François Lazarevitch et Les Musiciens de Saint-Julien
Où il est question de musique baroque, de cabrette, de musette
et aussi de flûte irlandaise…
Dans mon enfance, pendant une dizaine d’années j’ai travaillé la flûte à bec puis la trompette avec un professeur qui lui-même était tromboniste ! Même si j’habitais à Paris, c’était un peu comme apprendre la musique à la campagne. Au moment d’entrer au lycée j’ai choisi de faire F 11 et j’ai suivi la filière des horaires aménagés au C N R de Paris dans la classe de Daniel Brebbia pour la flûte à bec. C’est une époque très importante dans ma vie : Daniel Brebbia m’a initié aux « secrets de la musique ancienne » et fait connaître Antoine Geoffroy-Dechaume qui recevait et enseignait chez lui rue Ordener, et de temps en temps Daniel allait le voir. Je me souviens de la première fois, chez Antoine. Nous étions trois flûtistes et nous lui avons joué une Chaconne de Purcell pour trois flûtes à bec et basse continue : cela m’avait vraiment fasciné. Avec lui j’ai eu l’impression d’avoir accès à des choses que personne ne connaissait. C’est à ce moment, vers 15/16 ans, que j’ai commencé à dévorer tous les traités anciens d’interprétation que je pouvais trouver en librairie ou en bibliothèque.
François Lazarevitch / DR
Chez Geoffroy-Dechaume c’était un endroit particulier, une sorte d’atelier d’artiste : pas de confort, des rayonnages au mur, un clavecin en kit et plein de partitions anciennes. Je n’ai jamais osé lui demander - c’est bête - il me les aurait sans doute montrées. Mais j’étais un peu timide et jeune. Né en 1905, il avait déjà plus de 86 ans et une distinction « d’autrefois » qui me plaisait beaucoup. Je prenais auprès de lui des cours d’interprétation sur la flûte et sur le clavecin.
Il parlait beaucoup de l’articulation d’une note à l’autre liée au mouvement du doigt qui caresse la touche. Il estimait qu’on devait jouer comme si on enlevait des miettes sur la touche. Le centre du travail c’était cette grande attention prêtée à l’articulation, à une grande variété d’articulations. C’était une vision très différente de ce qui se pratiquait ailleurs. Il jouait Bach en notes inégales. Révolutionnaire pour l’époque ! – et aujourd’hui encore… Pour moi, c’était découvrir la musique ancienne avec les pionniers. Dans les années 50, pour défendre les notes inégales il fallait quand même se heurter à tout ce que les gens pensaient être la réalité, et ce n’était pas facile.
Je pense que ces personnes ont une perception au-delà de la norme et du coup elles se sentent vite jugées. Elles sont un peu retirées chez elles, entourées d’un petit groupe d’élèves et d’amis fidèles ce qui fait que certains y ont vu un côté sectaire.
A l’âge que j’avais je n’étais pas conscient de tout cela mais le personnage était passionnant et quand il donnait des exemples au clavier je trouvais ça merveilleusement beau. La musique prenait sous ses doigts un tel relief que j’avais l’impression qu’il y avait là une vérité toute simple et presque inatteignable. C’était d’ailleurs très complémentaire avec ce que j’apprenais chez Daniel Brebbia.
Mais du coup il fallait faire attention à la flûte à bec pour que le jeu ne soit pas trop sec. Couperin explique que ne pouvant ni enfler ni diminuer le son au clavecin, on joue sur la cessation du son et sa retenue. Tout l’art du clavecin est là. Le silence de l’articulation est ENERGIE.
Je jouais un peu de clavecin en bricolant comme je pouvais entre un clavinova à la maison et le clavecin au conservatoire mais j’avais tellement ce problème d’articulation en tête que je pense que je jouais un peu trop sec. Il y a le squelette et la chair. Il faut avoir conscience qu’une flûte c’est avant tout un SON, le côté sensuel du son.
J’ai rencontré plus tard Bart Kuijken qui était plus dans le son, le bel canto. La vibration du son, qui vient des tripes, et résonne dans les cavités du corps, est une sensation délicieuse à expérimenter et à approfondir. Un peu plus tard j’ai travaillé au CNSM de Paris avec Pierre Séchet qui lui aussi avait travaillé avec Geoffroy-Dechaume. J’étais curieux de voir ce qu’il avait fait de cet enseignement. C’était un homme charmant, très cultivé qui ne polémiquait pas. C’est lui qui a créé la classe au CNSM de Paris. Ça m’a fait beaucoup de bien de le côtoyer. Il est parti à la retraite, Bart aussi… Ce sont des pages qui se tournent…
J’ai été beaucoup marqué par cet état d’esprit de remise en question permanente. Notre rôle en musique ancienne n’est pas de nous contenter d’idées reçues. Aujourd’hui que se passe-t-il ? Il y a des cursus très sérieux. On étudie, et ensuite on fait sa carrière. Il y a quelque chose de tellement institutionnalisé que c’est aux antipodes de ce que c’était au départ.
Avec les musiciens de Saint-Julien ©Jean-Baptiste Millot
Au lycée, j’avais vendu ma trompette et m’étais mis à la flûte traversière baroque avec Philippe Allain-Dupré avec lequel j’ai beaucoup appris et qui de plus jouait de la musique irlandaise. J’ai joué de la musique irlandaise et cela m’a donné des idées…
Donc, j’avais 20 ans, j’allais voir Antoine Geoffroy-Dechaume, je prenais des cours à Bruxelles et j’ai commencé la flûte irlandaise avec Michel Sikiotakis, musicien français spécialiste de la flûte irlandaise. Un an plus tard je me suis intéressé à la Cabrette auvergnate. Ma famille maternelle est aveyronnaise. La cabrette est une cornemuse à laquelle on a adapté au cours du 19e siècle tous les attributs extérieurs de la musette baroque (soufflet, forme de la poche, boîtier à quatre boules). C’est la plus riche et la plus intéressante des cornemuses françaises populaires. La transmission de bouche à oreille est ininterrompue, fait plutôt rare en France. Aujourd’hui dans la majorité des cas en France, le jeu de cornemuse est du revivalisme, c’est-à-dire qu’on n’a pas vraiment de modèle. Avec la cabrette il y a des modèles, des enregistrements du début du 20e siècle. Les techniques d’ornementation et de variations sont très riches.
Ensuite je me suis intéressé à la musette baroque. La musette a toujours été jouée par des instrumentistes à vent : Hotetterre, Philidor, Chédeville jouaient de la musette. Au conservatoire de Toulouse j’ai suivi les cours de Jean-Christophe Maillard dans le cadre des week-ends de musique ancienne. La classe de musette baroque de Jean-Christophe a d’ailleurs été fermée récemment (juin 2015) et il est mort un mois après. À l’époque c’était le seul endroit en France où on pouvait apprendre à jouer de cet instrument. Les tessitures de la musette et de la flûte à bec alto sont très similaires bien que la flûte monte un peu plus haut. Les bourdons de la musette sont en sol ou en do (majeur ou mineur) avec possibilité de petites modulations ; le plus naturel étant de passer de Majeur à mineur sur un ton homonyme ce qui n’empêche pas d’aller aussi vers les tons relatifs, sans y demeurer trop longtemps. De Lully à Rameau la musette est présente dans le répertoire de musique de chambre (suites et sonates avec basse continue, cantates) et orchestral (concerto, opéra).
L’équivalent du silence au clavecin c’est la note fondamentale de la musette qui se mêle au bourdon. C’est la richesse de l’articulation entre chaque note, créée par la proportion de note du bourdon qu’on donne et la proportion de note réellement écrite… C’est là que le jeu de musette me permet de mettre en œuvre ce que j’ai appris en clavecin. Il faut de toutes façons faire sentir la structure harmonique et jouer avec. C’est toujours le même problème.
François Lazarevitch & David Greenberg
©Jean-Baptiste Millot
Tout ce qui est intéressant avec les musiques traditionnelles c’est qu’on n’est pas en face de gens qui ont des idées mais face à des gens qui incarnent une tradition et un savoir faire, qui sont passeurs d’une énergie par la musique.
Cette énergie s’appelle la Cadence. La cadence c’est quelque chose de primordial et dont on ne parle pas assez en musique ancienne. Pourtant le terme existe : « Être en cadence », et il est défini par des théoriciens du XVIII e siècle. tels que Rousseau ou Compan. Aujourd’hui, on ne se soucie pas assez de bien comprendre cette notion.
La cadence c’est l’énergie qui se dégage d’un musicien, qui donne envie de danser. Georg Muffat (1653-1704) dit bien qu’une bonne musique de danse (dans le style de Lully) doit « comme inspirer même malgré soy l’envie de danser » !
Sentir la cadence c’est bien sentir la relation entre temps fort et temps faible, l’un générant l’autre. Les qualités d’une bonne musique de danse sont universelles. En musique baroque on joue des gigues mais en musique irlandaise aussi. La troisième croche est soulevée, c’est presque « swingué », ce qui n’est pas sans évoquer la façon de jouer les mesures à temps inégaux en musique ancienne. La structure rythmique du reel irlandais demande un accent sur le deuxième et quatrième temps, donc, comme en jazz, dans un groupe de quatre croches c’est la troisième qui est accentuée.
C’est de plus en plus difficile de voir de jolies danses traditionnelles en bal. Ce sont des répertoires liés à un mode de vie, à une culture. Au fur et à mesure que cette culture est remplacée elle perd de sa saveur, elle disparaît.
Qu’il s’agisse de la cabrette ou de la flûte irlandaise, j’ai voulu aller voir les musiciens. C’est une façon d’aller au bout d’une tradition où on travaille d’oreille. Je dois dire que jouer de la flûte irlandaise conforte dans la lecture et la compréhension des traités anciens…
©Jean-Baptiste Millot
L’ensemble Les Musiciens de Saint-Julien est à géométrie variable à un par partie. Nous développons différents axes : musique française (avec l’air de cour, les suites et sonates pour flûte ou musette baroque, et même « Je voy le bon tens venir » consacré à la musique du XIVe siècle), musique ancienne « celtique » (« For ever Fortune », « The High Road to Kilkenny », et musique « virtuose » (sonates de Bach, concertos de Vivaldi). Nous avons produit un spectacle jeune public intitulé « Rigodon ! » avec musiciens, danseurs et comédien, collaboré avec la compagnie de danse L’Éventail de Marie-Geneviève Massé pour « Métamorphoses », etc… Cela peut paraître un peu disparate que ces programmes si variés, mais la recherche de fond est la même.
L’ensemble m’a amené à réfléchir à des projets de série comme par exemple 1000 ans de cornemuse en France. Cette série a bénéficié du soutien de Mécénat Musical Société Générale qui a permis l’enregistrement de 6 disques actuellement parus sur les 7 prévus. Le concert de répertoire irlandais est donné avec une danseuse de claquettes (step dancing). J’ai tendance à penser que les claquettes des danseurs de Broadway descendent des anciens gigueux du Québec ! Notre nouveau disque consacré à la musique ancienne d’Irlande, « The High Road to Kilkenny », vient de sortir le jour de la Saint Patrick, le 8 mars dernier [NDLR : cf. la recension, ci-dessous in LE BAC DU DISQUAIRE]
Les prochains concerts de l'ensemble auront lieu :
- le 21 mai 2016, à Pont-Audemer, l'Éclat (programme « For ever Fortune »)
- le 24 mai à Thouars, Hôtel Tyndo (musique ancienne d'Irlande et d'Écosse)
- tous le samedi de juin (à compter du 18), de juillet, d'août et de septembre, (jusqu'au 17), au Château de Versailles (Les sérénades royales, avec la Compagnie l'Éventail)
Retrouvez les Musiciens de Saint-Julien sur leur site : http://www.lesmusiciensdesaintjulien.fr
Conversation entre François Lazarevitch*
et Laurence Renault Lescure.