On sait aujourd'hui que le mot allemand Bach pouvait, au XVIe siècle, désigner un musicien populaire, un violoneux, un ménétrier. Lorsque l'aïeul de Johann Sebastian, Veit, le grand-père de son grand-père, a quitté la Hongrie pour venir s'établir en Thuringe, à Wechmar, lui aurait-on alors donné ce sobriquet ? Il n'est pas impossible, en effet, que cette marque ait, dès les origines connues de la tribu, frappé ses membres d'un sceau indélébile. Et avec ce nom, deux images, intimement liées. L'une mélodique, celle du motif musical qu'épèlent les quatre lettres du patronyme. En 1732, dans le bref article qu'il consacre à son cousin Johann Sebastian dans son Musicalisches Lexicon, Johann Walther peut déclarer : « La famille Bach serait originaire de Hongrie, et tous ceux qui ont porté ce nom ont été, dit-on, aussi loin qu'il est connu, très dévoués à la musique ; ce qui vient peut-être de ce que même les lettres b-a-c-h sont très mélodieuses dans cet ordre (cette remarque a été découverte par M. Bach de Leipzig) ». Aussi, les trois ouvrages que le vieux Bach élabore pour la Société de correspondants pour les sciences musicales de Johann Lorenz Mizler, ouvrages ayant valeur démonstrative de traités de composition, il les signe, à l'extrême-fin, de son nom musical, le motif de quatre notes apparaissant intimement imbriqué dans le réseau contrapuntique. Le Ricercar a 6 qui clôt l'Offrande musicale, l'ultime des Variations canoniques pour orgue et le Contrapunctus XIV de L'Art de la fugue font entendre le précieux monogramme sonore, que reprendront à leur compte tous les musiciens qui rendront hommage à Johann Sebastian, jusqu'à Schoenberg dans ses Variations pour orchestre op. 31, et même au-delà.
L'autre image, d'ordre allégorique, est celle de l'eau courante, selon le sens usuel du nom de la famille. Tout au long de sa vie, Johann Sebastian montre en effet combien il tient au signe de cette eau dont le nom ne cesse de l'accompagner. Il le sait bien. On en plaisante, même. Ainsi, les condisciples de Johann Ludwig Krebs, qu'ils reconnaissaient pour l'un des meilleurs élèves du fameux compositeur : « On n'a attrapé dans cette grande Rivière [Bach] qu'une seule Écrevisse [Krebs] ». Rivière il est, et le dit. De cette fluidité des eaux courantes qu'il aimera tant évoquer, il fera une autre de ses signatures sonores, omniprésente, celle-là, qui s'inscrit si bien dans la plastique de l'art baroque. Dans sa main, le graphisme même de sa plume a la souplesse, les courbes voluptueuses, mais aussi la puissance de l'onde et son inépuisable flux. Toute son œuvre se trouve ainsi parcourue de ces mouvements des eaux, bruissante de réguliers clapotis, de vaguelettes murmurantes et de houles mugissantes, images sonores qu'appellent les textes des cantates et s'en vont irriguer même sa musique instrumentale.
Le musicien invite à en suivre le cours. Au fil de simples descriptions de nature, d'abord, principalement dans les cantates profanes. Ainsi, dès le chœur d'entrée de la cantate Schleicht, spielende Wellen (Glissez, ondes folâtres) BWV 206, au délicat balancement sur une basse régulière, avant que n'apparaissent tour à tour les quatre fleuves de l'allégorie, dont les ondes feront chaque fois l'objet d'une subtile personnification. Ou dans Auf, schmetternde Töne der muntern Trompeten (Retentissez, sons éclatants des allègres trompettes) BWV 207a, dont le premier récitatif évoque la rivière qui baigne Leipzig – « La paisible Pleisse joue avec ses petites vagues » – sur un murmure du continuo, broderies de doubles croches en si mineur.
Portrait de JS. Bach (c. 1745)
Un autre fleuve, encore, celui de la Bible, cette fois, dans la cantate Christ unser Herr zum Jordan kam (Christ, notre Seigneur, vint au Jourdain) BWV 7. Au seuil d'une cantate évoquant le baptême du Christ par Jean-Baptiste, Bach se doit d'insister sur cette image essentielle de l'eau lustrale. Figuralisme, à nouveau : de la foisonnante fantaisie rythmique du chœur introductif s'élève une voix, clairement identifiée par la partie de violon concertant, à laquelle revient à l'évidence d'évoquer les eaux du Jourdain.
Doux mouvement des eaux dormantes, ailleurs. Pour paraphraser la lecture évangélique, récit de la pêche miraculeuse, la cantate Siehe, ich will viel Fischer aussenden (Voyez, j'enverrai une multitude de pêcheurs) BWV 88 s'ouvre par ces paroles du prophète Jérémie, confiées à une aria de basse dont tout le début paraît ondoyer des paisibles murmures du lac de Tibériade, régulier balancement en mètre ternaire sur lequel se déploient diverses figures ondulantes. Que les eaux viennent à se soulever, et Bach se révèle un peintre tout aussi efficace de la nature. La cantate Jesus schläft, was soll ich hoffen (Jésus dort, que dois-je espérer ?) BWV 81 tire l'enseignement de l'évangile du jour, celui de la tempête apaisée. Jésus dort dans la barque alors que s'élève une terrible tempête qui plonge les disciples dans l'effroi. Pour donner toute la mesure du miracle qui va s'opérer, preuve de la foi salvatrice, un vaillant air de ténor (n° 3), véritable aria di tempesta d'opéra, décrit « les vagues écumantes des flots de Bélial », les flots de Bélial désignant allégoriquement, dans la Bible, les puissances infernales qui poussent les hommes à la mort – staccato furieux de la basse, tourbillons cinglants des violons.
Le musicien aime ces figuralismes, mais ici ou là, leur emploi montre bien souvent qu'il n'en attache pas moins des connotations, voire des significations plus vastes, plus riches, plus profondes aux emblèmes de ce cours d'eau dont il porte le nom. L'eau courante, bondissante, qui entraîne en un long ruban la ritournelle instrumentale et la ligne de chant de la première aria de la cantate Ach wie flüchtig, ach wie nichtig (Ah ! combien fugitive, ah ! combien vaine est la vie de l'homme) BWV 26, sert une image simple : « Aussi vite que s'élance un torrent rugissant, ainsi s'enfuient les jours de notre vie. Le temps s'en va, les heures fuient, comme les gouttes d'eau qui soudain se dispersent quand tout disparaît dans l'abîme ». Toujours sur la ponctuation régulière de la basse, une figure analogue accompagne un autre récitatif, dans la cantate Ich will den Kreuzstab gerne tragen (Je porterai volontiers ma croix) BWV 56. Le texte ne laisse subsister aucun doute sur le sens de cette allégorie du destin, navigation si périlleuse pour le frêle esquif humain : « Mon passage en ce monde est semblable à une navigation. »
Dans la cantate Meine Seel erhebt den Herren (Mon âme exalte le Seigneur) BWV 10, adaptée du chant du Magnificat, un récitatif chante la paraphrase du verset Sicut locutus est : « Ce qu'à Abraham, lorsqu'il vint à lui sous sa tente, Dieu a promis et juré, cela s'est réalisé, puisque le temps en était venu. Sa semence devait se répandre comme le sable dans la mer et les étoiles au firmament. » Et voici que le récitatif, jusqu'alors secco, s'empare de l'image des ondes de la mer, dessinée par les cordes, mais dans un mouvement dont il ne se déprendra plus puisque cette figuration est aussi celle de la multitude, en même temps que de l'écoulement des siècles qui mènent à la naissance du Sauveur.
Nombreuses sont-elles, ces images sonores de fluidité d'un continuum. Pour chanter la louange du nom de Dieu, dans le premier chœur de cette même cantate BWV 10 (« Voyez, désormais tous les enfants des hommes me diront bienheureuse »), les différents pupitres se renvoient un motif continu, obsessionnel, qui associe une image d'éternité à la jubilation de l'âme heureuse et à la gloire du Créateur dans ses œuvres. Le figuralisme sonore du mouvement de l'eau est devenu métaphore du temps qui s'écoule.
C'est sur un mouvement identique à ces images de l'eau que s'ouvre la Passion selon saint Jean. Confié aux cordes, un doux mouvement d'ondulations – une berceuse, presque – immuablement ponctuées par la basse parcourt de bout en bout le chœur initial, soutenant la grande voix unanime de l'Église universelle chantant l'éternité de la gloire divine, double signe de l'éphémère destinée humaine et des siècles des siècles : « Seigneur, notre Maître, dont la gloire resplendit dans tous les pays ! ». Mouvement incessant, même s'il peut se réduire à cette figure de la basse continue maintes fois rencontrée ailleurs. Une seule fois, ce flux du temps se suspend, l'espace d'une demie mesure (mes. 83). Mais c'est pour faire entendre plus clairement l'ultime itération, au soprano, des mots « Zu aller Zeit » (en tous temps), dans cette phrase essentielle : « Toi, le vrai Fils de Dieu, en tous temps, et jusque dans la plus grande humiliation, tu as été glorifié. »
À leur tour, et désormais détachés de tout support verbal, bien des profils mélodiques de la musique instrumentale se trouvent pris en ce réseau métaphorique. Comment entendre le Prélude de la Suite pour violoncelle seul n° 1, en sol majeur, tout entier gonflé de ce mouvement lent et régulier, ce flot majestueux bien posé sur les assises de la basse, mais peu à peu animé de l'intérieur comme les remous de l'onde ? Ce mouvement qui apparaît, d'emblée, comme le sceau du compositeur, l'homme de l'eau, de l'éphémère et de l'éternel à la fois.
Lorsque, parvenu à l'âge de cinquante ans, il se décide à consigner par écrit ce qu'il sait par tradition orale de la tribu des Bach musiciens, Johann Sebastian la place d'abord sous l'autorité de la foi et la pratique du culte. En commençant par le père tutélaire, Veit, « un boulanger originaire de Hongrie » qui, nous dit son descendant, avait dû fuir son pays en raison des conflits religieux qui y faisaient alors rage, « ayant trouvé en Thuringe assez de sûreté pour sa foi luthérienne ». Vient immédiatement le second gène fondateur, celui du contrepoint, avec le moulin familier de Veit : « Il avait grand plaisir à jouer d'un petit cistre qu'il prenait avec lui pour aller moudre le blé et en jouait ce faisant ». Dès le premier paragraphe de ce texte unique, le musicien, qui ignore quasiment tout de son aïeul, fantasme sur cette polyphonie du cistre et de la meule, des mélodies de Veit chantant et s'accompagnant en pinçant les cordes de son petit instrument – une sorte de petite mandoline à fond plat –, mêlées au tic-tac régulier, au mouvement des rouages et à la profonde rumeur de l'eau : « les deux instruments devaient ensemble sonner joliment ! ». Loi de toute musique, cet écoulement imperturbable du temps que la mécanique du moulin marque de sa battue, pulsation primordiale. Mais Bach ne manque pas d'ajouter, sur l'aïeul : « Et pourtant, il lui aurait fallu apprendre à s'en laisser imposer la mesure. » Amateur instinctif, notre boulanger, alors que la musique requiert ce long apprentissage que tous ceux du sang de Veit vont développer jusqu'à lui, Johann Sebastian, le maître absolu. « Telle fut pour ainsi dire l'origine de ce goût de la musique chez ses descendants ».
« Le moulin fait clap-clap, la rivière murmure »… Bach connaissait peut-être cette vieille chanson populaire. Or cette image du moulin et de la rivière est forte, dans l'iconographie, la poésie et la musique, et puissamment ancrée dans la tradition germanique. Évocatrice d'une Allemagne de légende, celle tout particulièrement, au cœur du pays, de ces terres montueuses de Thuringe, aux rares petits villages blottis autour de l'église paroissiale. Dans le sol, le fer, le sel, le charbon, les mines gardiennes des forces telluriques, le royaume de l'obscur. Pays couvert de forêts drues et denses, que nulle côte ne vient ouvrir sur le monde extérieur de l'univers maritime. Tout y prédispose à la méditation, à l'intériorisation, à l'introspection. Le climat est rude et franc, mais la lumière y a des reflets d'une exquise douceur. Et il y fait bon vivre. Foyer archétypique de la poésie, des arts et de la pensée, de ce que l'Allemagne possède de plus puissant, c'est vers elle que renvoie la chanson populaire, avec le peu que l'on sache de la vie terrestre de Johann Sebastian Bach, le Thuringien.
Comme toute légende puisant au fonds mythique d'un peuple, une chanson populaire révèle parfois beaucoup plus que la narration de ses seules paroles. Le moulin au bord de la rivière relève de l'imagerie traditionnelle des contes familiers que colportent grand'mères et vieilles gravures, et d'un certain plaisir, une Gemütlichkeit de la vie au village. Mais ces deux mots, le moulin et la rivière ! L'art de l'homme et le jaillissement perpétuel du flux essentiel, en ce mystérieux point de rencontre entre air et eau, entre culture et nature, entre circulaire et linéaire, contrepoint et mélodie confondus. La mécanique du moulin solidaire de la pulsion vitale du flot, tous deux nécessaires pour moudre le grain, produire la farine à faire le pain, celui du boulanger Veit Bach, l'ancêtre. Le pain et l'eau, emblèmes de toute nourriture terrestre, nourriture quotidienne que deviendra la musique pour la lignée des artisans Bach.
Le monument à JS. Bach devant l'église
Saint Thomas de Leipzig © Claudio Divizia
« Mon passage en ce monde est semblable à une navigation ». Ce signe de l'eau courante, c'est aussi celui de son voyage intérieur, de son imaginaire. Dans l'article nécrologique qu'il consacre à son père, Carl Philipp Emanuel rapporte au sujet de ses aïeux, non sans une touchante naïveté : « On pourrait s'étonner que des hommes aussi vaillants soient si peu connus au-delà des limites de leur patrie, si l'on ne pensait pas que ces honnêtes gens de Thuringe étaient si satisfaits de leur pays et de leur état qu'ils n'osèrent même pas chercher leur fortune plus loin. Ils préféraient les applaudissements des souverains sur les terres desquels ils étaient nés, de la foule de leurs fidèles compatriotes, aux éloges qu'il aurait fallu conquérir à grand peine auprès de quelques étrangers, peut-être envieux au surplus. » Tendance familiale puissamment affirmée, puisque, dans son Autobiographie, le même Carl Philipp reconnaît que s'il est sa vie durant demeuré en Allemagne, c'est aussi parce qu'il a eu le bonheur de pouvoir y fréquenter chez son père tout ce qu'il y avait de meilleur en musique sans avoir à courir le monde : « Je suis donc toujours resté en Allemagne et ne me suis déplacé que pour quelques voyages dans ma patrie. Cette absence de voyages à l'étranger m'aurait encore davantage nui dans mon métier si, dès ma jeunesse, je n'avais eu le bonheur particulier d'entendre près de moi ce qu'il y avait de meilleur en toutes sortes de musiques, de faire la connaissance de nombreux maîtres de première importance dont certains m'ont accordé leur amitié ». À sa suite, Forkel indique que les Bach auraient pu aisément conquérir des postes enviables et les plus grands succès publics, « s'ils avaient eu le goût de quitter la Thuringe, leur patrie, pour voyager et se faire connaître tant en Allemagne qu'à l'étranger ». Et il ajoute : « Mais aucun d'eux, à ce que nous pouvons voir, ne se sentit un semblable penchant pour l'émigration ». Prédisposition ancestrale à l'introversion, au repli sur soi.
Il faut nuancer. Pour Johann Sebastian, ni émigration, ni périples au long cours, comme nombre de ses contemporains. Il n'en a pas moins manifesté un goût prononcé pour le voyage, la constante curiosité de découvrir, d'aller à la rencontre des autres – de se renouveler, peut‑être –, et comme un besoin de l'ailleurs, alors que toujours le ramène au pays la nostalgie du foyer, l'ardent désir d'arrimer l'esquif en une patrie affective stable et durable. Nécessité oblige : ses déplacements sont de courte durée, mais souvent décidés sans rien demander à personne, quand il ne les prolonge pas indûment, au grand dam des autorités. À vingt ans, il quitte Arnstadt pour Lübeck. On l'attend un mois plus tard – plus de nouvelles, quatre mois durant. Disparu, le jeune organiste. Voilà qui ressemble à une fugue. Un quart de siècle plus tard, en 1730 : « Il est parti en voyage sans demander d'autorisation », ce pour quoi il se fait rappeler fermement à l'ordre par le Conseil de Leipzig. On le sanctionne, « parce que le Cantor est incorrigible ». En 1741 encore, les nouvelles pourtant très alarmantes qu'il reçoit sur la santé d'Anna Magdalena ne semblent pas le décider à avancer son retour de Berlin. Incorrigible, en effet.
N'empêche. Contrairement à ses deux célèbres contemporains, Haendel et Scarlatti, il manifeste au long de sa vie ce tropisme thuringien, ou saxon, qui le pousse à s'ancrer dans la terre de ses aïeux. Il connaît de l'intérieur cette simplicité fondamentale, cette satisfaction paisible de son sort elle aussi si typiquement allemande. Intérieur, son voyage sera celui des grandes aventures de l'esprit. Il suffit de suivre son parcours.
Une trajectoire où se distinguent sans peine trois périodes créatrices nettement marquées, presque trois « manières ». Le temps des expérimentations et des chefs-d'œuvre juvéniles (ca 1700 ‑ 1712), la période de production intensive du midi de la vie (ca 1713 ‑ 1738), l'âge de la sagesse et de la haute maturité, enfin (ca 1739 ‑ 1750). Et comme de juste, on peut aisément y observer une belle arche, et la plus harmonieuse des symétries, la période centrale durant autant à elle seule que les deux autres réunies ; de part et d'autre de la grande phase de l'action, « moderne », le temps de la méditation répondant à celui de la formation, avec leur enracinement dans la tradition.
Comme tout un chacun en ses années d'apprentissage, surtout hors du cadre rigoureux d'un enseignement structuré, Bach commence par imiter. Copier, en tous les sens du terme. Davantage : il dérobe, pour s'approprier. Depuis ce cahier de musique qu'enfant il subtilise à son frère aîné, à Ohrdruf, pour le recopier en cachette. Il transcrit, adapte, remploie, reprend les genres et jusqu'aux grands desseins de ses pairs. Et toujours pour y trouver quelque point d'appui lui permettant de rebondir, d'aller plus loin. À chaque transmutation, apportant sa valeur ajoutée contrapuntique et formelle, un surplus de matière et de pensée. Plus fort, plus complexe, dans une dynamique du dépassement et surtout une recherche de syncrétisme : comme pour, sur un schéma donné, avoir fait et dit tout ce que l'on pouvait dire et faire.
La révélation de l'art de Buxtehude a pour effet premier de l'inciter à maîtriser sa création par une pensée ferme, que ne présentent pas ses toutes premières œuvres pour l'orgue. Et de lui montrer comment le divers et le discontinu qui caractérisent le stylus phantasticus où, plus que tout autre, brille le maître de Lübeck, peuvent se trouver unifiés par une organisation d'ordre supérieur. Leçon de musique, leçon de vie. Capitale. Les contrastes, et les contradictions, parfois, d'une imagination tumultueuse et d'une âme tourmentée, Bach tendra sans cesse à les vouloir dominer, en les coulant dans une forme qui, loin de les nier, les intègre en un tout cohérent jusqu'à devenir homogène. C'est à la conquête de sa propre unité intérieure qu'il se lance ainsi, en cette aventure qui, de prélude et fugue en prélude et fugue, ce laboratoire par excellence de la forme, le mènera dans la sphère supérieure des contraires surmontés et réunis.
Comportement révélateur : dans son attirance pour l'esprit latin face à sa fidélité pour la tradition germanique, ce n'est pas une Réunion des goûts qu'il s'appliquera à rechercher à l'exemple de ses contemporains français. Ni juxtaposition, ni alternance de styles, mais nostalgie d'une fusion qu'il finira par accomplir, produit d'un style sur l'autre – en quoi, une fois encore, se manifeste sa tendance multiplicatrice. En musique, cet Allemand parle italien, à moins que devenu un temps Italien, il n'ait continué à parler allemand ; au point de ne plus savoir ce qui dans son idiome propre, si instantanément reconnaissable cependant, relève de l'une ou de l'autre langue.
Dialectique des contraires partout présente, dans tous les aspects de sa démarche créatrice et de son comportement de musicien. Bien au-delà du dilemme entre méditerranéen ou nordique, choisissant de ne pas choisir, mais de synthétiser la structure et la courbe, la spiritualité et le décor, vers une plénitude. Praticien de la musique, il la façonne et la pétrit tout autant avec son corps qu'avec son esprit. Ses préférences personnelles vont elles à l'orgue ou au violon ? Aux puissantes constructions polyphoniques des grands praeludia à l'allemande, ou à la sensualité des concertos et sonates à l'italienne ? N'y a-t-il pas à l'évidence, dans la double élection de ces deux instruments antagonistes, quelque nouveau signe à déchiffrer ? L'un et l'autre lui lancent le défi d'un corps à corps, combat de Jacob avec l'Ange en ce qu'il peut avoir de plus physique, de plus charnel. Mais la mécanique très concrète de la machine-orgue renvoie à cette passion qui l'habite pour toute mécanique de l'esprit, à commencer par celle des rouages du contrepoint. Dans ses expertises d'orgue, il montre à quel point il aime une mécanique bien réglée, et avant tout, une soufflerie à toute épreuve. Les nerfs et les muscles de l'instrument, et d'abord ses poumons. Le pneumâ. En la souveraineté d'une hyper-polyphonie, l'orgue lui offre maîtrise et domination sur tout le champ sonore, il permet au démiurge d'assouvir sa volonté de puissance, quand le violon – surtout dans le registre, le timbre si humain, si chaleureux de l'alto, l'instrument d'Ambrosius, son père – est à l'inverse le lieu du lyrisme et de la plasticité, de la fluidité. Lui aussi lance un défi, mais d'un ordre exactement inverse, mental et spirituel. Instrument monodique par excellence, Bach va s'évertuer à lui faire réaliser des polyphonies, tandis que par l'imitatio violonistica il s'efforcera de faire chanter l'orgue. Et si dans ses dernières années, il délaisse le violon comme la voix pour le seul clavier, c'est qu'il l'a désormais chargé de tous leurs pouvoirs, de signification et d'expression.
Alors que dans les années trente se fait jour un goût nouveau pour une musique plus effusive et plus souriante à la fois, dans un style moins sévère, Bach pourrait céder aux sirènes de son temps, prêtes à lui offrir en retour une plus grande reconnaissance publique, auprès d'un nouvel auditoire. Il a pu connaître cette tentation à laquelle il lui était bien facile de céder. Dans les cantates en dialogue en particulier, dans les Passions, bien sûr, il a prouvé qu'il pouvait être le plus grand compositeur d'opéra de son temps. L'homme baroque en lui y a laissé libre cours à la tendresse, à une affectivité charnelle, sanguine et souvent voluptueuse. Sous le signe de la mélodie, de la fluidité. De l'eau.
Son œuvre entier montre à quel point il connaît et maîtrise les styles et les genres, nouveaux comme anciens. Même au soir de sa vie, il saura s'affirmer en maître absolu du clavecin moderne avec les Variations Goldberg, dans le feu d'artifice digital comme dans les ombres mystérieuses d'une troublante mélancolie. Quand enfin, pour une fête amicale, il lui plaira de composer un divertissement rustique, le petit chef-d'œuvre qu'est la Cantate des paysans montrera sa parfaite réussite dans le style et le genre nouveaux, préfigurant le Singspiel à venir.
Or c'est précisément dans ces années qu'il cesse d'écrire des cantates d'église, une fois son répertoire constitué. Mais peut-être ne lui a-t-il pas échappé que les grandes musiques spirituelles, même accommodées au goût du jour, se voyaient à terme condamnées par les nouvelles mentalités du rationalisme naissant. Un Ernesti Jr l'a compris, lui aussi, le jeune et ambitieux recteur de St-Thomas qui impose des orientations nouvelles à l'enseignement de son école. Et il leur faut bien, à l'un comme à l'autre, constater le zèle plus tiède des fidèles, leur ardeur moindre à emplir les églises. La confession sonore de sa foi, Bach doit désormais la mettre sous le boisseau. La résurgence sera pour plus tard, en métamorphose. Pour lors, il va se consacrer à nouveau, quelques années durant, à la musique instrumentale qu'il fait exécuter par son Collegium. Mais quelque chose, qui le reliait à l'air du temps et aux vanités du quotidien, se fige bientôt en lui, qui le détache de l'actualité. Malgré la farouche énergie qu'il y déploie, l'organisation de ses concerts, s'ajoutant à ses tâches à l'école et dans les églises et à ses activités personnelles, finit elle aussi par s'installer et fonctionner en une énorme routine. Au-delà d'un quotidien mesquin, la musique même qu'il fait exécuter contribue à lui faire prendre ses distances.
La maison-Musée JS. Bach à Eisenach / DR
C'est le moment où commence à se développer en lui, de façon décisive, ce retrait du monde et une concentration vers l'essentiel. La crise couve, qui va se cristalliser dans les années de silence, avant les spéculations de la décennie testamentaire. Il n'aura donc pas franchi les bornes d'une certaine modernité, ni, avec elle, de la galanterie ; il ne se sera pas « contenté des fredons habituels », il n'aura guère chanté « les jolies chansonnettes de Dresde ». On le lui aura assez reproché. Mais à l'évidence, le rococo ne le concerne pas. Affaire d'âge, sans doute, et de goût. Il ne peut pas adhérer à la simplification du langage musical alors à la mode, à la naïve émotivité de la musique vocale, à cette écriture allégée, à un contrepoint minimal, et peut-être par-dessus tout à un schéma harmonique et structurel à ses yeux simpliste.
Affaire de personnalité, surtout. Telle n'est pas, telle n'a jamais été l'idée profonde qu'il s'est faite de la création musicale ni de sa fonction de musicien. Si, passé le temps des grandes entreprises, il se retourne vers le « moulin » allemand, vers la pensée du Moyen Âge finissant et le style sévère des anciens polyphonistes, à contre-courant de l'évolution de la musique de son temps, ce n'est pas pour en utiliser des recettes, mais pour en réactiver des principes d'écriture dont il connaît la fécondité, ajoutant encore à leur charge rhétorique et spirituelle. Ce style sévère – res severa, verum gaudium (C'est une chose grave que la joie véritable) comme on peut le lire, emprunté à Sénèque, à Leipzig, au fronton du Gewandhaus –, il le pousse à de nouveaux développements, le plie à son invention. L'invention d'un « génie libre », selon la belle expression d'Andreas Werckmeister. À la fin de sa vie, son langage musical n'est certes pas « à la mode » : ni ancien, ni moderne, il mène une vie autonome, totalement détachée de son temps, intemporel.
Une lassitude devant la routine du quotidien, mais aussi devant les critiques dont son art et sa personne ont été l'objet, ont catalysé chez Bach une prise de conscience et conduit sa réflexion à son terme. Hors de la mode, hors de son temps – hors du temps musical même, à le voir imaginer des systèmes temporels internes qui tendent à abolir le mouvement de nos pendules. Ce temps qui s'écoule, propre à chaque œuvre, que de fois en a-t-il marqué la pulsation, le tic-tac d'une mécanique parfaitement régulière, sous la fluidité des lignes ! Flot mouvant et intarissable de la puissance créatrice, fugitif et toujours renouvelé. Mais l'inflexible régularité d'une battue, ou la rythmique faiblement marquée de thèmes impavides, sur une implacable motricité interne, font enfin pénétrer dans un temps autre, comme suspendu. Sentiment de permanence et d'éternité.
Négation de l'éphémère. De même qu'il remonte sans cesse vers ses sources luthériennes, la terre de ses pères, de même qu'il rumine ses obsessions formelles, il paraît refuser le temps qui passe. Au point, même, de chercher à remonter le temps, avec le canon à l'écrevisse de l'Offrande musicale. Ou plutôt, les deux voix, progressive et régressive, le courant descendant et le courant remontant se superposant à tout instant, le temps se trouve suspendu à tout jamais, en perpétuelle anamnèse.
Bach est entré dans son silence intérieur. Sa musique elle-même fait silence, elle finit par rejeter toute expression verbale et tend à se confiner dans les limites du seul clavier. L'écriture de ses dernières années abonde en systèmes clos, à fort déterminisme. Plus généralement, elle dénote une irrépressible tendance à la concentration, à la plus grande économie. Il n'y a plus une note qui ne soit absolument nécessaire. Absolue nécessité, celle qui se manifeste dans les canons, évidemment. Disparition de l'ornement, de tout décor, de tout superflu, c'est-à-dire de tout ce tohu-bohu de l'existence, ce charivari dont s'entoure l'homme pour fuir les questions fondamentales. Enfermé en sa cellule, il répond sans le savoir à Blaise Pascal, observant que « Tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer au repos dans une chambre ». Plus que de la rigueur intellectuelle, cette attitude mentale témoigne d'une ascèse, d'un cheminement vers l'essentiel, et en fin de compte d'un silence spirituel. D'une obsession, aussi, à le voir traiter dans ses dernières années un très petit nombre de motifs apparentés.
Plus qu'un démiurge, Bach. Sans, bien sûr, en avoir en rien conscience, ce Pater omnipotens et Creator omnium finit par se comporter en musique à l'égal de Dieu lui-même. Par le commentaire théologique en musique, d'une souveraine autorité. Mais d'abord par le geste même du compositeur, dans son acte créateur. Ainsi, en particulier, dans les derniers canons où se cristallise sa pensée, le voit-on fournir la totalité du matériau sonore devant lequel il place le musicien. Sans toutefois lui donner le mode opératoire qui permettra d'en tirer une œuvre musicale – là se trouve la petite part de liberté laissée à l'homme par Dieu, et son libre arbitre. Quaerendo invenietis, Cherchez et vous trouverez, se permet-il de lancer orgueilleusement à Frédéric II. « Dieu nous donne les noix, disait Luther, il ne nous les casse pas ». Il se borne à indiquer une direction, à laisser un indice. Canon à 4. per Augmentationem et Diminutionem, noté au-dessus d'une unique ligne de musique. Un titre, quelques mots, un graphisme suggèrent au lecteur ou à l'exécutant une résolution. Comment s'y prendre pour tirer une œuvre musicale de ce matériau brut ? À chacun de découvrir la procédure et de l'appliquer, avec plus ou moins de bonheur, trouvant, bien ou mal, sa propre solution. Noblesse et limites de la condition fixée à l'homme dans l'univers. Et peut-être saura-t-il y déceler le mouvement perpétuel, à l'image du mouvement de la roue du moulin qui ne cesse de tourner sur elle-même, entraînée par le flux permanent de la rivière.
Celui qui a vu dans son enfance se disloquer son univers, reconstruit dans sa musique un monde cohérent. Imago mundi : son œuvre offre une image du monde, comme celles qu'aimait à représenter le Moyen Âge. Miroir, sinon du monde, du moins d'un monde, avec ses structures, sa cohérence, sa complétude. Son ordre. Et cela à la force d'un contrepoint, d'une combinatoire sans faille. De ce contrepoint, il tisse le réseau protecteur très serré, qui sera pour lui la forteresse imprenable, enfermée sur elle-même, qui le met définitivement à l'abri des atteintes du monde extérieur. Ein' feste Burg, la citadelle rebâtie.
Cette attitude évoque singulièrement le refuge dans le jardin clos cher aux graveurs, aux peintres et aux penseurs mystiques rhénans du Moyen Âge, notamment à Tauler, dont Bach lisait les écrits – cet espace intérieur d'une grande beauté qui est aussi le thème d'un ouvrage de piété du mystique luthérien Johann Arndt, publié en 1612 et largement diffusé, Paradies-Gärtlein, le Petit Jardin du Paradis. Le titre, aussi, sinon le thème, Hortus musicus, le Jardin musical, d'un recueil de sonates de Reinken que Bach apprécia au point d'en avoir tiré des adaptations pour le clavecin. Ce jardinet est en soi un tout petit univers, soigneusement défendu par de hauts murs ou une dense haie végétale, pour y enchâsser le trésor à protéger dans sa pureté, la fleur des biens les plus précieux de sa propre vie intérieure, les amours d'un jeune couple, plus souvent encore la virginité de Marie ou la Mère de Dieu portant son enfant. Il est la représentation du paradis, et renvoie au jardin d'Éden où Dieu a placé l'homme avec mission de le cultiver, c'est-à-dire à un état de perfection finie, signe de la création dans sa totalité.
Le tombeau de JS. Bach dans l'église
Saint Thomas de Leipzig © Claudio Divizia
À bien écouter, l'œuvre entier de Bach dit cette angoisse existentielle, ce mal de vivre lové en son tréfonds, dont il a fait le moteur de sa création. Guère apparente, certes : jamais il ne prend pour objet ce Weltschmerz, cette souffrance existentielle, jamais il ne hurle sa révolte à la face du monde, mais il en utilise l'énergie pour nourrir une mécanique du rassérènement et de la pacification intérieure. Même lorsqu'à la fin du Credo de la Messe en si il laisse percer une inquiétude métaphysique, même lorsqu'il fait éclater les sanglots de la plus humaine douleur – Fantaisie en sol mineur et Prélude en si mineur pour orgue, Fantaisie chromatique pour clavecin –, ou qu'il chante l'infini désespoir de l'âme – « Es ist vollbracht », dans la Passion selon saint Jean. La démarche du créateur, son travail acharné, consistera à répondre à cette angoisse fondamentale et à la sublimer. Généralement occultée, cette composante essentielle de sa personnalité a été bien vue par les graphologues, qui parlent de « la douleur transfigurée, la paix obtenue à la suite d'un long travail interne […]. Johann Sebastian Bach nous apparaît comme le type même de l'artiste qui silencieusement et courageusement est parvenu à résorber son propre déchirement ».
Caractéristique de ce besoin de compensation et d'apaisement, son ardeur à la tâche qui en fait l'un des compositeurs les plus prolifiques. Mais c'est dans le travail sur la structure qu'il va le mieux trouver à se rassurer. Dans cette maîtrise du monde sonore qui tend très tôt vers un absolu, dans les contraintes des schémas formels qu'il impose à l'essor de son imagination. Dans les créations closes, la progression inéluctablement finie de la fugue, la forme bouclée de l'aria à da capo, les macrostructures globalisantes du Clavier bien tempéré, des Variations Goldberg, des Variations canoniques, de L'Art de la fugue. Jusqu'à prescrire tout ce qui doit l'être. Carl Philipp Emanuel tient à rappeler que dans les œuvres de son père, « il ne s'agit que de jouer la note juste ».
Elles font volontiers sourire, ces anecdotes sur les manies du musicien qui, nous disent les témoins les plus dignes de foi, ne détestait rien tant qu'une dissonance non résolue. Capable de se relever de son lit alors qu'au chaud il s'endort, pour achever une cadence laissée en suspens par un fils étourdi. « Un soir, rapporte Johann Christian Bach, j'improvisais au clavecin de manière tout à fait mécanique et je m'arrêtais sur une quarte-et-sixte. Mon père était au lit et je croyais qu'il dormait, mais il sauta de son lit, me donna une gifle et je résolus ma quarte-et-sixte ». Cet autre récit est connu, celui de Reichardt qui rapporte : « Johann Sebastian Bach entra un jour dans un salon où se trouvait une nombreuse société, au moment où un amateur était assis au clavier et improvisait. Quand ce dernier s'aperçoit de la présence du grand maître, il saute de son siège et termine sur un accord dissonant. Bach, entendant cela, est tellement tourmenté par son malaise musical qu'il passe en courant devant le maître de maison qui vient à sa rencontre, se précipite au clavecin, résout l'accord dissonant et le conclut comme il se doit. Ensuite seulement, il marche vers son hôte et lui fait sa révérence ».
De sa vie, il résout la dissonance fondamentale, en apparence tout au moins. Contrairement à Schumann ou à Liszt, qui ont vécu jusqu'au bout leur déchirure interne – chacun comparant son être à une dissonance non résolue. Résolution, en effet, et achèvement. Inconcevable pour lui, la brèche béante de l'inachevé : L'Art de la fugue compris, quand même la mort en aurait-elle interrompu les ultimes élaborations, ses œuvres sont conçues comme des ensembles cohérents, et menées à leur achèvement. Après avoir dicté ses dernières retouches au choral Vor deinen Thron, il peut s'endormir l'âme en paix.
Inséparable de son discours musical, et de sa création depuis ses plus obscures racines, sa foi. Elle aussi, une prodigieuse construction mentale. De même qu'il a conçu pour son usage les formes et les structures de son langage sonore, l'orphelin Bach, l'autodidacte, a érigé la cathédrale de sa foi. On l'imagine doté d'une robuste foi du charbonnier, psychologiquement structurée dans une tradition, à l'aide de quelques-unes de ces croyances fondamentales que l'on ne remet pas en cause. Une foi sincère, profonde, énorme. Peut-être. Mais certainement pas à l'abri du doute, sinon des crises. Il lui faut fonder l'édifice sur une connaissance encyclopédique, avoir réponse à toutes les interrogations, rationaliser tout ce qui peut l'être, ce qui explique pour partie son exceptionnelle culture théologique.
Une structure intellectuelle fortement charpentée a développé chez lui une propension naturelle à la combinatoire et à l'intériorisation. Participant elle aussi à cet impérieux désir d'assouvir un besoin de hiérarchie mentale, d'une échelle de valeurs nette, sans équivoque, propre à rétablir l'ordre brisé. Réconciliation du musicien avec son destin, par la réconciliation de ses propres tendances antinomiques au sein de son œuvre. Et avec la condition humaine, sous le signe de la foi.
Né dans le moulin allemand, c'est là qu'après ses voyages intérieurs il retourne mourir. Les psychologues signalent chez lui « une aspiration nostalgique vers le père et la mère, comme on en rencontre souvent chez les orphelins ». L'analyse le dit, mais la musique l'affirme bien davantage. La plastique baroque, l'univers de la courbe renvoient vers la nostalgie de la mère, quand contrepoint et pulsion architecturale relèvent du monde du père : équilibre des forces en mouvement, ordre cosmique aussi bien que social et familial, celui de la lignée. L'hypertrophie des deux poussées, fondues et couronnées en un même élan, révèle chez Bach un puissant désir fusionnel, dont l'un des signes est l'aspiration au grand Un englobant la totalité des manifestations du réel, c'est-à-dire à un grand Tout.
Indissociables dans son écriture, la pesanteur et la grâce. Le mouvement circulaire du moulin, inexorable mécanique et éternel retour, métaphore de l'intemporel et de la stabilité, et celui, linéaire, de la rivière, de l'éphémère et du fugitif, en même temps que de l'éternel. Du contrepoint et de la mélodie, d'une vocalité forte de sa rigueur instrumentale, avec un instrumental pétri de plasticité vocale. Le passé et le présent, le germain et le latin, comme le collectif et l'individuel. De même que jamais le contrepoint ne s'oppose à la mélodie, que jamais la délectation de la combinatoire ne se développe au détriment de la jouissance du sonore, rationnel et émotionnel toujours liés, comme le masculin au féminin dans le Tout et l'Unique. Réconciliées, enfin, les tendances opposées de son être, et peut-être aussi les plus obscures de ses aspirations vers son père et sa mère. Face à la mort, sur le doute et l'angoisse, Bach a conquis pour lui ce que son génie offre désormais à la postérité, l'équilibre, la plénitude et la sérénité.
Panta Rhei, dit Héraclite d'Éphèse. Tout coule. Inépuisable, l'onde de la rivière ne cesse de chanter en ses doux murmures, la roue ne cesse de ronronner, entraînant la mécanique sans fin du moulin. « Le moulin fait clap-clap, la rivière murmure… »