Au XIXe siècle, alors que le scientisme et le positivisme nourrissent la nouvelle objectivité, c’est au théâtre lyrique que la fascination pour le vrai exerce sa plus rude influence. À partir de Macbeth (1847), l’attention portée à la caractérisation des personnages hisse ainsi Giuseppe Verdi au rang de grand dramaturge, cependant qu’à l’extrémité orientale de l’Europe, l’opéra russe se plie dès 1862 aux préceptes du Groupe des Cinq. Loin de faiblir, cette dévotion pour la vérité culminera au crépuscule du siècle avec le naturalisme français et surtout avec le vérisme italien. Tribune littéraire des vaincus de la vie (vinti della vita) sous la plume de Giovanni Verga (1840-1922), le mouvement gagnera les scènes lyriques dès la retentissante création romaine de Cavalleria rusticana, le 17 mai 1890.
Une pièce en quatre actes
L’une des originalités du répertoire lyrique vériste, c’est qu’il est moins caractérisé par ses auteurs que par quatre opéras célèbres, chacun dû à un compositeur dont il demeure, pour la postérité, le seul chef-d’œuvre : Cavalleria rusticana(1890) de Pietro Mascagni (1863-1945), I Pagliacci (1892) de Ruggero Leoncavallo (1858-1919), Andrea Chénier (1896) d’Umberto Giordano (1867-1948) et Adriana Lecouvreur (1902) de Francesco Cilea (1866-1950).
Décourageant toute tentative de synthèse trop schématique, le poids écrasant de ces quatre partitions ne constitue pas la moindre difficulté dans l’étude du vérisme. Un vérisme dont on ne sait trop s’il serait un style ayant créé certaines formes et formules originales, ou un simple moment de l’histoire lyrique, caractérisé par le refus du symbolisme, de l’impressionnisme, et par la volonté d’échapper au modèle verdien, quitte à solliciter l’exemple subversif de Carmen. À y bien regarder, la vraie difficulté de définir le vérisme ne tient-elle pas à ce qu’il ne se soucie nullement d’inventer un vocabulaire d’une réelle originalité ? Ou encore au caractère incertain de son esthétique, à mi-chemin entre expressionnisme et bel canto ? Incertitude qui explique en grande partie les nombreux échos véristes qu’il est possible de discerner, hors d’Italie, dans presque tous les foyers lyriques du temps, de la France à l’Allemagne, de la Russie aux tout jeunes États-Unis ? Autre motif de perplexité, ce même vérisme relève-t-il avant tout, dans son versant théâtral, de la musique ou de la littérature ? Des deux mouvements influant le plus fortement sur le destin opératique du deuxième XIXe siècle, la Scapigliatura (“échevellement”, par extension vie de bohème) des Praga, Tarchetti et Boito, et le vérisme des Capuana, De Roberto et Verga, c’est ce dernier qui, après 1890, impose dans sa version lyrique de nombreux caractères, plus théâtraux que musicaux : syllabisme, discours continu, contrastes violents, refus de la veine comique, simplicité mélodique, transformation ou suppression de l’air isolé, grandiloquence du finale, écriture verticale, cadre quotidien de l’action, intrigue routinière, etc. Puis, ce faisceau d’interrogations ne souligne-t-il pas, en creux, la force des liens qui uniraient le style vériste aux derniers feux du romantisme lyrique ? Enfin, la durée du vérisme dépasse-t-elle la décennie autour de laquelle tournent les XIXe et XXe siècles, de Cavalleria rusticana (1890) à Adriana Lecouvreur (1902), lors même que les quatre musiciens cités plus haut survivront longtemps à leur chef-d’œuvre, un quart de siècle pour Leoncavallo, un demi-siècle pour les trois autres ? En miroir enfin, l’intégration forcée de tous les ouvrages lyriques italiens du temps à la sphère vériste ne relève-t-elle pas d’un abus complaisant ?
Paradoxalement, la tentative de définir le vérisme en tant que style montre avant tout le caractère inopérant d’une analyse qui userait des seuls outils de la stylistique en tant que mode d’appréhension scientifique d’un style donné, de ses procédés comme de ses effets, non de son histoire ou de celle de ses formules. L’univers vériste exige un déchiffrement bien plus large que celui des seules partitions. L’attitude morale du compositeur vériste face au monde et l’engagement artistique de l’interprète vériste sont ainsi à prendre en compte aussi bien que les formants esthétiques et techniques, mais également la réception particulière du public dont la posture change en profondeur selon qu’il assiste à une représentation d’I Pagliacci ou d’Aïda. Voire d’Il Tabarro ou de Madama Butterfly, deux ouvrages pourtant dus à la même plume !
Un vérisme mal entendu
Les ennemis du vérisme musical, au premier rang desquels un Claude Debussy ulcéré par ce “broiement” de la musique, insistent sur sa prédilection pour une violence sanglante qui, au passage, casserait les voix de ses interprètes. De ce point de vue, révélatrice est l’attitude des adversaires de Puccini qui réduisent sa production à la seule Tosca, et Tosca à la seule scène de torture (d’ailleurs invisible) du deuxième acte. Ne voit-on pourtant pas que le répertoire vériste est bien moins sanglant que la tragédie verdienne ? Il est symptomatique, à ce sujet, que le mépris à l’endroit du vérisme s’accompagne d’une dévotion surprenante à l’endroit d’un théâtre russe (Boris Godounov, Eugène Onéguine) qui n’épargne pourtant guère ses protagonistes. Non plus d’ailleurs que la Carmen de Bizet (1875), première héroïne du théâtre lyrique à payer de sa vie son refus du magistère masculin. Faut-il ici rappeler le célèbre mot tenu par le compositeur français : « Je vous déclare que si vous supprimez l’adultère, le fanatisme, le crime, l’erreur, le surnaturel, il n’y a plus moyen d’écrire une note » ? Affirmation que n’eût désavouée aucun compositeur vériste, surtout quand les victimes de ces passions appartiennent à l’univers policé d’une aristocratie décadente plutôt qu’aux bas-fonds sordides d’une paysannerie dégénérée. Si le temps des Lumières avait multiplié les traités du bonheur, le XIXe siècle s’est plutôt attaché à donner au malheur les seuls traits de la malédiction sociale. Aussi, dans les quatre actes de la dramaturgie vériste (Cavalleria rusticana, I Pagliacci, Andrea Chénier, Adriana Lecouvreur), entendrons-nous la vaine protestation de Turiddu ou de Canio contre leur misère morale, avant d’écouter le poète Chénier et la comédienne Lecouvreur élargir cette complainte à l’universel.
Pietro Mascagni en 1903 / DR
L’irruption triomphale de Mascagni
Né le 7 décembre 1863 à Livourne, Pietro Mascagni s’inscrit en 1876, à l’Institut musical de sa ville. Si ses premières œuvres voient le jour dès 1878, c’est avec la cantate In Filanda qu’il fait son entrée dans la carrière, en 1881. Admis au Conservatoire de Milan l’année suivante, il s’y lie avec Puccini ; si ces études lui sont d’un indiscutable profit, le jeune artiste éprouve les plus grandes difficultés à se plier à la discipline scolaire, d’où son départ en 1885, avant la fin de son cursus complet, pour mener la vie aléatoire de directeur d’une petite troupe d’opérette ! Établi avec sa compagne, Argenide, dans la cité de Cerignola, il y est nommé maestro di suono et canto par la municipalité en mars 1887. C’est en juillet 1888 que le destin frappe à sa porte, sous forme de l’annonce du concours lancé par l’éditeur Sonzogno pour l’écriture d’un opéra en un acte. Choisissant pour argument un sombre récit de Verga, Cavalleria rusticana, le jeune homme demande à ses amis Targioni-Tozzetti et Menacci un livret dont la concision se révèlera d’une redoutable efficacité scénique. La musique est écrite en quelques semaines, le manuscrit expédié au jury (qui en a 72 autres à dépouiller !). Élue devant Labilia de Spinelli et Rudello de Ferroni, Cavalleria rusticana triomphe le 17 mai 1890, devant le public en délire du théâtre Costanzi à Rome. Foudroyant à l’échelon local, le succès se propage à une vitesse stupéfiante sur toutes les scènes du monde.
Il eût alors été audacieux de prévoir que ce premier triomphe serait aussi le dernier ! Certes, Mascagni connaîtra une grande carrière de chef d’orchestre, multipliera les partitions lyriques de grande qualité (L’amico Fritz, I Rantzau, Guglielmo Ratcliff, Silvano, Zanetto, Iris). Mais, au contraire d’un Puccini, dont le succès mondial va croissant, il voit faiblir sa faveur à partir des Maschere, dont la création décevante en 1901, précède les faibles succès d’Amica, Isabeau, Parisina, Lodoletta, Si, Il piccolo Marat, Pinotta, Nerone. En 1940, le cinquantenaire de Cavalleria rusticana est célébré avec faste, l’œuvre connaissant son premier enregistrement discographique, sous la direction du compositeur. Le 2 août 1945, c’est dans une mélancolique solitude que s’éteint Pietro Mascagni, à l’hôtel Plaza de Rome. Avec sa disparition s’ouvre l’ère d’un interminable malentendu, la musicologie réduisant désormais sa production à la seule Cavalleria rusticana, de surcroît systématiquement associée aux Pagliacci de Leoncavallo !
Cavalleria Rusticana, la force des passions élémentaires
[Création : 17 mai 1890 au Teatro Costanzi à Rome, avec Roberto Stagno (Turiddu), Guadenzio Salassa (Alfio), Gemma Bellincioni (Santuzza), Leopoldo Mugnoni (direction)]
Rien de plus élémentaire que l’argument de cet acte brutal, plein de bruit et de fureur, mais aussi d’amour et de tendresse, de joies promises et d’espérances perdues. Amours impossibles, jalousies équivoques, vengeances sanglantes, mensonges dégradants… le tout sur fond de misère morale et de pauvreté matérielle, dans un cadre dont la rusticité ne s’encombre d’aucun effet bucolique, en un temps moderne qui est resté celui des Anciens ! De tout cela, l’opéra de Mascagni rend compte de multiples façons, mais toujours en puisant directement au vivier de la nouvelle de Verga, chronique brutale qui développe en quelques pages une trame rudimentaire.
Au début, donc, du récit de Verga, un jeune paysan, Turiddu Macca, fils de Nunzia, aspirant soldat et point de mire de toutes les filles du village. Puis l’attrayante Lola, mariée au rustaud Alfio « par la volonté de Dieu » ! Enfin, la pauvre Santa qui, probablement enceinte, nourrit de faibles illusions quant à la sincérité d’un Turiddu au discours plein de « belles choses ». Mais aussi, ce qui apparaîtra beaucoup moins dans l’opéra, l’obsession de la richesse, le mépris à l’endroit du propriétaire « riche comme un porc » ! Puis le jeu cruel de la jalousie, Turiddu éveillant avec habileté le dépit d’une Lola outrée par ses assiduités auprès de Santa. Sans compter le poids de la religion, avec pour corollaire l’importance de la confession à la veille de Pâques. Ainsi, tout est prêt pour le déroulement de la tragédie quand Santa, ivre d’amertume et de désespoir, apprend à Alfio qu’en son absence, sa belle épouse a ouvert sa porte à l’avenant Turiddu. Défi entre les deux hommes, refus du verre tendu, morsure à l’oreille… c’est tout le rituel paysan du meurtre commandé par l’infortune conjugale qui se déroule alors. Avant l’échéance, Turiddu fait ses adieux à sa mère, lui demandant « un dernier baiser avant son départ du lendemain » (Datemi un bel bacio come allora, perché domattina andrò lontano). Puis la scène finale, le duel dont l’épilogue est placé sous le signe de la traîtrise, Alfio aveuglant son adversaire par projection dans ses yeux d’une poignée de poussière et le frappant de telle façon à l’estomac et à la gorge que l’afflux de sang ne permet même pas au mourant de formuler un ultime Ah, mamma mia !
Lorsque le jeune Mascagni s’empare de cette trame, il sait que tout doit se faire dans l’urgence. Sans appui, sans librettiste attitré, il se retrouve, du fait même de cette pression, en position de concurrencer des candidats mieux armés. Peut-être même pressent-il là l’occasion de libérer cette juvénile énergie que les épreuves n’ont pas encore altérée. La brièveté de l’œuvre et la rudesse de son sujet ne peuvent que servir une invention mélodique encore intacte et une science orchestrale toute fraîche. C’est dans cette dynamique que doit être comprise la genèse de Cavalleria rusticana, son succès mondial, l’adhésion consensuelle de la critique et du public sous toutes les latitudes (sauf en France, où le fanatisme wagnérien frappe de nullité tout ce qui s’inscrit, peu ou prou, sous le signe du bel canto).
Pour les premiers auditeurs de Cavalleria rusticana, la moindre surprise ne fut pas la forme inhabituelle d’une ouverture rhapsodique, singulier triptyque évoquant les heures précoces de la journée dans une campagne incertaine, animé par la voix puissante de Turiddu en coulisses : « O Lola ch’ai di latti la cammisa, si bianca e russa comu la cirasa… » (Ô Lola, dont la chemise est couleur de lait, te voilà blanche et rouge comme la cerise…). Paroles dénuées de toute complexité psychologique, chantant les sensuels attraits de la belle Lola, mystérieuses pour des oreilles italiennes habituées à une compréhension parfaite et immédiate du texte depuis la première maturité de Verdi ; quelques mesures suffisent de la sorte à Mascagni pour opérer le choix d’un vérisme en accord avec la tonalité triviale du drame de Verga. Même rusticité pour le décor : une place de village bornée par l’église au fond à droite, par l’auberge et par la maison de Mamma Lucia à gauche. Ainsi est d’emblée fermé l’espace du drame. Et pour mieux marquer la prégnance de cette place aux péripéties catastrophiques, Mascagni commence par la frapper d’un silence d’autant plus significatif que tout ce qui l’entoure bruit de sons destinés à l’envahir, tintements des cloches et chœurs villageois se mêlant progressivement, depuis les coulisses, pour donner une réalité rustique au centre du bourg. Il y a, dans tout cela, une adéquation rare à l’évocation de la campagne. Les femmes chantent les attraits de la nature, les hommes chantent les attraits de la femme…
Comme assombrie par le passage soudain de froides nuées, l’atmosphère change du tout au tout avec le départ des paysans et le thème de la détresse de Santuzza, venue chercher un impossible réconfort auprès de Lucia, mère de l’inconstant Turiddu. Aucun préliminaire ici, l’esthétique vériste sollicitant le plus court chemin, le plus fort aussi. La vie commande. Même l’église reste impuissante à rompre la malédiction des passions humaines. Rien de plus poignant, par exemple, que la prière de Santuzza, isolée au cœur de la liesse indifférente. Sans se préoccuper de complexité psychologique, l’esthétique vériste délivre un message de vérité humaine en sollicitant les seules ressources de la musique. C’est ainsi que, dans la scène confrontant Turridu à Santuzza, héros pitoyables d’une histoire sans grandeur et sans intérêt, la brutalité vériste joue à plein, prélude inéluctable à un épisode sanglant. La querelle monte par degrés jusqu’à l’imprécation, aux insultes hurlées et à la malédiction de Santuzza : « A te la mala Pasqua, spergiuro ! » (À toi la Mauvaise Pâque, parjure !). L’intensité de ce dialogue à proprement parler délirant sollicite souvent toute l’attention de l’auditeur et ne lui permet pas, au moins dans un premier temps, de mesurer toute l’ingéniosité de Mascagni, qui reprend nombre de thèmes déjà entendus, comme pour signifier que le cercle de la malédiction se referme et qu’il n’est d’autre issue désormais que fatale. Le tout au sein d’un immense crescendo qui finit par noyer la logique mélodique et le discours stéréotypé, haché, fragment littéraire le plus faible du livret mais support de l’épisode dramatique le plus réussi ! Après le célébrissime intermède instrumental, popularisé par des exécutions sans nombre en concert, par les bandes sonores du cinéma, par l’animation musicale de la publicité, partout bissé, morceau de bravoure de tout chef soucieux d’un succès assuré, on se dirige vers la scène la plus gaie de l’opéra, animée par une chanson à boire. La stupéfiante capacité de Mascagni à transformer le climat d’une scène fait ici encore merveille. Tout se joue en deux répliques. La première marque le refus du verre de vin tendu par Turiddu à Alfio : « Grazie, ma il vostro vino io non lo accetto… » (Merci, mais votre vin je ne l’accepte pas) ; la deuxième, encore plus laconique revient à Turiddu qui prend moins acte du refus de son rival que de tout ce que ce refus sous-entend : « A piacer vostro » (Comme il vous plaira). La fin est foudroyante. Santuzza se jette dans les bras de Lucia cependant qu’une agitation fébrile gagne tous les paysans. Puis le hurlement inhumain qui signe l’arrêt de mort de Turiddu et les ultimes convulsions de l’orchestre qui ferme le drame par trois accords puissants. Cette rapidité de l’épilogue est le plus sûr facteur de sa réussite, lors même qu’il est peut-être simplement le fruit du manque de temps ! Un manque de temps qui ne sera plus jamais le fait d’un Mascagni parvenu à la gloire et n’ayant donc plus jamais – peut-être pour son malheur – à travailler dans l’urgence.
Ruggero Leoncavallo, sur les traces de Mascagni
Né le 23 avril 1857, à Naples, Ruggero Leoncavallo perfectionne son talent de pianiste au conservatoire San Pietro a Majella de Naples, de 1866 à 1874. Connaissant son premier vrai succès avec la création de La Nuit de mai en 1886, il passe contrat avec le grand éditeur italien, Ricordi pour une trilogie, Crepusculum, I Medici, Savonarola et Cesare Borgia. Survient alors le choc de Cavalleria rusticana, en 1890. Certain de ses dispositions pour ce genre et soucieux d’imposer son nom au plus vite, notre compositeur propose le livret d’I Pagliacci à l’éditeur de Cavalleria, Sonzogno, qui lui passe commande de la musique. En 1891, le musicien se retire à Vacallo, en Suisse italienne où il achève, en cinq mois, le livret et la partition.
La création d’I Pagliacci au Teatro dal Verme de Milan sous la direction de Toscanini, le 28 mai 1892, marque ainsi le début, tardif mais triomphal, de la carrière de Leoncavallo. Le succès s’étend à toutes les scènes du monde, mais à l’instar de Mascagni, le compositeur ne retrouvera jamais une telle faveur. Accablé par la chute de sa Bohème à la Fenice de Venise, le 6 mai 1897, conscient de la supériorité de Puccini, Leoncavallo tente encore d’imposer son nom avec Zazà, Der Roland von Berlin, Gli Zingari, Goffredo Mameli, Maia, Edipo Re, dont les succès occasionnels ne l’abusent pas. Plus encore que Mascagni, il restera l’homme d’un seul opéra, ses Pagliacci lui ayant ainsi offert tout à la fois l’immortalité et une fin de vie placée sous le signe d’une mélancolique amertume. Peut-être le plus sûr symptôme de cet échec est-il à découvrir dans la multiplication des opérettes dès 1910 (Malbruck, La Reginetta delle rose, Are you there ?, La Candidata, Prestami tua moglie, A chi la giarrettiera ?, Il primo bacio, La Maschera nuda). Le plus troublant, à la lecture de ces partitions, est leur flagrante absence d'intérêt, le maître d'I Pagliacci ayant renoncé à des hardiesses harmoniques et à ces audaces mélodiques qui lui avaient valu un prestige international. C'est à Montecatini Terme qu'il s'éteint, le 9 août 1919, laissant inachevée la partition d'un drame, Tormenta.
I Pagliacci, le fait divers hissé au rang d’épopée
[Création : 21 mai 1892, Teatro dal Verme, Milan, avec Adelina Stehle (Nedda), Fiorello Giraud (Canio), Victor Maurel (Tonio), Mario Ancona (Silvio), Francesco Daddi (Peppe), Arturo Toscanini (direction)]
Frontispice de la partition pour piano seul de « Paillasse », 1893, Choudens Éditeur
L’appariement systématique de Cavalleria rusticana et d’I Pagliacci ne doit pas conduire à considérer les deux œuvres comme les volets d’un diptyque voulu par les compositeurs, par leur éditeur ou par les directeurs de salles. Cependant, plutôt qu’ignorer cette union des deux opéras, n’est-il pas plus gratifiant de vérifier en quoi chacun sert l’esthétique vériste ? D’autant plus que ce qui les rapproche est loin d’être négligeable : reposant tous deux sur un argument tiré d’un fait divers sanglant, ils se signalent par leur brièveté, leur violence psychologique, l’exacerbation des passions, la liaison fusionnelle de l’amour et de la mort, la simplicité de la trame dramatique, la contraignante unité de lieu, de temps et d’action, la concordance des thèmes avec les unités structurelles, la désinvolture de modulations soumises aux seules nécessités expressives, l’omniprésence d’un orchestre rutilant et éloquent, mais aussi le refus d’un exotisme complaisant ou d’un populisme dégradant. Par ailleurs, à énoncer ces caractères du vérisme musical, n’apparaît-il pas, une fois encore, que Carmen en reste le seul véritable aîné ?
Un fait divers de 1865, jugé par son père, a été présenté par Leoncavallo comme le support de l’argument d’I Pagliacci. Pourtant, les commentateurs ne se font jamais faute de relever que la trame de l’opéra ne renvoie en rien à ce drame domestique. En revanche, deux ouvrages dramatiques présentent de troublantes analogies avec le livret du maître italien. Le premier, Un drama nuevo, dû au dramaturge Manuel Tamayo y Baus et créé en 1867 à Madrid, développe une sombre histoire d’adultère tout en introduisant le principe du théâtre dans le théâtre. Deuxième ouvrage précurseur, La Femme de Tabarin, revient à Catulle Mendès et sa création parisienne, en 1887, n’a pu échapper à notre compositeur. Découvrant le livret de Leoncavallo, Catulle Mendès prendra aussitôt feu et flamme, criant au plagiat et ouvrant une procédure judiciaire. Finalement, les choses s’arrangeront entre les deux hommes, l’écrivain français retirant sa plainte et le compositeur arguant de sa bonne foi. Il y reviendra même, sept ans après la création de son chef-d’œuvre, ayant à cœur de se justifier auprès du public français : « La vérité est que j’ignorais complètement l’œuvre de l’écrivain que j’admire tant et que j’avais fait le plan de mon ouvrage d’après un fait réellement arrivé en Calabre et jugé par mon père lorsqu’il siégeait au tribunal de Cosenza. » (Le Figaro, 9 juin 1899). Dont acte.
Le vérisme pose toujours problème lorsqu’il s’agit de tracer, dans son univers, la frontière entre le musical et le verbal. Rien de plus instructif, en ce sens, que l’étude des premières mesures d’I Pagliacci, réservées à l’orchestre. L’atmosphère y est à la foire, plutôt à la parade, cette parade qui était le genre choisi par Catulle Mendès pour caractériser son Tabarin. Le premier thème cherche délibérément à capter l’attention d’un public ambulant ; puis, l’effet d’annonce produit, la musique change du tout au tout, évoluant dans une atmosphère plus mélancolique et enchaînant sans hiatus les trois thèmes qui construiront la trame de la pièce. Le premier n’est autre que le sinistre « Ridi Pagliaccio », climax du grand air « Vesti la giubba » sous forme du rire dément hurlé par un Canio, parvenu au paroxysme de la fureur. Changement radical avec le thème de l’amour unissant Nedda à Silvio. Traditionnellement, c’est aux cordes accompagnées par la harpe qu’il est confié, délicat et lyrique dans cette atmosphère de désordre joyeux et survolté. Complétant cette mosaïque de motifs qui, aisés à mémoriser, formeront un support immédiat à toutes les expressions de la passion, le troisième thème revient à Canio, dont il peint la sombre jalousie, chantée par les violoncelles. Retour de la gaîté bruyante des premières mesures, quelques échappées aux divers pupitres de l’orchestre, et le bossu Tonio peut enfin se glisser devant le rideau pour lancer son adresse au public. Procédé de cabotin ou manifeste esthétique ? Toute l’ambiguïté de ce prologue tient à ce que son concepteur n’a pas été Leoncavallo, mais le ténor Victor Maurel qui, au double titre d’ami et d’admirateur a tenu absolument à assurer la création de l’opéra. C’est donc à Tonio qu’il revient de présenter la pièce, d’abord sur le ton de l’humilité (« Si può ? » - On peut ?), puis avec une assurance croissante pour rappeler que l’œuvre ne recourra pas à l’artifice des fausses larmes, l’auteur ayant cherché au contraire à dépeindre une tranche de vie (« L’autore ha cercato invece pingervi uno squarcio di vita »), à montrer comment s’aiment vraiment les êtres humains (« come s’amano gli esseri umani ») et quels tristes fruits peut produire la haine (« Vedrete de l’odio i tristi frutti »). Car l’auteur est lui-même un homme (« E un uomo ») qui écrit au nom et au profit des autres hommes, à qui il revient donc de peindre les passions sans les idéaliser, de façon à tendre au public un miroir dans lequel il puisse se reconnaître. Aussi ce public devient-il protagoniste de l’opéra, ce qui se passe sur scène et ce qu’il vit dans sa multiple complexité n’étant plus séparé que par une très imprécise frontière. Il y a là un curieux paradoxe, cette « tranche de vie » étant ouverte par le procédé de l’allégorie, hérité de la commedia dell’arte ; la mise en abyme touche ici à son point de perfection.
Musicalement et dramatiquement, la première scène constitue une réussite de l’esthétique vériste. D’une grande simplicité structurelle, elle est divisée en trois volets d’égale importance, qui permettent à l’auteur de fournir toutes les données initiales de son drame au public. Aussi n’est-il pas indifférent que le chœur, c’est-à-dire le peuple, ait la voix prépondérante. La foule est en joie, elle a enfilé ses habits de fête ; pour s’amuser, elle n’a nul besoin d’une musique trop savante et se préoccupe peu des étranges dissonances de la trompette glissant des fa et do bécarres dans la tonalité supposée de si mineur ! Le retour des bateleurs est célébré dans la liesse, au son des cuivres et de la grosse caisse. Les motifs, très brefs, courent à travers les pupitres comme les paysans courent sur la place, pressés de découvrir l’estrade. Pour accentuer l’impression de désordre, le compositeur use du trémolo et des mouvements contraires, étoffant sa phalange au fur et à mesure que la foule grossit. Si le vérisme musical avait à justifier son existence devant l’histoire, cette seule introduction au drame de Leoncavallo constituerait la plus éloquente de ses plaidoiries.
Ce sont ces éléments qui expliquent pourquoi, au long du second acte, l’auditeur éprouve une déroutante impression de déjà entendu, lors même que l’action continue de progresser inexorablement, sans répit, sans retour, sans remède. Au contraire de ce qui est déjà sensible chez Puccini, les motifs musicaux ne relèvent pas de la réminiscence, c’est-à-dire d’une mémoire qui alimenterait le présent, mais attestent la triste permanence, l’irréfutabilité d’une condition humaine dont la réalité ne se découvre que dans l’affrontement tragique de l’absolu. C’est pour mener à bien sa démonstration vériste de l’absurdité existentielle que Leoncavallo évite l’introduction d’éléments nouveaux dans la deuxième partie de son opéra. Les tournures mélodiques sont aisées à reconstituer à partir du matériau thématique du premier acte, les trompettes et la percussion persistent dans leurs désaccords, l’écho des cloches perdure, la foule continue de s’impatienter… Sur les tréteaux, les acteurs développent les principes théoriques énoncés au long du prologue ayant ouvert l’opéra. Contrairement à ce que disait Canio dans sa première adresse la vie est comme le théâtre… et vice-versa ! Il s’agit de donner à la fiction un tel caractère de vérité que sa fusion avec le contingent ne tombe pas dans la confusion des genres : le public de la salle doit conserver jusqu’au bout la conscience de l’artifice scénique, sans que cela nuise à son engagement dans le processus dramatique. Et tant pis s’il est amené, par instants, à s’interroger sur le sens de l’action ; Leoncavallo, excellent connaisseur des Lettres françaises ne peut-il se réclamer de l’illustre et prestigieux précédent de L’illusion comique, gageure insurpassée en matière de mise en abyme ?
Le plus frappant dans le finale d’I Pagliacci reste le principe de divergence qui conduit d’un côté le triste Canio à la folie solitaire du meurtre, de l’autre tous les protagonistes de la scène et leur public à la conscience du drame collectif. C’est le rire, innocent et pour cela même encore plus cruel, de la foule qui met le comble à l’exaspération de Canio, objet d’une farce dont il est seul à comprendre le mécanisme. Lorsque Taddeo atteste la pureté de la jeune femme, l’explosion de rage du jaloux furieux n’est-elle pas dirigée vers la foule ? Et lorsque Nedda tente de le ramener à la raison en lui rappelant son statut de Paillasse, n’est-ce pas à tous les échos qu’il dispense sa plainte hallucinée : « No ! Pagliaccio non son. Se il viso è pallido, è di vergogna, e smania di vendetta ! » (Non, je ne suis pas Paillasse. Si mon visage est blanc, c’est de fureur et de volonté de vengeance) ? Puis, ultime trait vériste, impensable chez Verdi, voire chez Puccini, c’est dans son discours haletant que le public prend connaissance d’un élément décisif, l’infortune de Nedda, orpheline qu’il a recueillie et dont il exige la propriété exclusive. Rien de plus significatif que les réactions de la foule qui passe de l’enthousiasme à la peur tandis que le chant devient cri, soutenu par un orchestre tempétueux distribuant des accords de plus en plus dissonants. Pourtant, à l’image de sa lumineuse aînée Carmen, Nedda ne faiblit pas et l’orchestre chante pour elle le thème de l’amour jusqu’au moment où, orchestre et foule hurlant de concert, elle tombe sous les coups de Canio. Altérée par les ultimes échos du rire de Paillasse, scellée par la fatalité d’un perpétuel recommencement, « la commedia è finita ». Parvenu à ce pic, le vérisme devra se transformer pour survivre, tâche à laquelle s’affronteront victorieusement Umberto Giordano puis Francesco Cilea.
Umberto Giordano par Gaetano Esposito / DR
La « gentilhommerie citadine » d’Umberto Giordano
Né le 28 août 1867, à Foggia, Umberto Menotti Maria Giordano entre au conservatoire San Pietro a Majella de Naples en 1882 et s’y fait remarquer pour son ouvrage lyrique, Marina, destiné au concours Sonzogno de 1888. Classée en sixième position, la partition de Giordano est remarquée par Sonzogno, qui lui propose le sujet d’un nouvel opéra, Mala vita, histoire d’un ouvrier phtisique s’engageant à sauver une prostituée de la ruine morale, pour peu que la Vierge accepte de le guérir lui-même ! Créé le 21 février 1892, au Teatro Argentina de Rome, l’ouvrage associe d’emblée le nom de Giordano à ceux d’un Mascagni, déjà glorieux, et d’un Leoncavallo, appelé à le devenir dès le 28 mai suivant, avec la création d’I Pagliacci. Pourtant, Giordano semble hésiter à s’engager franchement sur la voie vériste et son deuxième opéra, Regina Diaz, incline résolument du côté bel cantiste et romantique. C’est l’échec. Déconcerté dans un premier temps, Giordano s’enthousiasme alors pour un livret de Luigi Illica, Andrea Chénier, et se rend à Milan, où Sonzogno accepte de lui donner une dernière chance. En janvier 1896, la partition est achevée ; à la suite de plusieurs défections d’interprètes, c’est à l’intervention énergique de Pietro Mascagni auprès de Sonzogno que Giordano doit la création de son chef-d’œuvre, le 28 mars 1896, à la Scala. Création qui reste dans les annales de la maison comme l’un des plus grands triomphes de son histoire.
Conscient de vivre un moment exceptionnel, Giordano met aussitôt en musique une pièce de Victorien Sardou, Fedora. Créée le 17 novembre 1898, l’ouvrage chute en dépit de la présence du tout jeune Caruso. Le reste de la vie du compositeur restera placé sous le signe ambigu d’une réputation fondée sur cet Andrea Chénier qui est à Giordano ce que Cavalleria rusticana est à Mascagni, I Pagliacci à Leoncavallo, ce qu’Adriana Lecouvreur sera à Cilea ! Notre musicien écrira encore sept opéras, accueillis sans hostilité et sans enthousiasme : Siberia, Marcella, Mese mariano, Madame Sans-Gêne, Giove a Pompei, La cena delle beffe, Il re. Vivant une maturité heureuse, jouissant paisiblement du succès jamais démenti d’Andrea Chénier, c’est à Milan qu’il disparaît, le 12 novembre 1948.
Andrea Chénier, le vérisme face à l’histoire
[Création : 28 mars 1896 à la Scala de Milan, avec Giuseppe Borgatti (Chénier), Mario Sammarco (Gérard), Evelina Carrera (Maddalena), Rodolfo Ferrari (direction)]
Pas d’ouverture ici, ni même de prologue, l’entrée dans l’action est immédiate, et le premier intervenant, loin de figurer parmi les protagonistes du drame n’est autre que le pontifiant majordome organisant l’ameublement de la pièce de réception. La musique bondit dans tous les sens, distribuée aux pupitres véloces des cordes. Le contraste n’en est que plus saisissant avec la rupture d’atmosphère provoquée par le soliloque de Gérard, fils d’un vieux serviteur ayant donné toute sa vie à ses maîtres (« Son sessant’anni, O vecchio, che tu servi ! » - Il y a soixante ans, ô vieillard, que tu sers !). Et pourtant l’essentiel est ailleurs ; la vraie plainte de Gérard, c’est en récitatif que Giordano, partisan d’un vérisme qui fuit les atermoiements, la livre au public : « E, quasi non bastasse la tua vita a renderne infinita eternamente l’orrenda sofferenza, hai dato l’esistenza dei figli tuoi. Hai figliato dei servi ! » - Et comme si ta vie ne suffisait pas à en rendre infinie, et à jamais, l’horrible souffrance, tu as aussi donné la vie de tes enfants. Tu as engendré des serviteurs !). Là est donc la vraie souffrance, la marque ineffaçable de l’arbitraire, la plainte immémoriale des vinti della vita. Aussi le spectateur recevra-t-il, un peu plus tard, le discours du poète Chénier, comme le miroir consolant de si sombres perspectives. Cependant, l’action ici n’a plus pour cadre la terrible campagne sicilienne de Cavalleria non plus que les tristes tréteaux d’I Pagliacci. C’est ainsi que l’héroïne de la pièce, Maddalena de Coigny, apparaît au jour finissant, mélancolique et incertaine, accompagnée par les timbres des bois soutenus par la harpe : « Il giorno intorno già s’inserra lentamente ! » - Alentour, le jour décline lentement). Il aura ainsi suffi de quelques pages – mosaïque de fragments contrastés autant qu’expressifs – pour fournir au public toutes les données liminaires du drame à venir. Là est le génie du vérisme, qui chante toutes les passions et sait passer, le temps d’une scène, des troubles intimes de l’amour au tumultes publics de la politique. Des lèvres de l’abbé, les aristocrates apprennent ainsi la faiblesse du roi, la réunion des États généraux, la conciliation avec le Tiers-État, toutes perspectives de nature à les épouvanter. La musique le dit à sa façon, évoluant comme une sorte de lugubre marche à l’échafaud, en sonorités sourdes venues du registre grave des bois sur le tissu neutre des cordes. Seul le vérisme pouvait autoriser une introduction si dramatique du fait social dans une réunion divertissante de personnes de qualité ! Mais seul aussi le vérisme autorise une nouvelle transition, abrupte, vers la désinvolture de la fête qui chasse ces sombres pensées.
Enrico Caruso, créateur du rôle de Maurice de Saxe,
photographié en 1910
Sommet de la partition, le grand air de Chénier « Un di all’azzurro spazio … » (Un jour, dans l’espace céleste…) est l’un des plus célèbres de toute l’histoire lyrique. Jamais Giordano n’avait fait preuve d’une telle inspiration lyrique, jamais il ne la retrouvera. Menant de main de maître un flux mélodique aux inflexions aussi mouvantes mais aussi fermes que celles du papillon dans le soleil, il permet à son héros de chanter la beauté du monde, les immensités du ciel et du firmament, l’amour infini, mais aussi la dureté du clergé, la plainte du peuple, l’indifférence de la classe patricienne. Avant de revenir, pour l’envoi terminal, aux élans de l’amour : « Udite ! Non conoscete amor ! » (Écoutez ! vous ne connaissez pas l’amour !). Tout le reste de l’opéra sera placé sous le signe de la vie, signe qui impose la fuite de Maddalena, les excuses de sa mère, la plainte des miséreux, la rumeur des chants révolutionnaires, l’empire de l’amour, la grâce des Merveilleuses, la pureté de Robespierre… Bien plus loin dans la partition, le duo de Maddalena et Chénier sera de facture étrangement rhapsodique, comme si les tourments intérieurs et extérieurs se télescopaient pour désarticuler le discours et mettre à nu les terreurs secrètes des deux protagonistes. Si le dernier acte d’Andrea Chénier enfin, est considéré comme le plus faible de l’opéra, il faut relever que Giordano s’est habilement extrait du piège mélodramatique dans lequel aurait pu l’enfermer le livret d’Illica. Les précédents de Cavalleria rusticana et d’I Pagliacci avaient prouvé l’efficacité d’un dénouement rapidement mené. Aussi ne trouverons-nous dans ce finale que deux occurrences dignes d’intérêt, la lecture de ses derniers vers par Chénier et le duo amoureux de Maddalena et du poète, parvenus au seuil de l’éternité. Pourtant, le quatrième et dernier grand air du poète, « Come un bel dì di maggio… » (Comme un beau jour de mai…), trempé à la meilleure encre du compositeur, s’éloigne du modèle vériste par son refus du pathétique, du cri, du sanglot, de l’outrance, du portando, de la note de tête… Sans doute Giordano a-t-il conscience de l’inadaptation de cette esthétique pour clore la légende historique du poète martyr. C’est au nom de cette même exigence qu’il épure son écriture orchestrale, ôtant toute prérogative aux cordes. Tout étant en place pour le duo terminal, Giordano élargit la palette des expressions vocales, suivant les moindres frémissements ou tressaillements de ses deux héros, usant des ruptures de tempo et d’intensité, des dérèglements contrôlés de la syncope, du retard et du trémolo. La passion atteint un tel point d’exacerbation que plus rien n’en brisera l’élan, ni les lugubres roulements du tambour annonçant l’exécution, ni l’irruption de la charrette des condamnés. La mort n’est qu’un seuil, le prélude à la fusion des amants pour l’éternité, d’où leur ultime invocation à l’instant de monter sur la charrette fatale : « Viva la morte insiem ! » (Vive la mort ensemble !), en rupture définitive avec un vérisme qui avait pourtant si brillamment coloré les deux premiers actes de l’opéra.
Francesco Cilea (1866-1950) au crépuscule du vérisme
Né le 23 juillet 1866, dans la petite cité de Palmi, Francesco Cilea prend conscience de sa vocation musicale à la suite d’une audition de Norma de Bellini. En 1879, il entre à San Pietro a Majella, y étudie le piano, puis la composition avec Paolo Serrao. En 1889, il quitte le conservatoire, déjà auteur d’un opéra, Gina, qu’il a fait représenter le 9 février précédent. La partition en est d’une qualité suffisante pour inciter l’éditeur Sonzogno à promettre au jeune auteur un contrat pour un opéra. En dépit de son caractère vériste, ce deuxième opéra, La Tilda, créé en 1892 à Florence, rencontre un faible succès. Même résultat pour L’Arlesiana, d’après le drame d’Alphonse Daudet dont Marenco a tiré un livret en quatre actes. Si le jeune Caruso se taille un brillant succès dans le lamento de Federico, l’accueil global de l’ouvrage est négatif. Bon connaisseur de la littérature française, Cilea choisit alors une pièce de Scribe et Legouvé, Adrienne Lecouvreur. Il y travaille avec ardeur, convaincu qu’il s’agit de sa dernière chance pour s’imposer dans le concert vériste où brillent déjà les noms de Mascagni, Leoncavallo et Giordano. Colautti développe en quatre actes une action cohérente et émouvante qui propose un large ambitus d’expressions au compositeur. Pour ce dernier, le triomphe de la création, le 6 novembre 1902 au Teatro Lirico de Milan, constitue une apothéose, mais marque aussi la reconnaissance d’un effort permanent pour allier la spontanéité du grand lyrisme italien aux raffinements d’une harmonie et d’une orchestration puisées aux meilleurs modèles français. Partout acclamé, l’opéra gagne une audience nationale (de 1903 à 1905 : Naples, Bologne, Turin, Gênes), puis internationale (Buenos-Aires en 1903, Londres en 1904, New York en 1907).
Désormais assuré de sa tranquillité matérielle et de sa reconnaissance artistique, Cilea peut se consacrer à l’écriture d’un autre opéra, fondé sur une pièce de Victorien Sardou, Gloria. Créé le 15 avril 1907 à la Scala, sous la direction de Toscanini, l’opéra connaît une chute si brutale que le compositeur renonce à jamais à la carrière lyrique ! Nombre de projets recensés par ses biographes ne seront attestés que par des ébauches de livrets (Il ritorno dell’amore, La Rosa di Pompei, Malena…) ; ainsi l’opéra Il matrimonio selvaggio, mis en chantier en 1909, restera-t-il à un tel état d’inachèvement que Cilea ne le nommera pas dans ses Souvenirs ! Directeur des conservatoires de Palerme et de Naples, il prend sa retraite en 1935, se retire dans la cité de Varazze (Ligurie) qui le nomme citoyen d’honneur, s’y éteint le 20 novembre 1950.
Adriana Lecouvreur ou l’épuisement de la veine vériste
[Création : 6 novembre 1902 au Teatro Lirico à Milan, avec Angelica Pandolfini (Adriana), Enrico Caruso (Maurizio), Edvige Ghibaudo (la Principessa), Giuseppe de Luca (Michonnet), Cleofonte Campanini (direction)]
Au moment où Debussy sollicite Maeterlinck pour son Pelléas (créé un peu plus de six mois avant Adriana), où Richard Strauss se tourne vers Oscar Wilde pour sa Salomé, le choix d’un théâtre réaliste, aux effets scéniques bruts, à la clarté structurelle schématique et à la substance littéraire anémique, est révélateur des ambitions de Cilea qui, ne disposant pas d’un recul suffisant, persiste dans la voie qui a si bien assuré le succès de ses compatriotes sans s’aviser que Mascagni, Leoncavallo et Giordano ont échoué à renouveler leur triomphe initial. Pourtant, ce choix n’est pas privé de tout discernement. L’histoire d’Adrienne Lecouvreur, comédienne admirée de Voltaire, adorée du public, aimée de Maurice de Saxe, empoisonnée, privée de sépulture chrétienne, avait déjà inspiré plusieurs auteurs. Et les plus grandes actrices (Sarah Bernhardt, Joan Crawford, Yvonne Printemps, Valentina Cortese) se plairont à faire revivre son personnage sur écran, au XXe siècle. C’est que rien ne semble manquer à ce destin foudroyé, ni le souffle du génie, ni l’exaltation de l’amour, ni le drame de l’assassinat, ni la malédiction de l’excommunication, ni même le goût du péché ! Le comique y côtoie la tragédie, les rivalités amoureuses y sont doublées par de féroces antagonismes professionnels, l’héroïsme et la veulerie s’y affrontent. Surtout, à l’exemple d’I Pagliacci, le théâtre y investit le théâtre, pour une mise en abyme d’une profondeur parfois troublante (monologue de Michonnet au premier acte, récit de Phèdre au troisième). Enfin, si la même passion semble brûler dans le cœur des protagonistes féminines, c’est en revanche un gouffre qui sépare le bon et attentif Michonnet de l’épique et farouche Maurice de Saxe, deux hommes aux destins discordants, mais croisés.
Donc, un argument qui s’inscrira sans hiatus dans l’univers vériste. Mais la musique ? Que lui restera-t-il de l’esthétique ouverte douze ans plus tôt par le chef-d’œuvre de Mascagni ? En premier lieu, un matériau mélodique d’autant plus simple à mémoriser que les motifs en seront systématiquement répétés, sans être nécessairement associés à l’action. Ensuite un strict respect de la carrure qui, gouvernant la segmentation des phrases, gardera le public d’effets propres à le distraire de la marche de l’action. Enfin, une écriture légère mais souvent étincelante, propre à séduire sans embarrasser. De tels critères relèvent cependant plus de la tradition bel cantiste que du vérisme. D’autant plus que tous les autres choix du compositeur restent conventionnels : les deux rôles principaux sont confiés au couple traditionnel soprano/ténor, l’œuvre est divisée en pezzi chiusi qui n’apparaissent pas sur la partition, mais dont la réalité a été maintes fois démontrée par la fortune des grands airs d’Adriana (« Io son l’umile ancella », « Poveri fiori », « L’anima ho stanca », « Acerba voluttà ») au concert. Le ballet, enfin, est conservé, concession d’autant plus regrettable qu’il constitue la page la plus faible de l’opéra. En réalité, s’il reste un seul élément proprement vériste dans l’opéra de Cilea, c’est ce pathos, par instants excessif, qui colore les épisodes les plus dramatiques.
Ni prologue, ni sicilienne pour l’ouverture de l’opéra ! L’orchestre babille, sollicite tous les pupitres en entrées contrastées, bientôt suivi par les joyeux protagonistes de la première scène, galants comédiens et jolies soubrettes assaillant le malheureux Michonnet, qui se plaint de ces assauts répétés dans la pure tradition bouffe : « Michonnet, su ! Michonnet, giù… » (Michonnet ci ! Michonnet là !). Que nous sommes loin ici des rusticités du premier vérisme ! Cilea reprend l’esthétique vériste là où Giordano l’a laissée. Et Adriana ? Avant même son apparition, tout le monde parle d’elle, même l’orchestre ! Cette première mise en abyme spécule sur l’ambiguïté d’un rôle double par essence, celui de la cantatrice comédienne. Et pour que l’illusion joue à plein, ce ne sont point des notes, mais des mots qu’elle fait d’abord entendre, ceux de Racine, mirage parfait, en langue italienne, de l’illusion tragique : « Del sultano Amuratte m’arrendo all’imper ! » (Du Sultan Amurat, je reconnais l’empire !). Par un trait de génie, c’est au sortir de cette récitation, d’ailleurs erronée, que la cantatrice prend le pas sur la comédienne, pour entamer son premier air, le plus célèbre de toute la partition : « Io son l’umile ancella del Genio creator » (Je suis l’humble servante du Génie créateur). La question peut se poser de l’héritage vériste dans cet air d’une suprême délicatesse, d’une grande beauté, d’une noblesse d’expression sensible dès les premières notes. Sans doute l’ornementation, toute d’inflexions et broderies, demande-t-elle à l’interprète une large gamme expressive et un arsenal infini de nuances, mais une telle exigence était déjà le fait du dernier Verdi. Du vérisme, la vraie marque resterait donc, subjective, le subtil et perpétuel aller et retour de la sincérité artistique animant équitablement la comédienne et la chanteuse.
Rompant avec l’usage, conservé tout au long du XIXe siècle, Cilea termine son premier acte sans avoir présenté l’une des quatre figures essentielles du drame, la princesse de Bouillon. Puccini ira encore plus loin, dans Turandot, en excluant le rôle-titre de la première moitié de l’œuvre, hors son apparition muette au premier acte. Ce retard dans la présentation d’une impitoyable rivale est d’une rare efficacité théâtrale, Adriana Lecouvreur contant moins l’histoire des amours passionnées de l’héroïne et du comte de Saxe que celle de la jalousie mortelle entre la belle comédienne et la sévère princesse. Par ailleurs, à la sinistre atmosphère fermant le second acte répondra, selon la logique toute vériste de l’aléa réaliste, le climat à nouveau festif de l’acte suivant, ouvert sur le décor d’une salle somptueusement décorée. L’illusion ne durera guère et la plaisante activité mondaine ne cachera qu’un temps les tourments de la princesse, rongée par une jalousie d’une irrationnelle férocité. Fureur extrême, qui va jusqu’au blasphème, mais aussi souffrance atroce, avivée par le souvenir du temps heureux des amours défendues. En ce sens, la princesse quitte le piédestal aristocratique pour redevenir sœur de Santuzza ou de Nedda, un être fragile que ses passions égarent et qui, par là même, se découvre une grandeur inconnue. Dans les dernières pages enfin, la scène finale creusera la mise en abyme, Adriana se dédoublant entre comédienne fictive et cantatrice feinte, spectatrice de sa propre disparition tout en refusant une mort scénique qui devient la sublimation de son rôle, dans l’irréalité d’une musique séraphique. Le quatrième et dernier acte d’Adriana Lecouvreur peut sans inconvénient être considéré comme le véritable épilogue du vérisme. En tant que moteur esthétique et dramaturgique, le vérisme aura ainsi, en une douzaine d’années, de Cavalleria à Adriana, épuisé l’essentiel de son impulsion novatrice. Ce qui n’en réduit ni l’importance historique, ni la fécondité inventive.
En marge du noyau vériste
Si l’attention portée aux quatre grandes partitions lyriques précédentes mène à un certain nombre de conclusions, parentes dans leur énoncé théorique et convergentes dans leur effet dramatique, le vérisme a suscité bien d’autres ouvrages, à l’image d’A Santa Lucia de Tasca ou de La Martire de Samara, qui n’ont quasiment plus d’existence que documentaire ! Par ailleurs, c’est à l’occasion d’enregistrements inédits ou de programmations courageuses que le public a encore l’occasion de découvrir les noms de compositeurs ayant œuvré dans l’orbe vériste, Franco Alfano, Gaetano Coronaro, Pietro Floridia, Spiro Samara, Nicola Spinelli…
D’une tout autre dimension est évidemment le problème posé par Giacomo Puccini, peu de compositeurs ayant connu, de leur vivant, une gloire mondiale comparable à la sienne. Le lieu n’est pas ici de retracer cette carrière, mais de chercher ce qui, dans plusieurs de ses partitions, ressortit au génie vériste. Dans la production du maître de Lucques, il est admis que l’influence du vérisme jouera surtout pour Il Tabarro, premier volet du célèbre Triptyque. Mais nous lui devrons aussi la scène de l’embarquement des prostituées dans Manon Lescaut, les tableaux de rue de La Bohème, la partie de poker de La Fanciulla del West, etc. Dans La Bohème, par exemple, la vérité psychologique, la sûreté de l’instinct scénique et la fécondité de l’invention mélodique sont soulignées par l’obstination des motifs attachés aux personnages et aux situations, ce qui confère une cohérence magistrale à la trame dramatique. En quelque sorte, Puccini ne rapatrie du vérisme que ce qui sert directement son propre génie. Ce qui explique que sa musique dépasse le cadre strict de la nouvelle esthétique et que, déroutant le public qui avait acclamé Cavalleria, elle s’inscrive néanmoins au sommet de la tradition lyrique. Pour sa part, Tosca se présente comme l’intéressant point de rencontre de deux genres très divers : le drame vériste et le mélodrame romantique. Le vérisme se découvre surtout dans les touches réalistes qui parsèment l’œuvre : le travail pictural de Cavaradossi, le panier de provisions du sacristain, le repas de Scarpia, les cloches de Rome. Les personnages sont conditionnés par ce parti pris ; Scarpia offre l’eau bénite à Tosca, se joint au chœur du Te Deum, meurt en convulsions sur scène, poignardé par Tosca, laquelle dispose ensuite les candélabres autour de son cadavre, place un crucifix sur sa poitrine. Quant au mélodrame, nous lui devons aussi bien la fuite du prisonnier que les scènes de torture ou l’exécution finale et la poursuite, prélude au suicide de Tosca. Dans les partitions suivantes du grand compositeur, les marques du vérisme persistent. La Fanciulla del West (1910) retrouve ainsi d’évidents accents véristes, notamment à l’occasion du saisissant coup de théâtre de l’acte 2, lorsque Rance accepte de jouer aux cartes la vie du bandit et l’amour de Minnie, même si la noirceur du shérif et la pureté de ses deux victimes assure le triomphe artificiel de la vertu. Puis ce sera le temps du Triptyque (Il Tabarro, Suor Angelica, Gianni Schicchi) dont seul le premier volet peut encore être rattaché au vérisme, aucun personnage n’échappant à la puissance de cette “tranche de vie”. Avec ses touches réalistes et sa profonde humanité, la montée de la tension et l’inéluctabilité du drame, Il Tabarro apparaît comme un chef-d’œuvre du courant vériste, mais non comme un manifeste. Ainsi se clôt la connivence de Giacomo Puccini avec un mouvement vériste dont il reste tout à la fois le plus glorieux représentant et le moins zélé sectateur.
Affiche originale de la création de La Fanciulla del West
Le vérisme au-delà de l’Italie
Si l’on s’en tient aux éléments permettant de tracer les contours véristes, assez peu de musiciens ou d’œuvres pourront s’en réclamer hors d’Italie. En Allemagne, par exemple, l’opéra d’Eugen d’Albert, Tiefland (1903), figure parmi les rares ouvrages présentant de réelles analogies avec les modèles italiens, tout en penchant bien plus du côté de Catalani que de celui de Mascagni. Une autre pièce germanique, Der Evangelimann du compositeur Wilhelm Kienzl qui connut en son temps un réel succès, est apparentée par plus d’un trait au vérisme italien. Créée en 1895 à Berlin, cette sombre tragédie mêle la vie monastique aux désordres amoureux, l’incendie au meurtre, le péché au pardon final ! Des opéras de Leos Janáček enfin, bien des pans peuvent être placés sous le sceau du vérisme. Dans Jenufa, récit du meurtre d’un enfant en terre paysanne, c’est au prix du sacrifice de toute virtuosité vocale que la sombre atmosphère de l’opéra suinte de tous ses éléments, marquée par l’intérêt le plus sordide, la lâcheté la plus abjecte, la sottise la plus épaisse. Cheminant entre les abîmes du mélodrame et de la caricature, l’œuvre fait chanceler les notions du bien et du mal, piliers indécis de cette fresque dont les échos ont traversé sans rien céder de leur affreuse mélancolie, le siècle le plus tumultueux de l’histoire. Cependant, dans Jenufa, le vérisme n’est qu’une clef parcimonieusement utilisée. Qui colorera aussi, de façon très retenue, nombre de partitions théâtrales du XXe siècle, dues à des auteurs aussi différents que Falla, Berg, Prokofiev, Bartók, Chostakovitch, Britten, etc.
En France, le naturalisme
La confusion entre vérisme italien et naturalisme français est trop répandue pour ne pas être fondée sur de réelles affinités, les deux mouvements cherchant à extraire du réel l’essence de la création poétique. La carrière de Charpentier est marquée par le succès de son premier opéra, Louise (1900), créé la même année que Tosca, avec un succès immédiat à peu près égal, mais une destinée posthume bien différente ; les deux protagonistes, une jeune couturière et un poète désargenté, y viennent du peuple de Paris. Mais nous sommes loin de Mimi, et la belle Louise témoigne d’une rare modernité par sa revendication d’un bonheur et d’un plaisir la contraignant à déserter le foyer familial. La vie de bohème, donc, synonyme de liberté mais aussi de misère matérielle et d’incertitude, le choix de la vraie vie contre l’aliénation d’un quotidien laborieux ! En dépit des sarcasmes dont l’accablera Debussy, la musique évoque avec bonheur toute la palette des sentiments animant les personnages, mais aussi le cadre pittoresque de leur épopée populaire. Alfred Bruneau reste le plus fécond des compositeurs naturalistes ; ayant fait créer son premier opéra, Kérim, dès l’âge de trente ans, il rencontre l’année suivante Zola, l’écrivain lui fournissant plusieurs livrets. C’est de 1891 (entre Cavalleria rusticana et I Pagliacci) que date la première œuvre marquante d’Alfred Bruneau, Le Rêve, dont l’argument est fourni par la trame du livre homonyme de Zola, adapté par Louis Gallet. L’histoire est celle d’une pitoyable enfant, la bien nommée Angélique, trouvée sous la statue d’un porche de cathédrale, enfant qui grandit, qui rêve d’amour, qui touche aux rivages du bonheur mais qui, victime des noirceurs de l’évêque Jean d’Hautecœur, meurt dans les bras de son bien-aimé ! Tout ici n’est que candeur contre noirceur, ferveur contre trivialité, virginité contre dépravation. De telle sorte que cet opéra n’est jamais que l’avant-courrier d’un naturalisme dont il affadit tous les paramètres. Suivront L’Attaque du moulin, Messidor, L’Ouragan, L’Enfant Roi, toutes pièces aujourd’hui bien oubliées. Quant aux Canteloube, Dupont, Erlanger ou Leroux, en dépit de la réussite de quelques pages, Le Mas, La Glu, Le Juif polonais ou Le Chemineau, il faut bien convenir qu’ils n’ont jamais réussi à occuper une place significative dans l’histoire du théâtre musical.
Quelle place pour le vérisme dans l’histoire ?
En conclusion, il n’est pas très difficile de déterminer un certain nombre de traits communs à toutes les partitions véristes ; la vraie difficulté est de découvrir en quoi ces traits communs sont spécifiques du seul vérisme. L’organisation de la matière sonore peut-elle, par exemple, sans trahir le livret, s’en émanciper pour dispenser de pures émotions musicales ne renvoyant qu’à elle-même tout en étant, pour une part, tributaire de l’argument ? Plus précisément, l’émotion esthétique générée par les traits véristes du discours d’un Mascagni ou d’un Leoncavallo provient-elle de leur seul génie musical ou est-elle, au moins en partie, conditionnée par les didascalies des œuvres ? Dans ces conditions, il reste malaisé de faire du seul goût pour le réel, pour l’ordinaire, une dimension décisive du vérisme. Quant à l’ensanglantement des livrets d’opéras véristes, il serait difficile, après Donizetti et Verdi, voire Gounod ou Bizet, de le faire passer pour une grande nouveauté ! Alors la plongée au plus profond des campagnes, au cœur des bourgs reculés, dans les salons révolutionnaires, à l’abri des coulisses ? Quoi de plus simple que d’en trouver de multiples exemples dans le répertoire romantique ? Mieux encore, la langue de Pelléas, désenflée par la volonté de Debussy, n’établira-t-elle pas une indiscutable parenté dans la recherche du vrai chez le musicien français et chez ces véristes qu’il haïssait ? Confrontés au même dilemme que leurs confrères écrivains ou peintres, les compositeurs véristes ont-ils pour volonté d’exploiter la veine dramatique d’une vérité quotidienne ou d’user de la simple évocation du réel comme prétexte à une complaisante escapade lyrique ? C’est à l’évidence le premier terme de cette alternative qui l’emporte, les musiciens cherchant la restitution d’une atmosphère réaliste sans misérabilisme, pittoresque sans exotisme, propre à captiver le spectateur, et non la mise à l’étude d’un matériau musical vaguement folklorique. Force reste de reconnaître qu’il est impossible de distinguer chez les grands compositeurs véristes ce que nous pourrions nommer, à défaut de mieux, les traces d’un principe innovant. Les partitions des quatre grands opéras véristes sont l’œuvre de techniciens avertis, formés dans les meilleurs conservatoires d’Italie, qui ne cherchent pas la rupture avec la tradition lyrique, au rebours d’un Debussy, voire d’un Richard Strauss ou d’un Puccini. Pourtant, indiscutablement, cette langue est neuve, sinon dans les mots, au moins dans l’accent. Destiné au peuple, l’opéra vériste ne ressortit pas à l’art populaire ; c’est, à l’inverse, une pratique savante qui a permis à Mascagni, à Leoncavallo, à Giordano ou à Cilea, de toucher un public universel, un public qui n’a nul besoin d’initiation solfégique pour adhérer à cette esthétique, et qui n’y adhérerait pas si le matériau et sa façon étaient aussi rudimentaires que le prétendent ses adversaires. Dans une Italie asservie depuis si longtemps par les odieux héritiers de Metternich, affamée au point de lancer ses plus vigoureux enfants à l’assaut du Nouveau Monde, majoritairement illettrée, sous-développée, la marque première du vérisme ne serait-elle autre, en dernière analyse, que cette grandeur discrète dont se parent les plus misérables comme les plus aristocratiques de ses protagonistes ?