Dans les années d'après-guerre entrent en ligne de compte des données démographiques et économiques nouvelles qui font évoluer la société française et lui imposent d'adapter son système éducatif, de décloisonner les disciplines et de favoriser l'interdisciplinarité. Cette évolution vers la polyvalence et la transversalité est rendue possible par la réforme du système scolaire notamment la circulaire Fontanet de 1973 libérant 10% du temps pédagogique pour l'organisation d'activités originales mais c'est le colloque d'Amiens (1968) qui pose les fondamentaux d'une école nouvelle où les enseignements artistiques ont désormais un rôle primordial à jouer.
Avec l'émergence de l'action culturelle, 1968 marque aussi la fin d'un modèle dominant où la musique et les arts plastiques étaient les uniques disciplines artistiques dispensées en milieu scolaire. Musique et arts plastiques sont rejoints notamment par le théâtre et le cinéma mais au-delà de la diversification des matières proposées en milieu scolaire, c'est la façon dont les enseignements sont envisagés dans leur transversalité et pour leur ouverture sur le monde qui provoque la fin du modèle prégnant jusqu'alors.
Des finalités nouvelles pour l'école et un contexte favorable pour l'éducation musicale.
Il faut remonter à la fin des années soixante pour voir la notion d'éducation artistique s'introduire dans le débat sur l'éducation scolaire de manière décisive. Le colloque d'Amiens tenu en 1968 – « Pour une école nouvelle » - pose les bases d'une réflexion qui a nourri toutes les avancées sur l'éducation artistique depuis. Pour un certain nombre de militants, cette notion s'est forgée autour de l'idée qu'elle a vocation à participer à la formation globale des individus, à côté et avec l'éducation formelle, et qu'elle constitue un point d'appui pour construire des repères, une autre fenêtre sur le monde. En mettant en contact les jeunes avec les œuvres, avec les artistes, l'éducation artistique participe à l'éveil des sens, à la construction de l'intelligence sensible, en définitive à l'autonomie et à la construction personnelle des individus, tout en contribuant par d'autres voies à leur insertion dans la cité. Pour cela, bien entendu, il faut pouvoir s'appuyer sur des politiques concertées, des acteurs, des lieux. L'école est le lieu central de conciliation possible entre la formation de l'intelligence rationnelle et celle de l'intelligence sensible parce qu'elle est le lieu de sociabilité, d'éducation, de citoyenneté de tous par excellence.
On retrouve les grandes lignes du colloque d'Amiens dans les travaux de la Planification française. Les membres de la commission des affaires culturelles du VIe Plan (1971-1975) font un certain nombre de constats sur le système éducatif qui servent de base à leur réflexion. Dans un premier temps, une critique de l'enseignement légué par la bourgeoisie du XIXe siècle. Un système qui vise plus à transmettre des connaissances qu'à permettre l'intelligence du monde : « L'école de la IIIe République avait su communiquer à la fois un savoir et une culture, celui de la démocratie libérale. L'école d'aujourd'hui se demande si elle restera le moyen unique d'acquisition du savoir, et quelles mutations seront nécessaires pour réconcilier savoir et culture(1). » Dans un second temps, une revalorisation de l'imaginaire et du sensible : « Cette orientation entraînera un changement de mentalité, une modification considérable du rapport avec l'élève, une stimulation de ses dispositions naturelles dans une atmosphère de plus grande liberté. »
Les méthodes pédagogiques suivies au début des années soixante-dix sont pour le groupe enseignements artistiques du VIe Plan « fort peu adaptées à l'enfance(2) ». D'ores et déjà on parle d'enfants et non d'écoliers et ce changement de dénomination montre l'évolution générale souhaitée par le groupe. L'école ne doit plus seulement se contenter d'enseigner des disciplines intellectuelles à des écoliers mais elle doit aussi apprendre aux enfants à vivre dans le monde qui les entoure. Cette nouvelle pédagogie doit favoriser « l'épanouissement de la personnalité de l'enfant », éviter le conditionnement de l'individu par la technique et l'argent, « ouvrir à l'art vivant sous toutes ses formes », mais aussi « ouvrir l'école » (des visites de l'enfant à des organismes extérieurs, et l'école doit recevoir des visites de l'extérieur). Le point 21 du rapport préparatoire de la commission B du colloque d'Amiens stipule qu'« il faut aussi que l'école sache s'ouvrir à tous ceux qui sont susceptibles, par leur richesse personnelle, leur expérience, de venir se prêter au dialogue, à l'échange que l'enfant réclame et auquel il a droit(3). » Enfin, il semble primordial d'« habituer tous les maîtres à tirer parti du présent, de l'actualité, de l'événement d'où qu'il vienne. Certes, l'inventaire, la réflexion sur les œuvres du passé restent enrichissants. Mais ce qui compte surtout c'est se sentir capable de vivre avec son temps(4). » En bref, un nouveau profil de maître doit être établi, il doit dorénavant être capable de travailler en équipe, d'animer. Cet épanouissement de l'enfant est par ailleurs la recette du succès des éducateurs de l'école maternelle.
Ces finalités nouvelles sont « mal intégrées(5) » car elles sont « purement et simplement plaquées sur un système dont les finalités foncières n'ont pas été modifiées(6). » Toutefois, le colloque d'Amiens exprime la volonté de bouleverser les hiérarchies entre les disciplines. Bouleversement impulsé par le plan Langevin-Wallon qui repose notamment sur le principe de l'égale dignité de toutes les tâches, manuelles et pratiques autant qu'intellectuelles. « L'homme n'est plus considéré comme une intelligence pure(7). » Pour Louis Cros, inspecteur général de l'Instruction publique et auteur d'un livre intitulé « L'explosion scolaire», la conception méthodologique de l'enseignement est « trop restée de caractère intellectualiste, livresque et formel(8). » Il parle de « discrimination et de hiérarchie implicite entre trois catégories de disciplines(9). » Il distingue en effet les anciennes disciplines formelles (latin, français, mathématiques), les disciplines scientifiques plus récemment constituées (histoire, géographie, sciences physiques et naturelles) et les disciplines concrètes (éducation physique, éducation artistique, travaux manuels).
« Les finalités scolaires doivent suivre l'évolution des besoins sociaux(10). » L'école doit être ouverte sur le monde qui l'entoure, voilà une finalité nouvelle. Cela ne signifie pas pour autant que l'école doive s'inscrire dans un rapport de dépendance. Et selon les finalités traditionnelles : « Le contenu des études est déterminé en fonction d'un modèle idéal qui échappe aux exigences de la professionnalisation (…) on vise à former l'homme(11). » Ce type de contradiction entre les finalités nouvelles et traditionnelles rend difficile la manœuvre politique.
Il faut permettre à l'individu de modeler la nature de sa vie dès l'école. Pour mieux vivre il est nécessaire que chaque enfant puisse connaître ce pour quoi il est fait. C'est une idée-force de la commission B du colloque d'Amiens : « L'épanouissement de chacun doit s'appuyer sur ce qui lui convient le mieux (…) On peut favoriser la formation d'un élève et son intégration sociale par la gymnastique ou les couleurs, et la compromettre à jamais par le latin ou les mathématiques(12) » ; «Toutes les matières concourant à l'épanouissement de l'individu sont nécessaires à un développement harmonieux, individuel et collectif(13). » Les tenants de l'école nouvelle proposent de « réhabiliter le corps, l'activité manuelle, l'affectivité ». La formation culturelle et artistique répond à ces nouveaux critères. Elle propose de « faire jouer les ressources de la sensibilité (14) ». « Se servir pour susciter la soif de savoir, de la curiosité de l'imagination de l'enfant, de son goût pour la création et l'action, est bien certainement la meilleure méthode(15). » Parler de formation culturelle, c'est « s'assigner comme but premier la formation d'un être : sachant s'informer, raisonner, communiquer ; responsable, libre et désaliéné mais en même temps communautaire ; équilibré, sachant découvrir son art de vivre par un ajustement sans cesse recréé à l'environnement changeant ; capable pour cela de prévoir(16). » Parmi les activités artistiques promues par le colloque d'Amiens on trouve les arts plastiques, l'architecture, la musique et les arts sonores, les activités manuelles, l'expression corporelle, les arts d'animation, les activités dramatiques, les activités de synthèse. Ce qui semblait être subalterne pour beaucoup devient dans l'esprit de quelques-uns primordial car « l'art fait du bien à tous(17). »
« Une nouvelle obligation politique : l'action culturelle (18) »
Le tiers temps pédagogique fait office d'« ébauche de solution » pour le groupe enseignements artistiques du VIe Plan. À la circulaire du 7 août 1969 qui met en place le tiers temps pédagogique pour les écoles maternelles et primaires, fait suite la circulaire signée le 27 mars 1973 par le ministre de l'Éducation, Joseph Fontanet. Elle permet « de mettre, à compter de la rentrée 1973, 10% de l'horaire annuel à la disposition des établissements d'enseignement secondaire » pour « consacrer intégralement ce contingent d'horaire à des activités originales en liaison avec l'enseignement(19). » et notamment artistique. Cela dans un contexte favorable puisque quelques mois plus tard, en juillet 1974, la commission René Haby fait vingt-quatre propositions pour l'éducation à la sensibilité et à la créativité en milieu scolaire et le 11 juillet 1975, le ministre de l'Éducation nationale René Haby fait adopter une loi sur la réforme du système éducatif qui préconise un équilibre entre les disciplines intellectuelles, artistiques, manuelles, physiques et sportives et insiste sur la place qui doit être faite à la sensibilité artistique.
Cette circulaire prévoit un assouplissement de l'organisation du cycle secondaire. Le temps scolaire contraint par un programme passe de trente à vingt-sept heures hebdomadaires ; les trois heures dégagées devant être utilisées plus librement et consacrées à des activités originales. La circulaire propose des types d'activités possibles. Les plus courantes sont les activités théâtrales, intéressantes pour les disciplines littéraires et artistiques. Mais les professeurs font aussi preuve d'un réel effort d'imagination et de recherche en envisageant d'autres sujets qui sont eux en revanche franchement inattendus et pas très artistiques : les boucaniers, le couscous, le cassoulet… Les réalisations sont également nombreuses en matière d'environnement et de cadre de vie. Le 10% n'est pas réservé aux activités d'éducation artistique. Néanmoins, un très grand nombre d'opérations relevant du 10% (environ la moitié) (20) s'orientent spontanément vers des activités culturelles. Cette tendance inscrit dans le temps scolaire les pratiques artistiques déjà existantes dans un cadre libre. Le 10% a demandé aux enseignants de rompre, en partie au moins, avec le comportement que l'institution exige d'eux le reste du temps en les mettant dans la situation d'intervenir sans programme ni sanction ultérieure dans des domaines où leur compétence n'est ni très assurée ni reconnue ; d'aborder des situations extérieures à la classe ; de se confronter à d'autres compétences et de coordonner une tâche d'enseignement avec des collègues dans le cadre de la pluridisciplinarité. On remarque que ces différents points s'opposent d'une façon très nette aux différentes caractéristiques qui définissent la relation pédagogique traditionnelle. Ce type d'action nécessite la spécialisation de certains enseignants comme conseillers techniques. Il peut être aussi fait appel à des animateurs d'associations ou à des personnalités qualifiées extérieures au système scolaire : professeurs de conservatoires, conservateurs de musées, archivistes, bibliothécaires, comédiens de centres dramatiques, artistes, spécialistes de tous ordres, responsables dans tous les secteurs de l'activité économique et social. Le comportement des enseignants eux-mêmes en matière d'action culturelle est considéré comme élément prédominant de l'ensemble des innovations proposées.
Ce que le groupe enseignements artistiques du VIe Plan souhaite avant tout, c'est en finir avec « les méthodes stérilisantes » du cours de dessin traditionnel ou du cours de solfège. Les programmes et les directives sont « surannés ». Le maître est souvent sommé d'enseigner un dessin de reproduction auxiliaire des sciences ou le solfège. Il faut modifier « radicalement (21) » les programmes. Il ne s'agit plus de « rendre accessibles les œuvres capitales […] au plus grand nombre » mais de fournir « à la totalité des citoyens le minimum vital en matière culturelle […] Les hommes ont même le droit de refuser la culture mais ils sont en droit d'exiger qu'on la leur propose et que l'égalité en droit, l'égalité des chances soit en ce domaine accomplie. »
C'est pour cela que « dès la sixième, l'éducation esthétique doit s'organiser autour de temps forts : événements culturels sur des thèmes choisis, [qui] mobiliseront les enseignants de plusieurs disciplines. » C'est ce que tente de mettre en œuvre le Fonds d'intervention culturelle (FIC) mis en route dès 1971 et pièce maîtresse de la nouvelle politique de développement culturel. Cet organisme permet de concrétiser la collaboration entre les ministères de la Culture et de l'Éducation nationale, aussi bien qu'entre l'État et les collectivités locales. Par son soutien financier (ce fonds est rattaché au budget du ministère des Affaires culturelles), le FIC aide à lancer des projets d'action culturelle de type nouveau, n'entrant pas dans les cadres des subventions accordées par les ministères en multipliant les expérimentations transversales.
Le concept d'une politique globale de la culture intégrée au développement de l'ensemble du pays s'est substitué à la notion d'affaires culturelles. Une culture vivante, une culture en actes conçue en termes de rapports humains et de vie quotidienne ; « il s'agit de favoriser l'accès de chacun à une plus effective citoyenneté(22). » Le ministre de la Culture Jacques Duhamel pose des conditions : un défi à toute tendance à l'égalitarisme culturel et un encouragement au culturalisme. « Qu'une fausse pudeur ne trouble pas nos esprits et que nos bons sentiments ne nous conduisent pas à un égalitarisme culturel qui tarirait la source. Sans cela le développement culturel serait le partage des pains sans le miracle de la multiplication(23). » Enfin, « que le public vienne nombreux à la maison de la culture, c'est bien, ce n'est pas suffisant. Il faut créer le contact avec celui qui ne se déplace pas, aller chercher les gens là où ils sont, dans leur milieu naturel, sur leurs lieux de travail. À ceux qui se sentiraient exclus par une sorte de timidité, il faut montrer que la culture est leur bien(24). » Cette notion culturaliste existait déjà chez le Malraux de 1936. « L'héritage culturel n'est pas l'ensemble des œuvres que les hommes doivent respecter mais de celles qui peuvent les aider à vivre (…) Tout le destin de l'art, tout le destin de ce que les hommes ont mis sous le mot culture, tient en une seule idée : transformer le destin en conscience(25). »
Il ne s'agit pas pour le développement culturel d'imposer la musique et le dessin dans son acception bourgeoise à tous. Pour le rapport du groupe long terme du VIe Plan (mars 1971), ce type de projet constituerait un autre danger de « massification » et « d'aliénation ». En réponse à ce danger le rapport propose que la politique d'action culturelle ne soit exclusive d'aucune discipline. Une politique pluraliste pour éviter la massification. « Le développement culturel n'est pas seulement la démocratisation de la " haute culture "(26). »
« La notion de développement culturel implique le dépassement de l'ancienne culture réservée à une minorité de privilégiés et consiste en un enrichissement personnel d'ordre intellectuel ou artistique. Elle efface la distinction entre le « culturel pur » (lecture, théâtre, musique) et le domaine du « socioculturel » ou « socio-éducatif ». Les instruments traditionnels de la culture ne sont plus les moyens uniques d'un accès à cette autonomie de l'individu. Tout individu doit participer activement à la culture vivante en train de se faire(27). »
Le contexte de Mai 68 a favorisé cette tendance. Les directeurs des théâtres populaires et des maisons de la culture réunis à Villeurbanne le 25 mai 1968 expriment le refus d'une culture et d'un langage dont la diffusion serait réservée à la classe cultivée dominante, mais aussi du rejet de la culture traditionnelle et des modèles culturels : « À la conception traditionnelle [de la culture] dont nous avons été jusqu'ici plus ou moins victimes, il convient de substituer sans réserve et sans nuance une conception entièrement différente qui ne se réfère pas a priori à tel contenu préexistant mais qui attend de la seule rencontre des hommes la définition progressive d'un contenu qu'ils puissent reconnaître(28). »
Les enseignements artistiques proposés en milieu scolaire reflètent cet ordre des choses. En introduisant l'action culturelle en milieu scolaire, l'ambition est de subvertir l'autorité des enseignements de musique et d'arts plastiques au profit de l'enfant et de son potentiel créateur. Selon le rapport Puaux sur les établissements culturels (1982) qui tente une définition de l'action culturelle, il s'agit d'obtenir « que les hommes soient mis en demeure de prendre conscience de la part de richesse, de créativité qu'ils portent en eux, mais que le plus souvent, ils ignorent ». Permettre à une « immensité humaine composée de tous ceux qui n'ont encore aucun accès ni aucune chance d'accéder au phénomène culturel sous les formes qu'il persiste à revêtir(29) », c'est rejeter les modèles culturels et affirmer l'identité des exclus de la culture dominante. L'idée fondamentale soulignée par Francis Jeanson (auteur de L'action culturelle dans la cité) étant que « le rejet des valeurs de la classe dominante va de pair avec l'affirmation de l'identité culturelle des classes dominées(30) ».
L'éducation artistique en milieu scolaire profite de l'évolution du système éducatif et de l'essor des politiques culturelles notamment du nouvel enjeu que représente le développement culturel. La musique, ainsi que les arts plastiques auraient pu bénéficier du contexte faisant la part belle à l'éveil de la sensibilité aux côtés de l'éducation classique mais paradoxalement ces deux disciplines se sont vues dépassées par le courant de l'action culturelle qui a eu vite fait de les considérer péjorativement comme bourgeoises. On a préféré encourager des cultures plus proches des jeunes ou des populations minoritaires pour éviter toute discrimination culturelle. En dépit de grands succès comme la création des classes à horaires aménagés et des centres de formation de musicien intervenant, la musique peine donc toujours à trouver sa place à l'école.