La composition de cette œuvre qui s'étend sur près de dix ans présente une démarche insolite : Robert Schumann (1810-1856) a commencé en 1844 par ce qui sera la fin de la troisième partie, puis il a ajouté les deux premières parties entre juillet 1849 et 1850, avant d'écrire une Ouverture en 1853. Comment s'explique ce parcours à rebours ?

L'emprise de Faust

Quand en 1844 Schumann ose se mesurer au Faust de Goethe (1749-1832), cette « Bible mondaine de tous les Allemands » selon la formule de Heinrich Heine (1797-1856) en 1835(1), contrairement à ses contemporains, compositeurs ou peintres, il s'intéresse à la fin du second Faust, œuvre parue en 1832, donc posthume selon la volonté de Goethe qui pensait que les lecteurs allaient avoir du mal à comprendre les formes et les enjeux de cette œuvre « incommensurable » et qu'ils la critiqueraient vigoureusement. Dans ce contexte de réception tendu, l'interprétation musicale de Schumann a largement contribué à la diffusion de cette seconde partie de la tragédie de Faust, assez difficile à comprendre car fantasque et donc désarmante... (Accolé )De manière tout à fait singulière, Schumann est donc d'abord inspiré par la fin de la dernière scène du second Faust de Goethe – scène qui, consacrée à l'élévation de l'âme de Faust après sa mort, se passe dans un paysage décrit dans le titre : « Gorges montagneuses - Forêt, rochers, solitudes. De saints anachorètes, répartis sur les sommets des monts, campent entre les ravins ». Par cette première approche du Faust de Goethe, Schumann consacre le genre de l'oratorio profane, expression d'une haute spiritualité dans une œuvre qui ne s'appuie plus sur un sujet tiré des saintes écritures ou de l'histoire du christianisme.

 

 

 

Schumann, qui a longtemps hésité entre la littérature et la musique, a sans doute été sollicité par Faust plus que tout autre, étant donné que son père était libraire-éditeur dans sa ville natale de Zwickau : il a donc eu l'occasion de connaître le Faust de Goethe, ainsi que les nombreuses publications concernant Faust. D'ailleurs, ses camarades qui, comme lui, adoraient les surnoms à connotation littéraire, l'appelaient Faust ou Fust, indice de son identification avec le personnage de Faust : le jeune Robert Schumann ressent la même aspiration à l'absolu, le même désir de connaissance, il possède le même genre de mélancolie qui va jusqu'à la tentation du suicide et il témoigne du même désir impatient d'aller toujours de l'avant. A peine âgé de 22 ans, il inscrivait les premiers vers de la chanson de Marguerite au rouet sur la partie centrale de son Intermezzo pour piano op.4 : « Meine Ruh ist hin ». Pourtant, contrairement à Schubert qu'il vénérait ou à Mendelssohn qu'il admirait, il ne s'intéressa au thème de Faust qu'après avoir d'abord consacré son énergie créatrice à des pièces pour piano au cours des années 1830, puis à des Lieder au cours de l'année 1840, avant d'aborder l'écriture pour orchestre à partir de 1841, la musique de chambre à partir de 1842 et enfin la composition pour orchestre et voix, solistes et chœur en 1843 avec son premier oratorio profane, Le Paradis et la Péri. Le livret s'inspire de la fable orientale Lalla Rookh (1817) du poète irlandais Thomas Moore (1779-1852).

 

 

 

 

 

Le Paradis et la Péri ou l'invention de l'oratorio profane

 

 

 

Il semble donc que Schumann ait choisi de se confronter systématiquement et successivement à tous les genres. Dans cette perspective, au moment d'aborder l'opéra, il est en quête d'un livret : cette recherche, qui l'occupe en fait depuis qu'il compose, va dans toutes les directions, depuis les grands textes tels Hamlet, L'Odyssée, Bajazet de Racine ou les Lettres de Cicéron jusqu'aux grands écrivains que sont Byron, Goethe, Calderon ou Hoffmann. Mais, avant de se décider en avril 1846 pour une légende médiévale, Genoveva de Friedrich Hebbel (1813-1863) dont il fait établir le livret par son ami Robert Reinick - dans son impatience il compose l'ouverture avant même d'avoir le livret dont d'ailleurs il finit par rédiger lui-même le texte du troisième acte -, il s'arrête entre février et juin 1843 sur Le Paradis et la Péri pour composer une sorte d'oratorio profane qui chante le triomphe de l'amour grâce à sa pureté et à son innocence. Cette œuvre, son op. 50, est créée le 4 décembre 1843 à Leipzig, avec un certain succès (elle sera exécutée une cinquantaine de fois du vivant de Schumann) alors qu'elle est de facture inhabituelle, correspondant à un nouveau genre, « neue Genre », voulu par Schumann qui la dénomme « Dichtung » (« Poésie ») et non oratorio. Sa mise en œuvre musicale, qui nécessite la réunion de sept solistes (2 sopranos, mezzo-soprano, alto, ténor, baryton et basse), d'un chœur et d'un grand orchestre, est de fait insolite : les solistes chantent différents rôles (l'Ange, le Jeune homme, la jeune fille, le Tyran, etc.) tout comme les chœurs qui représentent différents groupes de personnages (Indiens, Conquérants, Anges, Génie du Nil, etc.), si bien que la référence vocale prime sur le déroulement de l'intrigue contribuant à donner à l'œuvre un caractère lyrique, d'où la dénomination de « Dichtung » voulue par Schumann. L'œuvre, organisée en trois parties, est constituée de 26 numéros musicaux dont 12 tenus par les chœurs et 9 par la Péri. L'orchestre rassemble les bois par deux dont un piccolo, 4 cors, 2 trompettes, 3 trombones (alto, ténor et basse), une ophicléide, timbales, triangle, grosse caisse, harpe et cordes. Ainsi, cette histoire orientale que Schumann connaît depuis son enfance (en 1822 son père en publia une traduction en allemand), lui permet de mettre à l'épreuve son désir de s'aventurer dans la création de formes inédites. Quand son ami Emil Flechsig la lui fait redécouvrir en 1841, il est enthousiasmé par ce qu'il ressent comme de la poésie écrite pour la musique et prend plaisir à en élaborer un livret en allemand en collaboration avec son ami. « L'histoire de la Péri se trouve dans Lalla Roohk de Thomas Moore et est écrit pour la musique. L'idée d'ensemble est si poétique, si pure, que j'ai été complètement enthousiasmé » écrivait-il à son ami Johannes Verhulst en juin 1843 (« Die Geschichte der Peri steht in Thomas Moore's « Lalla Rookh » und ist wie für Musik geschrieben. Die Idee des Ganzen ist so dichterisch, so rein, dass es mich ganz begeisterte »).(2)

 

 

 


Robert Schumann. Lithographie de Joseph Kriehuber, 1839

 

 

 

Avec cette œuvre de conception originale, Schumann crée donc un genre nouveau de l'ordre de l'oratorio profane puisque cette « invention », qui procède à la fois, de son admiration pour les Passions de Bach ou pour le Paulus de Mendelssohn, et de son refus de composer une œuvre religieuse, porte une intention spirituelle : mettre en musique, chanter le geste qui assure le salut de l'être en quête de pardon ; en l'occurrence, celui de la Péri, fée de la mythologie persane, créature féminine ailée née d'un ange déchu et d'une mortelle : chassée du paradis pour avoir commis une faute, après l'échec de plusieurs tentatives pour retrouver sa place, elle finit par être acceptée au paradis quand elle fait don des larmes d'un criminel repenti à la vue d'un enfant en prière. Ravie que ce don soit agréé, la Péri chante alors sa jubilation d'avoir accompli son œuvre : « Mein Werk ist getan » (J'ai accompli mon œuvre).

 

 

 

 

 

« Mein Werk ist getan » et « Hier ist's getan » de la « Faust's Verklärung »

 

 

 

Ces paroles font étrangement écho aux derniers vers du second Faust : « Hier ist's getan » (Ici est accompli). Ce rapprochement permet de supposer que l'appel de ce vers a poussé Schumann à s'intéresser au « Chorus mysticus », c'est-à-dire à l'ensemble des derniers vers de la tragédie de Goethe ; d'autant plus que cette idée d'accomplissement, ici de l'inaccessible, de l'indescriptible, est associée à celle de l'amour qui vous élève spirituellement :

 

 

 

« Alles Vergängliche

 

Ist nur ein Gleichnis ;

 

Das Unzulängliche,

 

Hier wird's Ereignis ;

 

Das Unbeschreibliche,

 

Hier ist's getan ;

 

Das Ewig-Weibliche

 

Zieht uns hinan .» (v.12104-12111) 

 

(Toute chose périssable

 

N'est qu'un symbole ;

 

L'insuffisant

 

Ici devient événement ;

 

L'indescriptible

 

Ici est accompli ;

 

L'Éternel féminin

 

Nous attire vers le haut.) (3)

 

 

 

C'est donc sous l'emprise de ce Chorus mysticus que Schumann tourne autour de l'idée d'une composition pour voix solistes, chœurs et orchestre, restant incertain quant au genre : opéra ? Oratorio ? Nouveau genre ? Au cours de son voyage en Russie entrepris durant l'été 1844 pour accompagner Clara, alors en tournée de concert (Berlin, Tilsit, Riga, Saint-Pétersbourg, Moscou), il semble s'orienter vers un oratorio. Puis de retour à Leipzig, il associe ses esquisses au texte de Goethe pour mettre en musique simplement le chœur final, dénommé Chorus mysticus par Goethe, de cette transfiguration de Faust, « Faust's Verklärung ».

 

 

 

Après s'être installé à Dresde à la fin de l'année 1844 (il quitte Leipzig, déçu de ne pas succéder à Mendelssohn au poste de chef d'orchestre du Gewandhaus), Schumann est stimulé par les recherches de Wagner, alors maître de chapelle du Théâtre de la cour, en matière d'opéra allemand : il est alors de plus en plus impatient de trouver le livret adéquat... Décidément pourquoi pas Faust ? Ce projet retient son attention alors qu'il vient d'être impressionné par Die Erste Walpurgisnacht de Mendelssohn créée à Leipzig le 2 février 1843, œuvre qui lui rappelle la Symphonie fantastique de Berlioz (créée à Paris en 1830) et en particulier son dernier mouvement consacré au « Songe d'une nuit de sabbat ». Faust le tient... mais quelle forme va prendre cette emprise ? La poursuite de son travail de composition est d'autant plus problématique que Schumann semble inhibé par la force de la poésie de Goethe qui se suffit à elle-même : « Wozu Musik zu solche vollendeter Poesie ? » (A quoi bon de la musique pour une poésie aussi achevée?) écrit-il à son ami Mendelssohn, auquel il confie que l'œuvre ébauchée stagne sur son pupitre et qu'il a bien peur de ne pas la reprendre. L'émotion qui se dégage de cette poésie sublime, en particulier de la fin, l'incite à s'y risquer sans pour autant affirmer que l'œuvre verra le jour (« Die Scene aus Faust ruht auch im Pult;ich scheue mich ordentlich, sie wieder anzusehen. Das Ergriffensein von der sublimen Poesie grade jenes Schlusses liess mich die Arbeit wagen ; ich weiss nicht ob ich sie jemals veröffentlischen werde. » - lettre du 24 septembre 1845).

 

 

 

Schumann est inhibé par la perfection de la poésie de Goethe, alors que sa santé psychique est chancelante, particulièrement à partir en 1845 : il est la proie de crises nerveuses, de crises de larmes, devient familier de pensées effrayantes, notant dans son Tagebuch ses vertiges, son pouls faible, son manque d'appétit, ses maux de tête… Si bien qu'il renonce à se rendre à Bonn en août 1845 pour le dévoilement de la statue de Beethoven, événement qu'il avait pourtant largement préparé, se préoccupant de réunir les fonds nécessaires. Malgré son état fragile, la  perspective du centenaire de la naissance de Goethe, en été 1849, l'incite à mener à bien cette transfiguration. Et pour donner sens à la mise en musique du Chorus mysticus, il décide de composer la musique de toute la dernière scène du second Faust de Goethe, celle de l'élévation de l'âme de Faust après sa mort (donc depuis le vers 11844 jusqu'au vers 12111). Or, quand Schumann se décide à orchestrer cette « Faust 's Verklärung », il vient de remplacer, depuis la fin de l'année 1847, son ami Ferdinand Hiller (1811-1885) à la tête du Liedertafel, chœur d'hommes, ce qui lui permet d'étendre sa maîtrise des chœurs et de l'écriture chorale. Cette activité professionnelle stimule Schumann pour concevoir une musique complexe pour double chœur et solistes.

 

 

 

 

 

Faust's Verklärung

 

 

 

Cette transfiguration « poétisée » par Goethe s'opère dans un paysage décrit par le titre de la scène : « Gorges montagneuses - Forêt, rochers, solitudes. De saints anachorètes, répartis sur les sommets des monts, campent entre les ravins ». Cette configuration poétique ne pouvait qu'inciter Schumann à s'inspirer de ce qu'il venait de faire dans le Paradis et la Péri puisque différents solistes (le Pater Extaticus, le Pater Produndus, le Pater Seraphicus, un Ange, le Docteur Marianus, les trois pécheresses que sont la Magna Peccatrix, la Mulier Samaritana, Maria Aegytiaca, enfin Gretchen pénitente et la Mater Gloriosa), et différents chœurs (des saints anachorètes, des enfants bienheureux, des jeunes anges, des anges accomplis, des pénitentes, répartis dans l'espace scénique imaginaire), se succèdent et s'étayent pour culminer dans le « Chorus mysticus » final.

 

 

 

Ainsi, après avoir composé son opéra sur la légende populaire de Genoveva (il y travaille entre 1846 et 1848 et dirige sa création le 25 juin 1850 à Leipzig), Schumann décide de terminer sa « Faust's Verklärung ». Avant les festivités du premier centenaire de la naissance de Goethe en août 1849, une première mise en œuvre musicale a lieu dans le Palais Cosel à Dresde le 25 juin 1848 ; le programme annonce : «  Schlussscene aus dem zweiten Teile des Faust von Goethe, für Solostimmen Chor und Orchester von R. Schumann ». Cette première audition bien accueillie incite toutefois Schumann à composer une nouvelle version, plus concentrée, du Chorus mysticus pour 1849. Il ne touche pas au début de la scène et conserve la division initiale en sept numéros musicaux qui s'enchaînent. Cette division qui s'appuie sur les didascalies de Goethe n'altère pas le texte initial que Schumann suit scrupuleusement. 

 

 

 

La scène est ouverte – N°1 – par les Chœurs des anachorètes qui se font écho de part et d'autre du ravin : ils décrivent le paysage constitué de forêts, de rivières, de grottes, de lions qui veillent... « Waldung, sie schwankt heran » (« La forêt se balance et s'avance »). Schumann a conféré un caractère solennel à cette description : le tempo est Ziemlich langsam (assez lent), la métrique à 9/8, et la tonalité est en fa majeur. La musique commence par de courtes phrases qui s'étagent depuis les sonorités graves des bassons doublés par les cordes basses jusqu'à celles plus aiguës des flûtes soutenues par les violons avec intervention des timbales, ce qui évoque un paysage calme ; les voix du chœur, bien individualisées, se répartissent dans le temps et dans l'espace sonore de façon à faire éprouver la dimension spatiale de la scène, tout autant que les déplacements des anachorètes ou que l'intensité de leur foi. Intervient alors après un moment de suspension, le N°2, confié au Pater Extaticus « qui flotte dans les airs, en s'élevant et en descendant » et qui appelle l'amour éternel : « ewige Liebe ». Schumann choisit un tempo plus animé, Etwas bewegter, la tonalité de mineur, à quatre temps, et confie la conduite de cet air de ténor à un solo du violoncelle qui brode une ligne ondulante et chromatique continue, la voix étant soutenue par les broderies des cordes. N°3, le Pater Profundus, basse, qui se trouve dans « les zones très basses », rend hommage à tous les « messagers d'amour » manifestation de « l'éternelle création ». Son récitatif en si bémol majeur est accompagné dans un tempo lent, Langsam, par les sonorités graves des trombones et des cors, l'évocation de l'amour, « Liebe », étant soulignée par les bois, tandis que le tempo s'anime, lebhaft, pour faire ressentir la mise en acte des éléments de la création. Suit le solo du Pater Seraphicus, également basse, qui se trouve dans une « zone intermédiaire » et, sous forme d'un arioso, voit pointer un nuage d'aurore ; son solo est ponctué par le chœur des enfants bienheureux (sopranos et altos) qui s'inquiètent de leur destinée et que le Pater Seraphicus invite à gagner les hautes sphères, lieu de la révélation de l'éternel amour. La musique se fait alors plus véhémente et éclatante, Lebhafter. Le N°4 solennel, Ziemlich langsam, en la bémol majeur, à trois temps, avec grand orchestre est ouvert par le chœur des Anges « planant dans l'atmosphère supérieure et portant la part immortelle de Faust ». Le chœur chante la persévérance de Faust, facteur de son salut : « Wer immer strebend sich bemüht, /Den können wier erlösen .» (« Celui qui, dans son constant effort, n'épargne pas sa peine/ Celui-là, nous pouvons le sauver. »). Puis dans une sorte de marche rythmée par les cordes basses, Allegretto à 2/4, les solistes, le chœur des anges et celui des enfants bienheureux chantent la joie d'avoir échappé au démon, avec une suspension extatique sur l'évocation de l'amour. Éclate alors le « Gerettet », « il est sauvé » en si bémol majeur à quatre temps, des chœurs et des solistes, soutenus par cordes intenses et par les trompettes. Ce passage très développé, qui entrelace voix solistes et chœurs, est une référence directe au Finale de Fidelio comme à celui de la Neuvième Symphonie de Beethoven.

 

 

 

 

 


L'édition originale publiée à Leipzig, du Faust de Goethe

 

 

 

Après ce moment de jubilation et d'extase provoqué par le salut de Faust, le N°5 est consacré au Docteur Marianus, ténor ou baryton, qui dans « sa cellule la plus élevée et la plus pure » adresse une prière à « la glorieuse » « reine du ciel » ; le tempo est Langsam, à quatre temps, la tonalité sol majeur et l'orchestre conduit par la fluidité de deux harpes. Ce moment aérien se termine en sol mineur sur une suspension harmonique : le Docteur Marianus demandant la grâce pour les pécheresses. Suit le N°6, au cours duquel les pénitentes sont agréées par la Mater Gloriosa, introduit par le Docteur Marianus et le chœur qui appellent la miséricorde de la reine du ciel. Arrivent les Pénitentes, dont celle jadis nommée Gretchen, qui prient, soutenues par les enfants bienheureux. La Mater gloriosa  apparaît, pardonne et promet à Gretchen que son bien-aimé est lui aussi sauvé. Ce moment est toujours lent, en si bémol majeur ; trois violoncelles soutiennent la gravité de cette imploration, tandis que un motif rapide de trompettes ponctuent l'imploration des pénitentes. La prière de Gretchen, sous forme d'arioso, est en la majeur. La Mater gloriosa apparaît  et chante sur la même note soutenue par les tremolos des cordes, de manière solennelle, ses paroles d'agrément étant ponctuées par un court motif d'appel des cors et trompettes : « Komm ! Hebe dich zu höhen Sphären !/ Wenn er dich ahnet, folgt er nach. » (« Viens, élève-toi vers des sphères plus hautes,/ S'il pressent ta présence, il te suivra. » Ce moment se termine par les paroles de reconnaissance du Docteur Marianus dans la même forme : « Gottin, bleibe gnädig ! » (« Déesse reste plein de grâce »).

 

 

 

Ce moment de pardon intense est couronné par le N°7 consacré au Chorus mysticus qui réunit les sept solistes et un double chœur. Il commence de manière très solennelle en ut majeur à 4/2 par un contrepoint savant des voix sur : « Alle vergängliche / Ist nur ein gleichnis ;» (« Tout ce qui passe / n'est que symbole »), répété. Puis « Das Unzulängliche, / Hier wird Ereignis  »  (L'inachevé / trouve ici sa réalisation); ces deux derniers vers s'intriquent avec les deux premiers vers. L'ensemble s'intensifie par mouvement ascendant soutenu par les timbales, avant de s'arrêter de manière extatique sur les quatre derniers vers : « Das Unbeschreibliche, / Hier ist's getan ;/ Das Ewig-Weibliche/ Zieht uns hinan. » (L'indescriptible/ Ici s'accomplit ; / L'amour de l'Éternelle/ Nous exalte.), avec tenue sur « hinan ». Après ce moment de grande solennité, le tempo s'anime, Lebhaft, à C/ et la tonalité passe en fa majeur, pour faire éclater la jubilation finale, autour des trois derniers vers avec insistance sur l'idée d'accomplissement. La musique se caractérise alors par sa spatialisation, son élévation, ses timbres aigus, les entrelacs des voix avec importance des voix hautes et l'effet de surprise provoqué par l'intervention de la masse des chœurs après des passages réservés aux solistes. Cette intensité jubilatoire se métamorphose en une fin extatique : les voix et les instruments ont de longues tenues, tandis que les cordes sont légères, jusqu'à une progressive extinction sonore, qui provoque une impression de grand apaisement.

 

 

 

Cette vaste scène est donc interprétée par Schumann, à la suite de Goethe, comme la mise en œuvre d'une dramaturgie de l'élévation qui se termine sur ce Chorus mysticus. La composition musicale de Schumann de la scène consacrée à la transfiguration de Faust eut beaucoup de succès au cours de l'été 1849 quand elle fut exécutée simultanément dans trois villes, les 28 et 29 août 1849 : à Dresde sous la direction de Schumann, à Leipzig sous la direction de Julius Rietz et à Weimar sous la direction de Liszt. Ce succès, qui comble Schumann, lui fait prendre conscience qu'il s'agit d'un finale et qu'il doit compléter ces Scènes de Faust.

 

 

 

 

 

Le détour par Manfred

 

 

 

Au moment où Schumann s'était décidé à orchestrer la « Faust's Verklärung » il venait de perdre le 4 novembre 1847 son ami Felix Mendelssohn qui, dix ans auparavant, avait rendu hommage à l'invention de l'imprimerie – il y avait quatre cents ans - donc à Gutenberg, sous la forme d'une symphonie qui se terminait par une cantate conçue à partir d'extraits des Évangiles et composée à la manière de la Neuvième Symphonie de Beethoven : le Lobgesang (Chant de louange), quatrième mouvement de sa deuxième Symphonie en si bémol majeur op.52 (créée le 24 juin 1840 dans l'église Saint-Thomas de Leipzig, dirigée par Mendelssohn lui-même). Or Faust était souvent associé à cette invention de l'imprimerie.... Donc en s'inspirant de la cantate de Mendelssohn, Schumann rendait hommage tant à son ami qu'à Faust/ Fust ou à Gutenberg qui avaient permis à l'humanité de sortir de l'obscurantisme... et d'accéder à une spiritualité purement humaine.

 

 

 

Cette référence implicite à Mendelssohn est donc une façon de s'inscrire dans son héritage, et cela autour du thème de Faust qui taraude Schumann depuis sa jeunesse, soit par l'intermédiaire de la tragédie de Goethe, soit par celle du poème dramatique de Byron (1788-1824) : Manfred, que Goethe lui-même a immédiatement reconnu comme inspiré par son Faust, dès sa publication en 1817. Or la lecture de Manfred a bouleversé Schumann à l'âge de 18 ans : comme il l'a noté le 26 mars 1829, dans son Tagebuch : « Aufgeregter Seelenzustand -Bettlektüre : Manfred v.Byron – schreckliche Nacht » (« bouleversement de l'âme ; lu Manfred de Byron avant de m'endormir – terrible nuit ») ; puis, comme s'il suivait les pas de Manfred, durant l'été 1829, il fait un voyage dans les Alpes. (4)

 

 

 

Ce n'est pourtant que près de vingt ans plus tard, en août 1848, donc juste après la première création de la « Faust's Verklärung », qu'il décide d'en composer la musique : il termine le 31 mai 1849. Schumann s'enthousiasme pour Manfred comme le note Clara dans le Tagebuch à la date du 4 août 1848, signalant qu'il pense à un mélodrame et qu'il a arrangé le texte de Byron pour le rendre possible sur scène. Cet enthousiasme créateur suscité par Manfred, variation du thème de Faust, est en fait pour Schumann directement lié à la question de la mort. Ainsi, s'est imposé pour lui le glissement de la mort de Faust suivie de sa « Verklärung » (transfiguration) à celle de Manfred – à remarquer que Byron a mené le drame jusqu'à la mort de Manfred, alors qu'il ne connaissait que le premier Faust. Manfred, malgré sa haute maîtrise de la magie, ne possède pas le moyen d'oublier qu'il a causé la mort de la seule personne qu'il aimait au monde, Astarté, jeune femme qui lui ressemblait point par point… et il l'a tuée par excès d'amour en l'embrassant. Depuis, Manfred cherche désespérément « l'oubli » qu'il finit par trouver dans une mort radicalement athée, une fois que l'ombre d'Astarté – apparition qu'il a sollicitée en implorant Arimane souverain du royaume des morts – l'autorise à mourir…

 

 

 


Frontispice de la partition de Manfred

 

 

 

Quand au cours de l'été 1848, Schumann décide de composer la musique du poème dramatique de Byron, il utilise une nouvelle traduction publiée en 1839 par Posgaru (pseudonyme pour Karl Adolf Suckow 1802-1847). Un exemplaire de cette traduction utilisé par Schumann et annoté par lui se trouve à Zwickau. Or, cette publication comprend une longue préface, annoncée dans le titre : "Manfred. Einleitung, Übersetzung und Anmerkungen, Ein Beitrag zur Kritik der gegenwärtigen deutschen dramatischen Kunst und Poesie, Breslau, 1839" (Introduction, traduction et annotation, une contribution à la critique de l'art et de la poésie dramatiques allemands contemporains). Dans cette préface d'une centaine de pages, l'auteur Suckow voit en Manfred l'essence du drame musical (dans la conception qu'il a de ce genre), exactement ce qu'il faut pour rénover le théâtre allemand en associant poésie et musique, « Wort und Ton », comme le prince Radziwill l'a fait pour  la musique qui accompagne le Faust de Goethe (publié en 1835). L'auteur imagine même l'organisation musicale de ce drame : une ouverture orchestrale, puis des interventions musicales en fonction des incitations du texte... et il nomme le compositeur capable de réaliser cela : Mendelssohn... Or Felix meurt le 4 novembre 1847 à Leipzig... Comme il n'est plus là pour réaliser cette œuvre attendue, Schumann va tenter cette aventure : puisque ce ne peut plus être Mendelssohn, ce sera l'ami... qui justement a été ébranlé par ce poème dramatique, sans action. D'autre part, Schumann est en parfait accord avec l'analyse de Posgaru, l'auteur de la préface : comme la musique est d'ordre spirituel, le drame musical est la voie du renouvellement de la scène allemande.

 

 

 

Schumann se sent donc autorisé à se confronter à ce texte de poésie incomparable, même en traduction. Pour rendre envisageable la diffusion de ce poème dramatique sur une scène de théâtre, il en réduit la longueur à 350 vers au lieu de 1336, sans toucher au texte : il se borne à couper et à réorganiser légèrement. Pour cela il utilise la traduction de Suckow (l'exemplaire annoté se trouve à Zwickau) ainsi que celle de Böttger Adolf (1815-1870) et non celle publiée par son père en 1821 (Drittes Bändchen des poèmes de Byron) ; puis, après les représentations scéniques de Weimar, en juin 1852 sous la direction de Liszt, il établit un livret avec l'aide de son ami Pohl pour les représentations en version de concert avec récitant qui situe les moments et lieux du drame.

 

 

 

La conception de Schumann qui s'apparente au Gesamtkunstwerk par l'association du texte poétique, de la musique, du décor et du jeu des acteurs sur une scène, ne se situe pourtant ni dans le registre du théâtre ni dans celui de l'opéra. Pour Schumann, il ne s'agit pas d'une simple musique de scène, mais d'une œuvre originale, cohérente : son intention est de suivre le poème dramatique de Byron pour faire ressentir ce qui se passe dans l'intime, dans la tête et le cœur, de Manfred. Il se situe donc dans un registre émotionnel étranger à la représentation mais appartenant à l'univers de la musique conformément à l'interdit de la représentation qui favorise la vie de l'esprit puisqu'il privilégie la parole sans l'image. Mais si Schumann souhaite que ce poème dramatique soit exécuté en public, il se préoccupe d'éviter toute confusion car ce drame n'est pas du registre de la représentation théâtrale ; ce qu'il spécifie dans sa lettre à Liszt au moment de la préparation d'une réalisation scénique, en ces termes : « il faudra annoncer Manfred au public, non comme un opéra, un Singspiel ou un Melodram, mais comme un 'poème dramatique en musique'. Ce serait quelque chose de totalement nouveau et inouï. » (« 'dramatisches Gedicht mit Musik' – Es wäre etwas ganz Neues und Unerhörtes »).

 

 

 

 

 

La musique de Manfred

 

 

 

Pour réaliser cette œuvre d'un genre nouveau, Schumann dispose toutefois de références offertes tant par Berlioz que par Mendelssohn ou par Beethoven. De Berlioz, il hérite des recherches autour du théâtre de l'imagination (ce qui suppose une autre façon d'écouter) mises en œuvre dans la Damnation de Faust créée en 1846. De Mendelssohn, il retient le Melodram, cette technique d'écriture qui associe orchestre et voix parlées : plusieurs exemples se trouvent dans le Songe d'une nuit d'été, musique de scène constituée de l'Ouverture op.21 (composée en 1826) et de treize numéros op.61 pour accompagner la pièce de Shakespeare en allemand - commande du roi de Prusse créée le 14 octobre 1843 à Berlin. Cette écriture sous forme de Melodram a été consacrée par la scène de « La gorge aux loups », Finale de l'acte II, n°10, du Freischütz de Karl Maria von Weber quand Samiel est convoqué pour forger les balles ensorcelées (l'opéra a été créé à Berlin en juillet 1821). Enfin, la référence à Beethoven procède de la musique de scène pour le drame de Goethe Egmont. Pour élaborer une œuvre d'un genre nouveau, Schumann s'en inspire, reconnaissant de facto qu'il ne s'agit pas d'une simple musique de scène, mais que la musique participe au drame : l'exemple par excellence étant celui du moment de la mort de Klärchen que la musique évoque selon les termes inscrits sur la partition, « Klärchen's Tod bezeichnend » (« faisant ressentir la mort de Klärchen »). En fait, la musique de scène conçue par Beethoven pour Egmont correspond aux injonctions de Goethe qui demande des chansons, de la musique au moment de la mort, un mélodrame lors du sommeil d'Egmont, une Symphonie triomphale après la mort du héros, moments de musique de nature et de genre variés, destinés à conférer à la mise en scène de la pièce d'Egmont une dimension émotionnelle perceptible par les sens, en particulier par le corps. Par delà ces musiques exigées de Goethe, Beethoven devait respecter les pratiques de mise en scène habituelles à son époque et écrire une Ouverture ainsi que des musiques destinées aux Entractes (quand aucune musique n'était spécifiquement écrite, des musiques symphoniques déjà composées étaient utilisées).

 

 

 


Robert et Clara Schumann en 1847

 

 

 

Suivant l'exemple de Beethoven pour Egmont, ou du prince Antoni Radziwill (1775-1833) pour le Faust de Goethe, Schumann s'appuie sur les incitations de Byron. Il le dit lui-même à Liszt dans une lettre du 31 mai 1849, après lui avoir annoncé qu'il vient de terminer une musique « zu Byron's Manfred, den ich mir zur dramatischen Aufführung bearbeitet, mit Ouvertüre, Zwischenakten und anderen Musikstücken, wie sie der Text in reicher Fülle darbietet.» (« pour le Manfred de Byron, que j'ai élaboré pour une représentation dramatique, avec une ouverture, des entractes et des morceaux de musique comme le texte y invite abondamment.»). Ainsi, c'est en compagnie de Faust et de son univers que Schumann compose une musique pour Manfred, une Ouverture et 15 numéros.

 

 

 

Pour réaliser son intention de faire advenir une œuvre d'un genre inédit, Schumann se place dans la lignée de Beethoven et suit les propositions de Suckow. Il commence par une ouverture pour grand orchestre qui installe l'auditeur dans une atmosphère de grande tension dramatique, produite par l'écriture et la facture : tonalité instable autour d'ut mineur, succession de tempo opposés - Rasch, Langsam, Nach und nach rascher, in leidenschaftlichem Tempo, Langsam (Tempo wie zu Anfang mit Ausdruck) -, contrastes de densité, accents, timbres différenciés, rythmes, scansion régulière, syncopes, cellules thématiques faciles à mémoriser, obsédantes comme le spécifie Clara qui ne cesse d'entendre le thème. Cette ouverture est de forme A B A ce qui contribue à sa grande unité comme à l'effet de concentration dramatique. Schumann compose un autre moment symphonique destiné à l'entracte entre les actes I et II : cette fois la musique est très calme à trois temps en fa majeur.

 

 

 

A la suite de ces pages symphoniques, il prend le texte de Byron en allemand avec les coupures et quelques remaniements surtout au début du IIIe acte : il conserve donc la continuité dramatique et les unités de lieu et de temps tout en introduisant de la musique, de plusieurs façons. En premier lieu, il répond aux incitations de Byron qui compte sur la musique à plusieurs endroits. Au premier acte, au cours de la première scène, après le monologue de Manfred et la conjuration des esprits, « un chant s'élève » - la musique de Schumann (n°1) respecte le texte de Byron, « Vos voix me parviennent, leurs accents doux et mélancoliques, telle la musique à fleur d'eau » : quatre voix se succèdent dans un contexte orchestral et mélodique différencié, pour chanter « Dein Gebot zieht mich heraus » (« A ton adjuration je me plie »). Puis au cours de la deuxième scène de ce premier acte : dans les hautes montagnes, au moment où Manfred veut se suicider, « On entend au loin un chalumeau de berger ». Schumann compose le n°4 Alpenkuhreigen, confié au cor anglais (Nicht schnell, en do majeur, à trois temps). « Silence, la mélodie » enjoint Manfred qui décrit cette musique ancestrale : « La musique naturelle de la flûte des montagnes, se mêle à la caresse du vent, à l'harmonie des cloches... ». Comme le poème de Byron fait souvent intervenir des êtres surnaturels, Schumann imagine des chœurs qui jalonnent le déroulement du drame (n°1, 3, 7, 8, 9, 15) ; toutefois, il exclut les démons du domaine choral (le n°14 est un Melodram). Rappelons qu'au cours de l'hiver 1847/1848 Schumann prend la succession de Ferdinand Hiller à la tête du chœur d'hommes de Dresde, dénommé Liedertafel. Au cours de la quatrième scène du deuxième acte, le chœur des esprits appartenant à la cour d'Arimane chante une hymne à la gloire de la toute-puissance de leur souverain (n°7) et ponctue les décisions comme dans une Passion (n°8 et n°9). Enfin, un chœur mystique, à la fin du troisième acte, accompagne la mort de Manfred.

 

 

 

Interprétant le poème de Byron, Schumann insère du Melodram aux endroits qui lui paraissent le demander, dépassant le plus souvent cette technique d'écriture puisque la voix libre, proclamée, se mêle à la musique, si bien que le poème aussi bien que la musique gardent leur autonomie : Schumann ne sacrifie ni à l'un ni à l'autre. Ainsi, le n°2 soutient l'apparition de la figure enchanteresse sur « Regarde » (« Behold ») « Schau' her ». Le n°6 est consacré à l'apparition de la Witch, l'esprit, fée des Alpes, sur invocation murmurée de Manfred qui disperse de l'eau, l'esprit surgissant derrière l'arc-en-ciel du torrent – avant un dialogue sans musique. Le n°10 est consacré à Némésis qui appelle Astarté, et le n°11, à  Manfred qui s'adresse à Astarté : « la voix qui fut ma musique ». Le n°12 (début de l'acte III, 1) est une mise en musique continue du premier monologue de Manfred dans cet acte (il dit son calme intérieur)  non suggérée par Byron. Le n°13 (acte III, 2) est une mise en musique du deuxième monologue de Manfred : l'adieu au soleil, cette fois sur une musique discontinue, quand il dit : « tu ne brilleras plus pour celui dont les dons de chaleur et de vie se sont avérés fatals. Il s'éteint... Je vais le suivre ». Le n°14 est destiné à l'esprit démoniaque, la confrontation s'effectuant par bribes, terrible. La partition comprend donc différentes formes de Melodram ajoutées par Schumann pour souligner certains passages : apparitions (Zauberbild, Astarté, démons), invocations (Witch, Astarté), monologue poétique (sensation de paix intérieure, adieu au soleil).

 

 

 

Le résultat de cette interprétation musicale est saisissant : la musique permet au spectateur de vivre le drame intérieur de Manfred et malgré sa diversité, assure la cohésion d'ensemble, puisque la musique sans le poème n'a pas de sens. Par exemple, la musique du chœur des esprits qui chantent la toute-puissance d'Arimane est reprise pour servir de lien entre les actes II et III (après la disparition d'Astarté qui a donné à Manfred l'autorisation de mourir, donc de se trouver dans le royaume des morts?). Ainsi, Schumann conserve la continuité du drame et l'unité de temps et de lieu de celui-ci, qui comprend trois actes, trois parties, mais il imagine une musique éclatée suivant la structure de Faust I de Goethe et comme bien des œuvres de Schumann qui sont des suites de différentes pièces. La structure continuité / discontinuité contribue à la tension, d'autant plus que la forme de la mise en musique est inattendue à chacune de ses interventions. Le texte n'est pas écrasé et la musique peut s'épanouir, car Schumann voulait conserver sa force à la poésie comme il l'écrit le 5 novembre 1851 à Liszt :  « Wie schön, wenn wir das gewaltige Zeugniss höchster Dichterkraft den Menschen vorführen könnten ! » (« Que c'est beau, quand nous pouvons présenter aux hommes le puissant témoignage de la plus haute force de la poésie ! ») Ainsi, Schumann organise les sons pour donner le poids du réel à ce qui se passe dans le cœur et les émotions de Manfred, à son drame intérieur tel que la poésie l'exprime, le fait ressentir.

 

 

 

 

 

La portée de Manfred

 

 

 

Par cette réalisation dramatique créée par Liszt à Weimar les 13 et 17 juin 1852, Schumann offre une sorte de manifeste en faveur de l'autonomie de la musique : il dépasse la querelle entre musique absolue et musique à programme, entre la primauté de la parole ou celle de la musique. Pour lui la musique est un langage à part entière, spécifique, qui ne correspond pas au langage fait de mots : il s'agit d'autre chose, car si d'un côté le texte littéraire raconte, décrit, d'un autre côté la musique donne consistance au présent, au réel qui échappe justement au langage des mots. Seule la musique est apte à inscrire dans le réel l'expérience émotionnelle, y compris la plus dramatique.

 

 

 

Tous les commentateurs ne manquent pas de faire le parallèle entre Schumann et Manfred.  Oui, il est indéniable que Schumann a reconnu ses souffrances dans celles de Manfred : la mort de sa sœur (par suicide) suivie de celle du père, sa culpabilité inconsciente, sa fixation sur Clara, les voix intérieures qui l'obsèdent, le goût pour le fantastique et le surnaturel, l'attrait pour le spiritisme, le sentiment de toute-puissance qui se heurte au réel, symbolisé par l'oubli impossible, la solitude car il se sent un être à-part, ou encore l'amour partagé malgré les interdits. Mais, en plus, de la dimension de réel conférée à la musique, Schumann sait que pour Manfred, Astarté est d'abord une voix : « The voice which was my music-- Speak to me! » (« ta voix, ma musique !») Rappelons que dans l'Allemagne du Vormärz, celle des poètes de « la jeune Allemagne », Schumann n'est pas seul à admirer Byron : c'est le poète constitutif de la sensibilité, des émotions, des références poétiques de la génération à laquelle Schumann appartient.

 

 

 

Ainsi, par l'intermédiaire de Manfred, poème dramatique, Byron a offert la possibilité à Schumann, tiraillé entre littérature et musique, de s'affirmer créateur, de tenter de conjurer ses angoisses de culpabilité en mettant en œuvre de manière inédite (libératoire), d'inscrire dans le réel, ce qui se trame dans l'âme de bien des êtres humains. Dès l'Ouverture qui installe l'auditeur/spectateur dans le drame, par l'écriture qui signifie choix de l'orchestration, des tonalités, des dynamiques, des combinaisons de cellules différenciées qui s'engendrent, de forme ABA : il ne s'agit pas de description, mais de musique qui est seule à pouvoir rendre présent le drame dans sa continuité. Ce qui intéresse Schumann, c'est le drame intérieur et non l'opéra qui suppose action, intrigue.

 

 

 

 

 

La mort de Manfred

 

 

 

Reste la question de l'interprétation musicale que Schumann a donnée de la mort de Manfred. Il est évident qu'il ne peut se résoudre au néant : même s'il conserve le texte de Byron, il interprète, donne sens à l'interrogation de l'abbé qui ne sait où s'en va Manfred....Pour lui, la voix, la musique - comme pour la transfiguration de Faust - assure la rédemption, le pardon, la transfiguration. Elle donne accès à la plus haute spiritualité, ce « paradis musical ». D'ailleurs, tout en reprenant les Scènes de Faust, Schumann poursuit ses recherches de « paradis musical » avec un Requiem pour Mignon (été 1849, op.98b) et avec la mise en musique des Drei Gesänge d'après les « Hebrew melodies » de Byron traduites par Körner, op.95 (1849), pour harpe ou piano ; et il utilise la déclamation sur piano dans des ballades sur des textes de Hebbel (1813-1863), et de Percy Shelley (1792-1822) op.122 (1853). Cette recherche le tient depuis plusieurs années : déjà à Dresde, le 31 mars 1845, il notait sur son Tagebuch : « Idee : Gedichte z. Deklamation mit Pianoforte », affirmant alors que la déclamation est une façon de composer qui n'existe pas encore  : « Deklamation, eine Art von Composition, die noch noch nicht existiert », note-t-il en décembre 1849 au moment où il compose l'op.106.

 

 

 

 

 

La reprise de la composition des Scènes de Faust : les parties I et II

 

 

 


Faust et l'Esprit, illustration de la main de Wolfgang von Goethe

 

 

 

C'est donc muni de l'expérience de Manfred et tenu par l'exigence de conférer son entière autonomie à la musique que Schumann reprend sa composition du Faust de Goethe. Quand Schumann comprend qu'il doit inscrire la transfiguration de Faust dans un contexte dramatique, au lieu d'établir un livret tiré de l'œuvre de Goethe que tous ses contemporains connaissent par cœur (« bible mondaine de tous les Allemands » selon Heine), il choisit de juxtaposer – à la manière de la structure même du premier Faust composé de scènes juxtaposées - quelques scènes de façon à donner sens à la rédemption finale de Faust opérée par la pénitente Gretchen. Dans cette perspective, Schumann centre une première partie sur la figure de Gretchen : il retient la scène du jardin (vers 3163-3210), celle de sa prière adressée à la Mater dolorosa (3588-3669), puis celle du Dôme (3776-3832) – il va ainsi de la séduction aux tourments de la conscience en passant par la  prière – ; ces scènes, très connues, ont été illustrées en particulier par Peter Cornelius, par Retzsch et par Delacroix, bien avant que Schumann ne les choisisse. Puis, il organise une deuxième partie des Scènes de Faust autour de la renaissance de Faust après son aventure douloureuse avec Gretchen, donc en prenant des scènes du second Faust. Tout d'abord, la première scène de l'acte I (vers 4621-4727) : « Ariel. Lever du soleil. Faust. Chœur » ; puis la rencontre « A minuit » (« Mitternacht », acte V, vers 11382-11510) avec les quatre femmes personnifiant der Mangel (le Manque), die Schuld (la Dette, la Faute), Die Sorge (le Souci) et die Not (la Détresse, la Nécessité), et, enfin, la mort de Faust (acte V, « Grosser Vorhof des Palasts - Fackel » « Grand péristyle du palais – flambeaux » ; vers 11511-11594) – la succession de ces trois scènes évoquant une sorte de passion christique, précédant la résurrection et l'ascension déjà mise en musique avec les sept numéros de la « Faust's Verklärung ».

 

 

 

Partie I

 

 

 

La première partie est donc constituée d'un duo d'opéra, d'un monologue dans le style d'un Lied accompagné par l'orchestre et d'un duo ponctué par des chœurs dans le style oratorio. La scène au jardin est un duo entre Faust rajeuni et Gretchen, émerveillés l'un et l'autre par cette rencontre et leur amour naissant : elle effeuille une marguerite et s'arrête sur « il m'aime ! » - exclamation qui exalte Faust. Ce duo est en fa majeur à 12/8, « Nicht schnell », donc dans un tempo calme. La musique est intense, délicate et ponctuée d'élans ; les bois chantent tandis que les cordes assurent le balancement du bonheur, jusqu'à l'arrivée du solo de basson, « quasi récitatif », qui accompagne le moment où Méphistophélès sort de l'ombre pour donner le signal de la séparation.

 

 

 

La deuxième scène, « Zwinger », se passe sur les remparts devant la statue de la Mater dolorosa : Gretchen se sachant coupable, et d'être enceinte et de la mort de sa mère ainsi que de celle de son frère Valentin, adresse une prière à cette figure divine, la suppliant de la protéger, de lui épargner la honte et de la sauver de la mort. Le tempo lent au début s'anime, dans une métrique à quatre temps et dans la tonalité d'ut mineur. « Ach neige Du Schmerzereiche, Dein Antlitz gnädig meiner Not ! » (« Incline/ dans ta pitié/ ton visage sur ma détresse). Cette supplique est introduite par un motif discontinu et haletant des altos, qui ponctue les bribes de phrases de Gretchen ; les violons dans l'aigu témoignant de sa détresse. Puis un passage en fa majeur à 6/4 éclaire cette plainte du souvenir des moments heureux de ses amours avec Faust. La reprise de l'ut mineur et du motif plaintif termine ce moment d'imploration.

 

 

 

La troisième scène est celle du « Dom », quand Gretchen qui cherche à prier est assaillie par Méphistophélès et qu'un impitoyable Dies Irae semble la condamner d'avance. Comme l'écrit André Boucourechliev(5): « les accords du chœur soutenus par les cuivres progressent en gigantesques bloc sonores, écrasants, fatidiques. L'effet atteint son paroxysme dans le Judes ergo qui suit les plaintes de la pécheresse, le rire de Méphistophélès. » Goethe spécifie que la scène se passe pendant l'office, que l'orgue et les chœurs résonnent et qu'il y a beaucoup de monde dans l'église, tandis que le « Böser Geist » se tient derrière Marguerite. Schumann a choisi les sonorités lugubres des cuivres auxquels se joignent les trombones dès le début lent en mineur marqué par une longue descente des cordes basses. Puis les trombones soulignent les insinuations de plus en plus perfides du mauvais esprit. Gretchen est de plus en plus troublée quand le Dies Irae l'écrase littéralement. Après une Judex ergo en majeur, le mineur revient dans une très grande tension de l'orchestre, avec des timbales inéluctables.

 

 

 

Partie II

 

 

 

Cette partie est constituée de trois grandes scènes associant de manière complexe, solistes, chœurs et orchestre. L'inspiration se situe dans la continuité des chœurs composés pour Manfred.  Après le moment de tension de la scène du Dôme, la deuxième partie s'ouvre sur une musique calme en si bémol majeur à trois temps marquée par les ondulations de triolets aux violoncelles et par la sonorité aérienne de la harpe, conformément aux injonctions de Goethe. Ariel, l'esprit qui protège Faust (en référence à la Tempête de Shakespeare), chante au lever du soleil dans un « paysage agréable », tandis que « Faust est allongé sur une prairie en fleurs, fatigué, agité, cherchant le sommeil. Une ronde d'esprits, petites créatures gracieuses vole dans les airs. » Cette musique introduit dans l'atmosphère plus mystique du second Faust, Schumann se conformant aux indications de Goethe pour faire ressentir la métamorphose intime de Faust, rasséréné par un sommeil réparateur. La scène commence par une introduction d'orchestre puis Ariel, dans une sorte de récitatif accompagné, appelle les esprits pour qu'ils apaisent Faust. Le chœur des esprits accomplit ce qui leur a été demandé par un chant fluide, immatériel, les voix aiguës répondant aux voix plus graves, avant de se réunir, solistes et chœur. Après un passage à 6/8 un roulement de timbales annonce le lever du soleil. Puis « mässig », Faust se réveille et chante en sol majeur à 6/8 le bien-être qu'il éprouve après ce sommeil réparateur. Schumann se conforme au texte de Goethe pour faire ressentir ce qu'éprouve Faust dans une sorte de Lied accompagné par l'orchestre. Après l'émerveillement de Faust devant le reflet coloré qui est celui même de la vie, la fin de cette scène, en mi majeur, semble une marche décidée : Faust repart à la découverte du monde inconnu.

 

 

 

Suit la deuxième scène de cette deuxième partie : l'apparition des quatre femmes grises à minuit, der Mangel (la Misère), die Schuld (le Péché), die Sorge (le Souci), die Not (la détresse). Il s'agit donc d'une scène d'ensemble : chacune des femmes se présentant pour annoncer sa mort à Faust qui refuse de les entendre et les chasse, jusqu'à ce que le Souci ne le harcèle et ne l'ébranle en lui jetant un sort qui le rend aveugle. La musique donne un caractère hallucinatoire à cette longue scène dramatique. Elle commence « Schnell » à 6/8 en si mineur quand les femmes se présentent dans une texture orchestrale fantastique (éclatée, avec des pointes sonores aiguës). Puis Faust garde son calme, avec une sorte de récitatif accompagné, pour justifier son attitude inébranlable. Suit le dialogue entre le Souci, sur une ligne très chromatique et ondulante pour faire entendre la séduction mortifère, et Faust qui « mit Kraft und Feuer » (avec force et feu), ne renie rien de sa vie alors que le Souci l'accuse de toutes sortes de méfaits et lui jette le sort qui le plonge dans la nuit. Faust manifeste pourtant sa volonté de poursuivre son œuvre de civilisation : la musique soutenue par les vents exprime sa détermination héroïque.

 

 

 

La troisième scène retenue par Schumann suit immédiatement la précédente dans la tragédie de Goethe : c'est celle de la mort de Faust. Schumann l'ouvre par des sonorités funèbres sur le rythme inexorable des Lemures qui creusent la tombe, comme l'a ordonné Méphistophélès. Faust aveugle sort de son palais et se méprend sur le bruit des pioches : il croit que c'est le travail d'assèchement des marais qu'il a demandé... Content de ce qu'il a accompli il prononce alors, à la fin d'un long monologue chanté, la phrase qui doit mettre fin à ses jours et le livrer à Méphistophélès : « Verweile doch du bist so schön » (« Arrête-toi donc, tu es si beau »), dit-il à « l'instant » en ut majeur. Une tension harmonique accompagne la mort de Faust, et la musique se déploie telle une marche funèbre. Méphistophélès prend acte en parodiant l'Évangile de Saint Jean : « Es ist vollbracht » (« Tout est accompli »), tandis qu'un chœur très recueilli reprend ce constat, ponctué par des timbales funèbres dans la tonalité d'ut majeur.

 

 

 

L'Ouverture des Scènes de Faust

 

 

 

Une fois les Scènes juxtaposées et achevées, Schumann compose en 1853 – donc après celle de Manfred - l'ouverture instrumentale sans reprendre les thèmes musicaux mis en œuvre dans les trois parties déjà composées, mais en mettant en évidence la tension inhérente à la condition humaine, le conflit entre les forces antagonistes, l'une poussant à la réalisation immédiate du plaisir – rendue par le thème impétueux en mineur dont la texture, sur roulement de timbales, et les dissonances traduisent une grande inquiétude – et l'autre à l'élévation de l'âme – exprimée par un thème nostalgique en fa majeur et par un thème séraphique en si bémol majeur. L'ouverture qui commence Langsam und feierlich (lentement avec solennité) se termine de manière très solennelle en majeur sur des accords répétés, affirmatifs, très sonores sur roulement de timbales.

 

 

 

 

 

Une musique d'une très haute spiritualité

 

 

 

L'exécution de l'ensemble de cet oratorio profane composé entre 1844 et 1853 n'eut lieu qu'en 1862 – donc bien après la mort de Schumann qui datait du 29 juillet 1856 - à Cologne sous la direction de Ferdinand Hiller. Cette œuvre laissa perplexes les amis de Schumann. En particulier, Brahms critiqua la disparité des styles de la partition(6). Pourtant le critique proche de Schumann, Franz Brendel, reconnut dans la troisième partie les « éléments de la musique d'église du futur » (« Elemente der Kirchenmusik der Zukunft », in NZF 31, N°22, S.113-115)(7).

 

 

 

En avance sur l'horizon d'écoute de ses contemporains, Schumann avait conçu une œuvre d'une grande difficulté technique – redoutée par les chanteurs pour ses rythmes solennels et ses longues tenues – et d'une grande complexité. Il a écrit pour douze voix (double chœur et solistes) et l'œuvre nécessite dix-neuf personnages ; et il a conféré un rôle central à un langage harmonique très personnel constitué d'accords mystérieux car instables, de sonorités inquiétantes, fantastiques, de « notes étrangères » à l'harmonie produisant des effets de dissonance. En outre, la structure éclatée en scènes autonomes dérouta alors qu'elle participe, tout autant que l'écriture musicale insolite, au sens et à la portée de cette œuvre. Malgré sa structure cyclique, l'ensemble de l'œuvre tendue vers son accomplissement  – la transfiguration de Faust – possède des éléments d'unité très subtiles qui résident dans l'emploi de cellules mélodiques, rythmiques, harmoniques, et de gestes musicaux tissant des allusions et des références entre les différentes scènes sans qu'il n'y ait pour autant de motifs récurrents.

 

 

 

Avec cette œuvre de construction insolite, Schumann, qui adorait les mises en scènes fictives de ses états d'âme – telle celle du cycle des dix-huit pièces pour piano intitulée Davidsbündlertänze (Danses des compagnons de David) op.6, composées en 1837, complicité et confrontation entre l'impétueux Florestan et le tendre Eusebius, personnages provenant de romans de Jean-Paul –, a proposé une démarche d'élévation spirituelle sur une scène imaginaire par l'intermédiaire de la figure de Faust, qui émeut, bouleverse, remue - symbolisant ce qui se trame au cœur de l'être. Schumann s'est donc fait l'interprète de la conception de Goethe. « Es irrt der Mensch so lang er strebt » (« Tout homme qui marche peut s'égarer », traduit Nerval) : Goethe confie ces paroles au Seigneur pour signifier que l'homme qui cherche à aller toujours plus loin avec ténacité et sans relâche, malgré difficultés et échecs, ne peut qu'être sauvé, comme Faust, qui malgré sa culpabilité dans la mort de Gretchen, puis tous les méfaits qu'il a commis et tous les déboires qu'il a rencontrés, a fini par consacrer sa vie à une grande œuvre civilisatrice, celle d'assécher des marais en bord de mer pour y créer les conditions favorables à l'installation durable d'une collectivité humaine.

 

 

 

 

 

La postérité de la transfiguration de Faust

 

 

 

Malgré sa difficulté d'exécution, cet oratorio profane, produit d'une longue élaboration dans lequel Schumann dévoile son être intime et profond, a rendu le second Faust plus accessible que les nombreuses analyses publiées sur cette dernière œuvre de Goethe. Et, cette mise en œuvre musicale de l'élévation spirituelle a été retenue par Liszt (1811-1886) qui a ajouté, en 1857, un Chorus mysticus à sa Faust-Symphonie, terminée en 1854, puis par  Gustav Mahler (1860-1911) qui a repris cette dernière scène du second Faust comme second mouvement final de la gigantesque Huitième Symphonie, composée en 1906 et créée à Vienne le 12 septembre 1910 : les huit solistes y alternent avec les différents chœurs dans une grande masse orchestrale. Avec cette œuvre monumentale qui porte le surnom de « Symphonie des mille », Mahler a fait éclater le genre symphonique en dépassant toutes les formes préétablies et tous les genres pour instruments seuls et pour instruments et voix : symphonie, cantate, oratorio, choral avec air d'opéra, chœurs d'enfants, mélodies solistes. L'élévation spirituelle apportée par la musique dans le cadre de la religion de l'art s'est transformée, avec Mahler, en expression d'une affirmation de toute-puissance bien éloignée de l'intériorité du Lied de Schubert ou de l'oratorio profane de Schumann – transformation qui témoigne d'une évolution dans les incitations créatrices de Faust centrées au début du XXe siècle sur l'exigence de dépassement grandiose plus que sur l'élaboration d'un nouveau langage conférant son autonomie à la musique.

 

 

 

 

 

Elisabeth Brisson.

 

 

 

(1) Voir E. Brisson, Faust, biographie d'un mythe, Paris, ellipses, 2013.

 

(2) Martin Geck, Robert Schumann. Mensch und Musiker der Romantik, München, Pantheon, 2012, p.192.

 

(3) Johann Wolfgang von Goethe, Faust, Urfaust, Faust I, Faust II, édition établie par Jean Lacoste et Jacques Le Rider, Paris, Bartillat, 2009.

 

(4) Cf. Martin Geck, op.cit., pp.277-283.

 

(5) André Boucourechliev, Schumann, Paris, Solfège, Seuil, 1956, p.151.

 

(6) Voir Emmanuel Reibel, Faust – La musique au défi du mythe, Paris, Fayard, 2008, p.83.

 

(7) Voir Hans Joachim Kreutzer, Faust – Mythos und Musik, C.H. Beck, München 2003, p.97.

 

***