais sonne en fanfare de manière déclamatoire et pédante. Cependant, le ton général adopté par le jeune compositeur britannique est à la fois doux et grave, tendant à la purification après l’ouragan punisseur. Il a probablement, à l’instar de Shakespeare, exprimé sa propre conception de la vie.
The Tempest a été créé au Royal Opera House, Covent Garden, de Londres, le 10 février 2004, sous la direction du compositeur, dans une mise en scène de Tom Cairns. L’ouvrage a ensuite été représenté à l’Opéra de Strasbourg et à celui de Copenhague. La première américaine a eu lieu le 29 juillet 2006 au Santa Fe Opera avant une production à Francfort et un enregistrement pour EMI Classics, en 2009. Plus récemment, le Metropolitan Opera l’a incorporé dans sa saison de 2012/13. Cette dernière production, due à Robert Lepage, sera donnée à la Staatsoper de Vienne, en juin 2015, sous la direction du compositeur, avec l’Orchestre Philharmonique.
James Lyon.
1 thomasades.com.
2 Issu de la tradition néo-platonicienne, ce nom signifie « favorable ». Il figure déjà dans Every Man in His Humour, comédie (1598) de Ben Jonson (1572-1637) dans laquelle Shakespeare a joué. Certains commentateurs ont forgé une analogie entre le dramaturge et son personnage.
3 Il est fait mention de ce nom dans l’History of Travaile (1577) de Robert Eden (?), probable source de la pièce de Shakespeare.
4 Cette île serait Lampedusa, entre Malte et la Tunisie.
5 Pour quelques critiques, lecteurs de Montaigne (1533-1592), ce nom serait l’anagramme de « cannibale ».
6 Sa description doit beaucoup au portrait de Médée qu’en a fait Ovide dans ses Métamorphoses (7).
7 Selon les récits de voyage de Magellan (1480-1521), dieu des Patagoniens.
8 Cet événement rappelle aussi le naufrage de l’amiral Sir George Somers (1554-1610), aux Bermudes, le 25 juin 1609.
9 Ce nom apparaît dans la littérature magique traditionnelle ainsi que chez Ésaïe 29 et Esdras 8,16. Il est parfois comparé au dieu grec messager Hermès.