Cet article propose une étude des caractères esthétiques et stylistiques du compositeur français Georges Migot, un artiste méconnu du XXe siècle, à l'instar de maints créateurs parmi ses contemporains qui se sont tenus pour beaucoup en marge des mouvements dits d'avant-garde, et que l'on redécouvre progressivement au fil des ans. Quelques éléments biographiques ainsi que les étapes déterminantes de sa formation intellectuelle et artistique seront exposés au préalable, permettant de situer une riche personnalité à l'œuvre prolifique qui, à l'écart aussi des débats de son époque, s'est forgée un langage tout à fait original.
Éléments biographiques - formation
Né le 27 février 1891 à Paris, Georges Migot est mort le 5 janvier 1976 à Levallois. Il a été très tôt attiré par la musique, et notamment la musique religieuse. Sa mère rapporte qu'à l'âge de 2 ans, à l'écoute d'une pièce religieuse, son fils avait eu cette réflexion : « la Musique pleure ». Son père était pasteur et médecin, ceci expliquant indéniablement la profonde foi du compositeur ainsi que le nombre de pièces religieuses dans son œuvre. C'est aussi de son père qu'il héritera du goût de la peinture qu'il pratiqua. Celui-ci était en effet féru de cet art et s'y adonna également. Pour sa formation de musicien, Céleste Marchal, une proche de la famille Migot, jouera un grand rôle et marquera toute sa vie. Son décès en 1944 affectera profondément et durablement Migot. Elle fut son premier professeur de piano et décela rapidement les dons exceptionnels de son élève. Elle s'avèrera aussi un véritable guide culturel et intellectuel. Son protégé dira d'ailleurs d'elle : « Elle a fait ce que je suis ».
Georges Migot entra au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris dès 1909. Il fut autorisé par le directeur d'alors, Gabriel Fauré, à assister comme auditeur à toutes les classes instrumentales. Il prenait parallèlement des cours privés d'harmonie avec Jules Bouval et de contrepoint avec Jean-Baptiste Ganaye. En 1913, il intégra les classes de composition de Charles-Marie Widor, de contrepoint et fugue d'André Gédalge, d'histoire de la musique de Maurice Emmanuel. Mais il interrompra ses études à la fin de cette même année, pour effectuer sa formation militaire puis en raison de la guerre. Il travailla donc d'une manière autonome durant cette période. Il reprendra son cursus au Conservatoire après la guerre, mais pour une année incomplète, en 1920-21. La célèbre pianiste et pédagogue Nadia Boulanger suivit attentivement le début de sa carrière, supervisant notamment sa préparation du Prix de Rome. Ses tentatives pour obtenir de concourir se soldèrent toutefois par des échecs, à l'instar d'autres grands noms. Il sera en revanche récompensé à plusieurs reprises pour ses œuvres, recevant en l'espace de trois années le Prix Lépaulle pour son Trio pour violon, alto et piano en 1919, le Prix Halphen pour le Quintette ''Les Agrestides'' en 1920, enfin en 1921 le Prix de la Fondation Blumenthal pour la pensée et l'art français. En 1958, comme un couronnement de sa carrière bien qu'il ait encore dix-huit années de création devant lui, la SACEM lui attribuera le Grand Prix de la musique française pour l'ensemble de son œuvre.
Georges Migot en 1922 / DR
Deux personnalités marqueront son orientation esthétique. Henry Expert, son condisciple au conservatoire, spécialiste de la Renaissance qui aura une part active dans l'édition de la musique de cette période, le confortera dans sa conviction d'une musique linéaire(1), Maurice Emmanuel l'influencera dans l'utilisation de la modalité. Migot, ne souscrivant guère aux modèles dominants d'alors, et surtout ne voulant pas se soumettre à un dictat artistique, avait toutefois très tôt posé les fondements de son langage. Dès les années 1920, un critique américain, Irwin Schwerke, affirmait ainsi l'originalité et la singularité de Migot, parlant à son sujet de « Groupe du Un ».
Un artiste multiforme
Immense musicien, Georges Migot se montra également talentueux dans d'autres domaines, s'érigeant aussi philosophe-esthéticien, poète et peintre. Une très grande érudition (entre autre une connaissance approfondie du monde antique) ainsi qu'un ardent amour de l'homme, de la nature humaine, le situent d'ailleurs à l'égal des plus grands humanistes de la Renaissance. Un tempérament en outre tourné vers la spiritualité voire le mysticisme faisait dire au musicologue Marcel Beaufils qu'il était « un homme de son temps accordé aux dimensions mystiques du Moyen Âge »(2).
Migot est ainsi l'auteur de plusieurs ouvrages se rapportant à la musique, à l'architecture, ainsi que de quelques écrits d'orientation philosophique. Dès 1920 parurent ses Essais pour une esthétique générale, réflexion d'esthéticien portant principalement sur l'architecture et la sculpture qui témoigne déjà de la singularité de sa démarche. Trois recueils consacrés exclusivement à la musique, les Appoggiatures résolues et non résolues, verront le jour dans la décennie suivante, respectivement en 1922, 1923 et 1931. Trois des quatre volumes des Écrits de Georges Migot suivront en 1932. Le quatrième, qui établit une seconde mouture augmentée des Essais… de 1920, sera édité en 1937. Même si elles se rapportent davantage à sa première période de production, ces deux séries d'ouvrages posent déjà bien les assises d'un langage que la maturité confirmera et approfondira dans ses orientations essentielles. Six ans avant la mort du musicien, en 1970, sera publié un opuscule d'ordre philosophique intitulé Kaléidoscope et Miroirs - Matériaux et inscriptions, présentant une succession de pensées aphoristiques(3) relevant de la métaphysique et de la psychologie(4). Hormis ces ouvrages, de très nombreux articles ont jalonné la carrière du compositeur, destinés à des revues ou supports des conférences et cours qu'il a donnés à différentes occasions.
Également peintre, Migot se consacra d'ailleurs jusqu'en 1918 davantage à cet art qu'à la musique. Si cette dernière fut dans toute la suite de sa carrière son expression prééminente, il n'en délaissa pas pour autant la palette, s'adonnant aussi à la gravure sur bois. Attestant donc aussi de dons de versificateur, il fera imprimer deux recueils de poèmes dont l'un, La retraite ardente, sera mis en musique.
Esthéticien et théoricien, Migot l'était donc foncièrement, tant vis à vis de l'art en général que de sa propre œuvre de compositeur. Il avait en effet incontestablement besoin d'expliquer sa position de créateur et sa propre musique, sans pour autant que celle-ci apparaisse comme un système. Bien au contraire est mis en évidence dans ses écrits un art épris de liberté tout en témoignant d'orientations esthétiques et stylistiques parfaitement conscientes et définies. Mais au-delà de sa production personnelle, Migot a cherché à travers son argumentaire théorique à expliquer ce qu'il considérait comme la véritable musique, le chemin à suivre dans l'évolution de la composition, en une perspective assez inaccoutumée. Sans doute aussi, quelque peu hors des sentiers battus, craignait-il que sa musique soit mal comprise (alors qu'il fut beaucoup joué durant les deux premières décennies de sa carrière), tout en étant intimement persuadé que ses positions esthétiques étaient les seules voies envisageables pour la musique du futur, vision que l'on peut certes considérer comme intransigeante, mais vision d'un créateur authentique et sincère.
Sa production musicale est considérable, résultat de quelques soixante-dix années de labeur, mais aussi fruit d'un homme doté d'une immense capacité de travail. Tous les genres sont représentés à travers des œuvres faisant appel aux effectifs les plus variés : pièces instrumentales de chambre, allant de l'œuvre pour un instrument seul au dixtuor, pièces symphoniques, œuvres incluant la voix, de la monodie (un des apports très originaux de Migot) à l'œuvre chorale, a cappella ou non. Et chez ce musicien intensément croyant, une partie des œuvres appartient au domaine religieux, liturgique et paraliturgique, dont le cycle des oratorios dits « christiques » constitue un élément essentiel, à l'instar de sa Passion qui offre avec ses autres oratorios un renouvèlement fondamental du genre au XXe siècle.
Le fondement esthétique
Georges Migot est donc apparu dès ses débuts comme un solitaire, réfutant les idéaux en vogue, même si quelques-unes de ses conceptions peuvent l'y rattacher. Si ses premières œuvres portent l'empreinte fauréenne, transparaissant surtout dans le caractère fluide et mouvant de l'écriture, il affirmera rapidement un style très personnel s'affranchissant des tendances d'alors.
Un double point fonde son langage : nationalisme esthétique et ancrage dans le passé. Migot se pose en effet en héritier d'une tradition spécifiquement française qu'il a très tôt revendiquée, en cela reflet d'une époque aux aspirations nationales croissantes (je ne parle, bien sûr, que de ce qui concerne les traditions musicales), cela dans de nombreux pays européens. Portant son regard jusqu'aux temps reculés du Moyen Âge, il unifie en un geste la période allant de l'ère médiévale jusqu'à l'orée du classicisme. « Voici d'où je viens : de nos trouvères et troubadours, de nos luthistes, de notre XVIe s., de Titelouze, Grigny et J-M. Leclair, de J-Ph. Rameau, et de tous ceux qui depuis près de 1000 ans représentent le génie français de la musique »(5), écrivait-il en 1932, précisant quelques années plus tard : « par-delà le classicisme du XVIIIe s., allons à la Renaissance, au plain-chant, à la chanson populaire, à la mélopée antique pour prendre l'état d'esprit, la Grâce nécessaire, si nous voulons trouver dans l'infini de la sensibilité humaine une forme nouvelle qui nous corresponde »(6) .
Les quatre compositeurs cités ne sont pas mentionnés au hasard car chacun d'eux, à des degrés divers, affiche une prédilection pour l'écriture horizontale. Les deux premiers surtout dont les œuvres révèlent beaucoup d'affinités avec le langage polyphonique renaissant, mais aussi l'harmoniste Rameau. Si son art procède en effet d'une technique verticale, il n'en dénie pas pour autant l'importance de la mélodie et est réputé pour ses lignes de basse recherchées. Migot se réclame ainsi d'esthétiques fondées sur la mélodie : « Une conception linéaire de la musique, telle semble devoir être l'esthétique musicale future. De la sorte, nous irions vers la complète indépendance des lignes superposées sans le style fugué, sans la vérification verticale fournie par l'harmonie », consigne-t-il dans le premier Cahier de ses Appogiatures(7). Il veut ainsi rejoindre l'esprit de la libre polyphonie renaissante. Mais les superpositions de notes ne sont pas fortuites, comme en argue le musicologue Jacques Viret : « Migot contrôle conjointement les deux composantes du discours et recherche avant tout un mode de relation en quelque sorte ''oblique'' entre elles, se refusant absolument à sacrifier l'une au profit de l'autre. »(8)
Georges Migot à sa table de travail, 1937 / DR
Georges Migot affirme donc un profond désir d'ancrage dans la tradition française, ne montrant aucune volonté de rupture avec ce qui le précède même s'il regarde au-delà du romantisme et du classicisme, convaincu que l'histoire musicale ne peut s'écrire que dans la continuité, dans le respect des œuvres du passé. Ne dit-il pas que « le Futur est visible par la lumière du passé auréolant le Présent »(9), alléguant également qu'« une œuvre est nouvelle non parce qu'elle supprime toute continuité d'avec les œuvres qui la précédèrent mais parce que se dégage d'elle une communion qui renouvelle le sens de ces œuvres précédentes »(10). Sa démarche ne fut cependant pas celle d'un ''retour à'', faisant du néo-médiéval ou du néo-renaissant. Il s'est agi pour lui de saisir l'esprit qui gouverna à ces différentes esthétiques, intégrant leurs composantes pour forger un langage totalement original et ressortissant parfaitement de son époque, le XXe siècle. « Une tradition n'est pas un ''pastiche'' mais un aspect nouveau d'une éternité », peut-on d'ailleurs lire dans l'un de ses écrits(11). Cet ancrage dans le passé est pour lui une nécessité absolue et une condition de son geste créateur.
La clé de son langage : l'intervalle
Langage d'essence linéaire donc, il faut en voir la clé dans le concept d'intervalle : « J'affirme que la ligne, même dans sa plus petite fragmentation que constitue l'intervalle compris dans le passage d'une note à l'autre, demeure le moyen le plus expressif de la musique », c'est ce qu'il note dans le 2e cahier des Appogiatures....(12). Migot rallie de fait une certaine pensée ''primitive'', tout autant antique et médiévale que renaissante, en ce sens que c'est le rapport mélodique qui l'intéresse avant tout, et non pas la note en tant qu'objet autonome, esthétique que l'autrichien Anton von Webern sera le premier à radicaliser, mais dont d'autres seront également à sa suite les tenants, tels les acteurs de la musique concrète, ou plus près de nous ceux de la musique spectrale. Il ne faut néanmoins pas imaginer que Migot n'accorde pas d'importance au timbre, donc aux propriétés du son considéré isolément. Il s'est en effet montré dès ses débuts un coloriste tout à fait original, un découvreur de sonorités inédites, mais ceci toujours subordonné à une vision linéaire, ou plus précisément intervallique, de son art.
La ligne musicale n'est donc pas pour lui une succession de notes, mais un assemblage d'intervalles, objets « virtuels » d'une certaine manière, qui sont la matrice de son invention mélodique, générant chacun le travail du timbre et des durées. Il faut bien comprendre l'art de Georges Migot dans ce sens. On peut avancer aussi que sa vision harmonique est dépendante, non pas de la note qu'elle souligne, mais de l'intervalle qu'elle sous-tend. Elle s'affranchit ainsi de toute fonctionnalité. Sa musique ne peut pour ces raisons s'écouter d'une manière ''globale''. Il faut en discerner toutes les lignes internes pour la comprendre, pour en saisir le sens, tout comme pour la polyphonie renaissante. Il faut appréhender sa musique en profondeur, en une perception intervallique tant dans le sens horizontal que vertical, et non comme un effet de masse, une résultante sonore. Sur cette notion d'intervalle, le musicien insistera d'ailleurs davantage encore dans son dernier ouvrage d'esthétique paru en 1970, quelques années avant sa mort, montrant par là même que son évolution n'avait fait que le fortifier dans cette conviction : « La musique réalise sa gloire lorsque, par delà l'audience des sons, elle apparaît dans les intervalles qui les séparent »(13). Son ultime oratorio De Christo initiatique, composé en 1971, sorte d'idéal absolu, en est un parangon. Migot rejoint bien ainsi les conceptions ''harmoniques'' de la polyphonie de ses origines à la Renaissance qui relèvent d'un entendement intervallique et non pas ''accordique''.
Le mélos migotien
La musique n'est ainsi pas représentée chez Georges Migot par les sons pris en eux-mêmes, mais par l'espace entre chacun d'eux. Migot accole en outre volontiers à son art le qualificatif de ''spatial'' plutôt que celui de ''plastique'', signifiant que celui-ci est pour lui espace et non temps, mais aussi qu'il est avant tout attaché à son évolution spatiale et non temporelle, dont attestent ses conceptions du rythme exposées plus loin. C'est donc la ligne sonore dans sa plasticité qui intéresse avant tout le musicien, obéissant en cela à des préoccupations d'ordre pictural, ce qui n'est guère étonnant chez un artiste également peintre. Cela conduit à examiner un trait stylistique essentiel, l'allure bien particulière de ce que l'on peut désigner comme le mélos migotien.
Pour en comprendre l'essence, il faut remonter vers une source, la ligne grégorienne, dont Migot veut s'approprier la vocalité et surtout la liberté, tout à la fois d'ordre mélodique et rythmique, et pourrait-on ajouter aussi d'ordre harmonique, puisque nul sentiment ''accordique'' ne sous-tend l'arabesque plain-chantesque. L'absence de tout centre tonal, ou plutôt modal, affirmé, en renforce la souplesse, la mélodie migotienne ne semblant montrer aucun point d'ancrage défini, évoluant dans un espace en quelque sorte sans lois, au contraire de son ancêtre grégorienne restant soumise à ses pôles modaux. Ce mélos n'obéit ainsi à aucune contrainte, à la recherche de la seule expression intervallique. Se mouvant dans un large espace, il est extrêmement mobile et fluctuant, de contour souvent inattendu. Jacques Viret écrit d'ailleurs que « Migot substitue un ordre de succession à l'ordre usuel de rapports : pour lui les relations qui unissent les notes d'une échelle ne sont pas établies une fois pour toutes par le mode mais elles se modifient sans cesse au gré des inflexions de la ligne »(14).
La ductilité et l'originalité de ce mélos sont dues également à l'utilisation du mélisme, figure totalement intégrée dans le déroulement mélodique et dont on peut trouver l'origine dans la ligne grégorienne tout autant que dans l'art ornemental improvisé des luthistes de la Renaissance. Migot situe encore ici parfaitement son approche : « la broderie, l'appogiature, l'ornement, descendants du mélisme, doivent être plus que des accents rythmiques ou harmoniques : ils sont le lyrisme amplificateur de la mélodie »(15). Migot revendique d'ailleurs le lyrisme, dans son acception typiquement française, comme la condition d'une musique expressive : « Chacune de mes lignes sonores obéit au lyrisme et à la plastique. Je nomme lyrisme, l'émotion créatrice qui détermine l'élan et le tempo. Je nomme plastique, la transcription de ce lyrisme dans la matière sonore »(16).
Sur le plan de l'élaboration polyphonique, Migot peut user des différentes techniques inhérentes à l'écriture fuguée que sont l'imitation, le canon, le fugato, mais en conservant toujours une grande liberté. À la technique horizontale, il applique d'ailleurs le néologisme ''polynéaire'', indiquant par ce terme la superposition de lignes indépendantes les unes des autres, dans un contrepoint dit ''libéré''. Il préfère aussi le terme de ''contre-ligne'' à celui de ''contrepoint'' car il correspond mieux à l'esprit de la technique contrapuntique et surtout à sa propre écriture, ligne contre ligne et non note contre note, et désigne la ''vraie polyphonie contrapuntique''. Bien sûr le sens premier du mot avait depuis longtemps évolué, l'expression de ''contrepoint'' déterminant dorénavant l'écriture d'essence linéaire, l'œuvre musicale s'appréhendant alors comme une superposition de lignes mélodiques. Mais Migot montre ici son attachement à la justesse étymologique de la terminologie employée.
La Mise au tombeau, oratorio pour petit chœur mixte & quintette à vent (1949).
Concert à la Cathédrale de Strasbourg dirigé par Marc Honegger (dédicataire) en 1969 / DR
De l'harmonie à l'harmonique
Ancré dans son idéal linéaire, Migot ne veut appréhender son art que dans ce sens, affirmant dans son Lexique : « Toute note d'une polyphonie doit être envisagée comme un des points du tracé d'une ligne sonore, c'est sa seule position musicale, et non pas sous l'angle de sa position dans un accord. L'harmonie est donc la science qui permet de vérifier la position d'une note dans une polyphonie en vue de son meilleur rendement sonore dans celle-ci. Ce rendement sonore varie suivant une volonté musicale ''horizontale'' et non ''verticale''. »(17) Il refuse donc toute préséance d'une pensée accordique dans son écriture. Mais ses œuvres montrent cependant bien que celle-ci existe. Les superpositions de notes ne sont pas le fruit du hasard, parfaitement entendues et maîtrisées par l'oreille du créateur, même si elles ne sont pas premières dans le processus compositionnel. En outre, l'emploi de certains agrégats, d'accords parfaits, ou autres consonances de base, a parfois un évident sens expressif ou architectural. Finalement, comme le constate Jacques Viret, « Migot contrôle conjointement les deux composantes du discours et recherche avant tout un mode de relation en quelque sorte ''oblique'' entre elles, se refusant absolument à sacrifier l'une au profit de l'autre. »(18) Cela se révèle effectivement dans les deux sens : si Migot ne veut pas conditionner le déroulement mélodique à une recherche purement harmonique ou plutôt primordialement harmonique, il n'est pas non plus question qu'une résultante harmonique aléatoire nuise à la beauté de la ligne mélodique. Mais peut-être pourrait-on dire que la rencontre harmonique sert de renforcement mélodique, ou plutôt de renforcement de l'intervalle. En outre, la superposition des différentes ''plastiques mélodiques'' génère une forme globale dont tous les composants élémentaires doivent s'appréhender en termes d'intervalle, tant dans le sens horizontal que vertical, comme on l'a précédemment souligné.
Migot se montre parallèlement préoccupé de l'harmonique dans le sens où la simultanéité de lignes mélodiques ne doit pas occulter la libre résonance des harmoniques. Chaque son doit bénéficier de sa plénitude physique, acoustique. Il conçoit les étagements mélodiques dans ce souci de l'harmonique, donc de la libre résonance verticale de chacune. La disposition des différents timbres dans son écriture orchestrale et de musique de chambre relève ainsi de cette préoccupation, conditionnée par ce qu'il nomme la ''loi d'aération''. Il notifie par cela que les instruments doivent être combinés de manière à « laisser naturellement résonner et sonner les harmoniques naturelles des notes écrites »(19). Inversement, il tient compte de l'influence du timbre sur les accords qui ne doivent pas être considérés d'après les seuls critères de l'harmonie. Les œuvres de ce musicien ont ainsi une coloration originale, singulière, qui n'appartient qu'à lui.
Migot raisonne de fait en digne héritier de Rameau(20) ou des anciens luthistes dont il se réclame, comme on l'a déjà relevé : « Avec cette polyphonie, je ne pense pas harmonie mais harmoniques, et celles-ci contrôlent la qualité de la matière sonore »(21). Il se situe d'autre part également dans la descendance de Debussy – musicien qu'il vénérait – chez qui toute règle d'enchaînement d'accords a disparu. Mais autant chez son aîné, sonorité accordique et timbre constituent l'essence de la pensée compositionnelle, autant ceux-ci ne sont pour Migot que la résultante d'une élaboration avant tout mélodique.
Le rythme
La rythmique migotienne est tout à fait particulière chez un artiste revendiquant la primauté de la ligne et son attachement à l'intervalle, et ne voulant pas pour cela d'une musique où le rythme vienne occulter l'entendement de cette matière première. Élément secondaire de la musique, il n'est, maintient Migot, que « la déduction, la synthèse »(22) de tous les éléments musicaux, jouant un « rôle de ponctuation et non de mensuration »(23) de la phrase. Il précisait aussi dès 1922 : « N'étant pas enclavées dans le grillage d'une carrure rythmique, les lignes se développent, souples et variées à l'infini. C'est avec elles que, le temps n'étant plus contrôlé par des périodicités rythmiques, il est possible au musicien d'atteindre la notion d'espace, apanage des arts plastiques »(24).
Le rythme chez Migot apparaît donc comme négation d'un temps périodique, d'un temps pulsé, le compositeur souhaitant que l'oreille reçoive la beauté issue du seul développement spatial du mélos, et non qu'un attrait rythmique vienne se subordonner entièrement ou en partie à la perception de sa trajectoire, tout comme l'audition verticale ne doit pas masquer les déroulements horizontaux simultanés. Le rythme ne doit pas faire perdre la signification spatiale ou intervallique mais au contraire la souligner. Le rythme doit aussi faire oublier l'inexorable avancée temporelle, d'où cette plénitude qu'offre souvent l'écoute des œuvres de Migot. Il est rare qu'il s'en dégage un réel sentiment de temps pulsé, ou alors est-ce de manière ponctuelle. Tout comme le mélos migotien est affranchi de pôles modaux, il est affranchi de pôles rythmiques. On peut ici évoquer la liberté rythmique de la ligne grégorienne, où le rythme naît de la courbe mélodique naissant elle-même du mot qui la sous-tend.
DR
La rythmique migotienne se caractérise ainsi par sa fluidité, avec la dissolution de la carrure, la fréquente alternance binaire-ternaire, la présence de nombreuses liaisons, et l'usage courant de l'anacrouse. Cela rejoint tout à fait l'esprit de Debussy, dont la musique est d'une extrême mouvance sur ce plan, tout en s'appuyant sur des modalités d'écriture différentes.
L'architecture musicale : de l'idée à la forme eurythmique
Si Migot se veut profondément ancré dans une tradition française – mais on a vu de quelle façon, tout en perpétuant un certain esprit, des caractères esthétiques, il la renouvelait – il ne veut en aucune façon encarter son art dans des moules anciens. Se situant encore une fois en héritier de Debussy, comme d'autres compositeurs du XXe siècle à l'instar du hongrois Béla Bartok, il asserte que « toute idée musicale, en elle, en ses possibilités de développement, contient sa forme ».(25)
De fait, la forme n'est pas pour Migot une finalité, valeur qu'elle a pu avoir aux XVIIIe ou XIXe siècles, mais un moyen « qui concourt avec les autres ressources de la composition à l'expression de la sensibilité »(26), et qui doit être en même temps une source de jouissance au moins égale à celle que procure le rythme, l'harmonie ou la mélodie. La forme a une signification, et une œuvre ne peut se concevoir arbitrairement à partir d'un schéma déjà établi. Migot a parfois utilisé des structures préexistantes, comme l'estampie, à l'exemple d'un épisode de son oratorio La Passion, mais de manière très libre, et dans un étroit rapport avec l'idée. Il est, quoi qu'il en soit, en opposition radicale avec les acteurs du mouvement néo-classique récupérant les formes léguées par les XVIIe et XVIIIe siècles. Ainsi notifie-t-il dans son Lexique(27) : « La forme est aussi nécessaire à l'idée pour s'exprimer, pour se formuler, que l'idée est nécessaire à une forme pour que celle-ci, qui est une œuvre, soit vivante. Si la pensée musicale doit trouver sa forme pour vivre et survivre, il faut ajouter que toute pensée, utilisant une forme qui lui est préconçue, disparaît, ne laissant survivre que la forme qui la contenait. On le peut constater avec tous les ''néo'', néo-gothique, néo-classicisme, néo-romantique, etc. ». Mais en même temps, l'idée ne dirige pas totalement l'œuvre en création. Il existe un ''ordre'' esthétique, qui la précède, auquel elle reste assujettie. En d'autres termes, l'idée n'organise pas le chaos mais un monde sonore régi par les canons de la ''beauté'' et s'appuyant sur les lois artistiques forgées au fil des siècles, l'idée engendrant un nouvel objet non par une révolution mais par une évolution. Migot définit sa démarche créatrice en comparant les notions de ''développement'' et de ''composition'' :
« Le développement c'est l'ordre ''idéel'', c'est-à-dire l'ordre imposé dans les successions et les digressions incidentes ou complétives des idées. C'est un ordre logique dans le discours musical. |
La composition, c'est l'ordre 'idéal', c'est-à-dire la mise à leurs places architecturales des différentes parties constituant le discours musical : c'est un ordre esthétique. Et celui-ci commande à l'autre, dans toute œuvre d'art. Et son autorité doit être telle qu'il est permis de supprimer ou de changer de place dans l'ordre idéel (de l'idée) ce qui ne peut se soumettre à l'ordre idéal (esthétique). » |
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Obéissant à un ordre ou un canon esthétique, la composition organise donc le développement qui est la conséquence de la seule idée. Mais la relation est aussi transitive puisque l'idée naît elle-même sous l'égide d'un ordre esthétique. Ce concept ''d'ordre'' contient celui d'unité, auquel Migot est fondamentalement attaché, et qu'il juge indispensable à toute invention artistique, qui ne vient « ni de l'unité de la ligne, ni de la répétition d'un rythme unique, mais de l'impression de convergence que peuvent donner plusieurs unités linéaires, rythmiques ou harmoniques »(28).
C'est de fait le principe d'eurythmie qui gouverne son acte créateur, tel qu'il le définit en 1920(29) : « L'eurythmie c'est la volonté esthétique supérieure par laquelle s'établit la concordance entre la sensation et l'exécution. S'il y a eurythmie, c'est que tous les rythmes qui composent cette eurythmie ont un foyer commun, point de départ et de retour de ces rythmes : centre de gravitation esthétique », qu'il appelle « centre eurythmique », le rythme désignant « la réalisation d'un rapport perçu entre deux moyens concourant à la création d'une œuvre »(30). Migot rejoint assurément le sens d'un terme référant à la combinaison harmonieuse des différents paramètres mis en jeu dans un art donné.
Les périodes esthétiques
Si Georges Migot a établi très tôt sa directive esthétique, déterminé dans ses convictions et idéaux, on peut néanmoins diviser en trois phases sa vie créatrice. La première est en quelque sorte période de jeunesse, allant de 1905 à 1928. L'originalité stylistique est déjà là, mais les empreintes de Fauré et de Debussy aisément perceptibles. L'écriture n'est pas exempte d'un certain maniérisme qui disparaîtra par la suite. On dénote l'importance du thème de la nature et une influence bien discernable de l'Extrême-Orient, à l'exemple du Quatuor pour 2 violons, alto et piano intitulé le Paravent de laque aux cinq images de 1909, ou du cycle de mélodies titré 7 petites images du Japon, de 1917(31). À cette période, des parallèles s'imposent avec évidence dans son évolution stylistique entre sa peinture et sa musique.
La deuxième période est celle de la maturité et s'étend de 1929 à 1950. Migot montre alors un art se détournant de l'anecdote et pénétré d'un profond lyrisme. Le thème de l'amour prédomine, à l'instar des Poèmes du Brugnon pour voix et piano (1933) sur des textes de Tristan Klingsor, amour-passion qui souvent atteint à la ferveur mystique. C'est aussi l'époque où seront conçus le monument pianistique du Zodiaque (1932-32) et la majorité des oratorios, à l'exemple de La Passion de 1942.
La troisième période, qui s'ouvre à partir des années 50, ne constitue pas un retour en arrière, sorte de néo-classicisme, mais une période de « dépassement » selon le terme employé par le musicologue Marc Honegger. Elle est placée sous le signe d'un extrême dépouillement, d'une épuration d'un langage pénétré d'une spiritualité de plus en plus marquante. Elle est sans doute la plus difficile à appréhender, tant du point de vue de l'interprète que de l'auditeur. Elle est pourtant celle qui révèle l'art de Migot en son essence, comme peuvent en témoigner les 5 Monodies (sur des poèmes de Pierre Moussarié, 1968), le dernier oratorio De Christo initiatique (1972), ou encore le cycle de mélodies précédemment mentionné de La Retraite ardente (1973), sur des poèmes du musicien.
L'esthétique de Migot, en ses points essentiels pourrait se résumer de la sorte : un art d'essence mélodique où l'intervalle constitue le moyen expressif premier, un art où la forme est conditionnée par l'idée et la volonté eurythmique. Il faut aussi souligner un art où le symbole est récurrent, car « la musique ne peut être sans la lyre symbolique »(32), et un art révélateur du Divin car, pour Migot, « la musique est en Dieu »(33), se situant ainsi en digne descendant de Saint Augustin dont il fut un fervent lecteur, et même, en regardant plus loin dans le temps, de Platon.
Odile Charles*.
* Odile Charles est professeure agrégée et docteure en musicologie. Elle a suivi l'essentiel de son cursus spécialisé au Conservatoire de Montpellier où elle a obtenu diplômes et Prix en flûte traversière, chant, formation musicale, analyse, musique de chambre. Elle a fait ses études de musicologie dans plusieurs universités, successivement Lyon, Montpellier puis Paris IV, soutenant dans cette dernière institution en 2005 une thèse de doctorat sur les oratorios de Georges Migot. Un ouvrage issu de ce travail a été publié récemment aux éditions l'Harmattan (Les Oratorios de Georges Migot, des œuvres « Christiques » qui renouvellent fondamentalement l'oratorio). Elle est par ailleurs secrétaire générale de l'Association des Amis de l'œuvre et de la Pensée de Georges Migot, participant à la rédaction du Bulletin annuel où paraissent articles et documents divers autour du compositeur.
(1) Soit une musique fondée sur la mélodie, l'écriture à plusieurs parties se concevant alors comme une superposition de lignes mélodiques engendrant bien sûr le verticalisme, cela par opposition à une mélodie harmonisée.
(2) Cité par Jean Roy in « Georges Migot », Présences contemporaines – Musique française, 1962, p. 147.
(3) Courtes et riches sentences dont un but est de susciter la réflexion.
(4) Une partie d'entre elles concernent la musique. Parmi celles-ci : « La Musique comme la Poésie, a pour origine la voix. Si la Poésie a le Miroir, la Musique a le kaléidoscope ; par la voix qui y chante, les mots dissociés deviennent polyphonie sonore, exprimant le sens des mots sans les formuler. » (p. 58) ; « L'œuvre esthétiquement et éthiquement mauvaise peut séduire et enchanter. L'œuvre belle accorde le temps de réflexion. » « La Musique se continue dans le silence, la Matière sonore y meurt. » (p. 141).
(5) Les Écrits de Georges Migot recueillis par Jean Delaye, Paris, Les Presses modernes, Vol. I, 1932, p. 172.
(6) Appogiatures résolues et non résolues, Paris, Douce France, Cahier n° 1, p. 49.
(7) Appogiatures..., op. cit., Cahier n° 1, 1922, p. 15-16.
(8) J. Viret, « mélodie et polymélodie dans l'œuvre de G. Migot », Chant choral, n° 9, 1976, p. 5.
(9) Cité dans l'article de J. Viret, « Mélodie et polymélodie dans l'œuvre de G. Migot », op. cit., p. 8.
(10) Cité dans l'article de J. Roy, « Georges Migot », Présences contemporaines – Musique Française, Paris, Nouvelles éditions Debresse, 1962, p. 148.
(11) Lexique de quelques termes utilisés en musique, Paris, Leduc, 1935, p. 225.
(12) Appoggiatures..., op. cit., 2e Cahier, 1923, p. 48.
(13) Kaléidoscope et Miroirs, Toulouse, CANF, 1970, p. 112.
(14) Jacques Viret,« Mélodie et polymélodie dans l'œuvre de G. Migot », op. cit., p. 7.
(15) Lexique..., op. cit., p. 131.
(16) Appoggiatures…, op. cit., 3e Cahier, 1931, p. XI.
(17) Lexique…, op. cit., p. 100.
(18) J. Viret ,« Mélodie et polymélodie dans l'œuvre de G. Migot », op. cit., p. 5.
(19) Appoggiatures..., op. cit., 3e Cahier, p. 48.
(20) Migot vénérait ce musicien auquel il a consacré un ouvrage.
(21) Écrits…, op. cit., Vol. I, p. 180.
(22) Appoggiatures..., op. Cit., 3e Cahier, p. XI.
(23) Appoggiatures..., op. Cit., 2e Cahier, p. 22.
(24) Appoggiatures..., op. Cit., 1er Cahier, p. 18.
(25) Lexique…, op. cit., p. 78.
(26) Appoggiatures…, op. cit., 1er Cahier, p. 56.
(27) Lexique…, op. cit., p. 94.
(28) Appogiatures…, op. cit., 1er Cahier, p. 52.
(29) Essais pour une esthétique générale, Paris, Figuière, 1920, p. 80.
(30) Essais pour une esthétique générale, op. cit., p. 79.
(31) Ces mélodies ont été composées au plus tard en 1917, mais les sources ne permettent pas de les dater avec plus de précision.
(32) Articles et Conférences, « Musique et spiritualité », fév. 1953, 17e fasc., p. 12.
(33) Kaléidoscope…, op. cit., p. 140.