Le destin de Dimitri Chostakovitch (1906-1975) est exemplaire des difficultés rencontrées par un grand compositeur, en l'occurrence l'un des plus puissants et des plus féconds de son siècle, en butte à une incompréhension débordant largement les frontières de l'art.

Longtemps méprisé par la critique européenne (spécialement française, hélas !), tancé entre les deux guerres par les autorités culturelles soviétiques qui réservent, en 1936, un accueil glacial à son magnifique opéra Lady Macbeth de Mzensk, Dimitri Chostakovitch aura certes connu les plus hautes distinctions officielles de son pays (prix Staline, prix Lénine, héros du travail socialiste), mais aussi passé sa carrière sous le feu d'attaques croisées.

Le taxant de « formalisme bourgeois », par exemple, l'inénarrable Andreï A. Jdanov reçoit l'appui inopinément officiel du musicographe français André Hodeir qui, fixant à l'art des règles au-delà desquelles il se sait perdu, dénonce sereinement la « faiblesse musicale » du grand Russe ! Pour autant, il ne faut pas dresser du compositeur l'image de l'incompris solitaire qu'il ne fut jamais. Musicien officiel du jeune État soviétique, délégué à la Conférence mondiale de la paix aux États-Unis en 1949, salué dans le monde entier pour son génie musical et son discours humaniste, acclamé par les publics américains, honoré sous toutes les latitudes, enregistré de façon pléthorique, interprété par les plus grands artistes du siècle (Sviatoslav Richter, David Oïstrakh…), il aura suivi un parcours qui n'est pas sans évoquer celui de son compatriote Serge Rachmaninov, autre proscrit (pour des raisons dont l'antinomie n'est que de surface) d'une critique occidentale exaspérée par la fervente « surdité du grand public » !

La monumentalité du catalogue de Chostakovitch est telle qu'il faut renoncer à simplement en donner l'idée en quelques lignes. À titre indicatif, le grand musicien russe a légué à la postérité quinze symphonies, quinze quatuors à cordes, six concertos (piano, violon violoncelle), trois opéras (dont le Nez, 1928 ; Katerina Ismaïlova [remaniement de Lady Macbeth], 1956-1963), trois ballets (dont l'Âge d'or, 1930), quatre cantates (dont le Chant des forêts, 1949), de nombreuses cycles de mélodies (dont la Suite sur des poèmes de Michel-Ange, 1974) et musiques de films ! Passé au crible de l'analyse, cet énorme corpus dégage-t-il un total cohérent de vecteurs esthétiques ? Offre-t-il une rigueur dans son élaboration qui le signalerait au même titre que la production drastique d'un Anton Webern ou muse-t-il sur d'improbables sentiers avec le même bonheur espiègle que certaines pages d'un Igor Stravinsky ? La réponse reste assez ambiguë, Dimitri Chostakovitch ayant toujours, au rebours de l'idée si répandue par d'inexpérimentés exégètes, pratiqué un humour discrètement sarcastique, corrosif, d'autant plus déconcertant qu'il se vêt le plus souvent d'un tissu lyrique propre à abuser l'auditeur inattentif. Sa musique reste inépuisablement riche d'extraordinaires et inoubliables beautés, de contrastes dynamiques et expressifs, plus convulsifs que spéculatifs, tout un monde obscur mais exalté, traversé d'immenses lumières…


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Par-dessus tous les tumultes, la musique...

Né le 25 septembre 1906 à Saint-Pétersbourg, dans un foyer où la musique est à l'honneur, Dimitri Chostakovitch étudie le piano avec sa mère, intégrant en 1919 le Conservatoire de sa ville, dirigé par Alexandre Glazounov. Précocement doué, le jeune musicien crée en 1926 sa première symphonie, dont les saisissantes beautés sont aussitôt saluées par tout le monde musical, par un Alban Berg (qui prend la peine d'écrire à son jeune confrère) aussi bien que par un Arturo Toscanini, alors au sommet de sa gloire ! Dès l'année suivante, le gouvernement soviétique lui passe commande d'une deuxième symphonie, pour la commémoration de la Révolution russe. Triomphant au piano, dans la musique de chambre, le jeune homme s'impose également au théâtre avec Le Nez qui, fondé sur l'étrange récit de Gogol, rencontre un immense succès populaire en 1930. Il vaut d'ailleurs de s'arrêter sur ce triomphe, Le Nez restant l'une des plus étonnantes partitions lyriques du XXe siècle, miroir d'ambitions avant-gardistes dont il est malaisé de découvrir l'équivalent ailleurs, à une époque où, après Turandot et Wozzeck, la question du théâtre lyrique ne s'écrivait plus en termes de mutation, mais tout simplement de survie. Dans cette fresque délirante qui met en scène quelque soixante-dix personnages, la virtuosité stylistique du jeune compositeur a quelque chose d'étourdissant, de même que son incroyable maîtrise des timbres, qu'il sollicite pourtant de façon souvent périlleuse. Surtout, ayant peut-être médité la grande leçon de Giacomo Puccini (notamment dans Gianni Schicchi), Chostakovitch réussit le prodige de ne jamais s'écarter des inflexions du langage parlé ; il est vrai que l'incroyable musicalité de la langue russe (dont on ne déplorera jamais assez la quasi disparition de l'école française depuis 1981) autorise le choix de presque tous les types de déclamation lyrique. Puis, il est chez notre compositeur, une sorte d'ivresse du strict délire qui évoque souvent l'inexorable mécanique théâtrale du meilleur Rossini, surtout quand ces apparents automatismes sont mis au service d'une joyeuse et féroce dénonciation de ces divagations administratives qu'autorise l'absurdité d'un pouvoir arbitraire (est-ce un hasard si, sous nos latitudes, un Courteline et un Labiche n'ont jamais été remplacés ?). Car, suivant en cela une tradition honorée depuis deux siècles par Pouchkine, Gogol, Dostoïevski, tant d'autres géants de la littérature russe, Chostakovitch se gausse sans retenue des affolantes complexités de l'administration russe, au temps du tsar Nicolas 1er (Dostoïevski lui-même ne rappelait-il pas que le seul voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou exigeait « une valise de documents » ?). Le livret n'est pas des plus simples à résumer, le premier protagoniste n'en étant autre que le malheureux major Kovaliov, technocrate qui, œuvrant au temps de Nicolas 1er, découvre en s'éveillant un beau matin, que son nez a disparu ! Un nez qui dispose d'une vie autonome et entend bien en profiter, prenant au passage diverses apparences, dont celle d'un conseiller d'État ! Que l'auteur de cette fantaisie, Nicolas Gogol, immortel auteur des Âmes mortes, ait lui-même sombré dans la folie n'étonnera personne, mais sa fable continue d'ouvrir des abîmes sur la conscience du monde et sur les postures prises par l'homme face au destin. N'était-ce pas déjà, d'ailleurs, le fait des livrets du Convive de pierre, de Boris Godounov ou de La Dame de pique ? Occasion de rappeler qu'il est une gravité particulière du génie russe qui déroute bien souvent le public français (et pas seulement en matière littéraire ou musicale) !

Marié avec Nina en 1932, Chostakovitch donne bientôt un second opéra, Lady Macbeth du district de Mtsensk ; à nouveau le succès public est au rendez-vous, marqué par plusieurs centaines de représentations en deux ans sur le seul territoire de l'Union soviétique et par sa diffusion sur nombre de scènes étrangères. C'est alors, au moment où tout se présente sous les traits du triomphe, que paraît, le 28 janvier 1936 dans la Pravda, un article inepte, sous le titre « Le Chaos remplace la musique ». Le plumitif de service s'en prend violemment à Lady Macbeth, (« tintamarre… formalisme petit-bourgeois… naturalisme grossier » !). À peu de chose près, le discours tenu par la critique officielle française à l'occasion des premières expositions impressionnistes ou par la presse musicale allemande au temps des premiers grands opéras wagnériens ! Cette persistance de la critique dans l'erreur n'a-t-elle pas quelque chose de réjouissant ? Peut-être même y aura-t-il de la gaîté chez les lecteurs du XXIIe siècle quand ils compulseront la docte contribution que nous lui aurons léguée sur la production de notre temps ! Selon l'usage, les amis d'hier font preuve d'un courageux silence, la critique officielle pontifie, la presse spécialisée offre au compositeur le réconfort de "conseils" destinés à le remettre sur la bonne voie ! La réponse de Chostakovitch n'est pas sans rappeler celle de Puccini au lendemain du désastre de Madama Butterfly. Reprenant ses partitions, saluant la « justesse des critiques » (!), il donne ses 4e, 5e symphonies et 6e symphonies jusqu'au début de la guerre, tout en consacrant une bonne part de son activité à la musique de chambre ou de film.


Scène de la production de Lady Macbeth de Mtsensk,
Met de NewYork ©Getty Images Ken Howard

 

L'exemple magistral de la Symphonie Leningrad

Dédiée à la ville de Leningrad, la 7e symphonie marque un tournant capital dans la vie du musicien. Elle a certes été entreprise avant le siège de la cité, mais l'invasion nazie de l'Union soviétique, en juin 1941 (alors que Chostakovitch vient de recevoir un premier Prix Staline pour son Quintette avec piano et cordes), accélère sa genèse, la partition étant écrite de juillet à décembre, avant l'évacuation du musicien vers Moscou. Créée le 5 mars 1942, au Palais de la culture de Kouïbychev, elle connaît une carrière fulgurante, Toscanini assurant, dès le 19 juillet, son éclatante création américaine à New York. La grande partition est très vite donnée dans toutes les salles de concert du monde et bouleverse tous les publics au triple titre de chef-d'œuvre musical, de témoignage historique et d'acte de foi humaniste. Car, en dépit de son jeune âge, Chostakovitch n'est plus seulement ici un musicien fantastiquement doué dont la verve fascinait jusqu'à ses détracteurs ; mûri et frappé d'angoisse par la perspective des drames à venir, il met à nu les graves désordres de la condition humaine, ses tragiques dérives. Si les circonstances militaires de ce siège épouvantable qui opposa les forces soviétiques aux armées nazies à partir d'août 1941 sont bien connues, le calvaire de la population civile devrait servir à jamais de repoussoir à l'idée même de la guerre. Encerclés, affamés, mourant par centaines de milliers dans un froid excessif, les habitants résistèrent dans des conditions hallucinantes aux opérations supervisées par Adolf Hitler, ordonnateur du sac d'une ville dont il avait prophétisé qu'elle reprendrait son nom allemand de Saint-Pétersbourg. Le 27 janvier 1944, après 31 mois de siège et la mort de plus de deux millions de femmes, enfants et hommes victimes de la pire des barbaries, les armées soviétiques parvenaient enfin à briser le siège de la cité martyre.

La symphonie russe au XXe siècle

L'Étole russe du xxe siècle s'est attachée à renouveler le genre symphonique, Stravinsky lui-même proposant des réussites aussi accomplies que les Symphonies pour instruments à vent (1920), la Symphonie de Psaumes (1930), la Symphonie en ut (1935) ou la Symphonie en trois mouvements (1945). Quant aux « symphonies de guerre », si la Leningrad est la plus connue, d'autres pages d'une haute inspiration méritent d'être citées à ses côtés, dont la magnifique 22e symphonie – il en a écrit 27 ! – inspirée à Nikolaï Miaskovski (1881-1950) par les horreurs du conflit en 1942, ou la 5e (sur sept) de Serge Prokofiev (1890-1953), qui, en l'an 1945 marquant la victoire de l'Union soviétique sur le nazisme, « chante l'homme libre et heureux ».

Divisée en 4 mouvements, la symphonie Leningrad sollicite un grand orchestre (3 flûtes, 3 hautbois, 4 clarinettes, 3 bassons, 8 cors, 6 trompettes, 6 trombones, tuba, percussion, timbales, piano, 2 harpes, 18 premiers violons, 16 seconds violons, 14 altos, 12 violoncelles, 10 contrebasses), pour une durée supérieure à 70 minutes. Les premières mesures de l'Allegretto initial sont animées, optimismes, savamment réparties aux pupitres des bois et des vents, avec une ponctuation efficace et discrète de la percussion. Aux cordes s'élève un thème d'une mélancolique beauté, en vagues sonores délicatement dessinées ; les bois en prolongent l'écho, dans l'ambiance confidentielle d'une pastorale ayant pour cadre une nature paisible mais fragile. La musique se dissipe peu à peu dans le registre aigu, distillant des motifs assombris, insaisissables, rumeurs d'un vent porteur de sombres prémonitions. Aux frontières du silence surgissent alors les premiers échos d'une marche lancinante, obstinément rythmée par le tambour. Un thème caractérisé par sa double impulsion descendante et dont l'extrême simplicité n'est pas sans rappeler certaines tournures du meilleur Verdi, chante, en accents toujours plus tourmentés, la tragique avancée d'une force destructrice qui, après avoir chassé les ultimes songeries de l'introduction lyrique, affirme son implacable résolution à faire disparaître jusqu'au souvenir du bonheur. Mécanique terrifiante, le mouvement amplifie graduellement tous les paramètres du fracas orchestral, avec une habileté confondante. Puis, à nouveau, les tumultes s'effacent, le monstre semble s'assoupir… Ne subsistent que les mornes échos du basson rendant un languissant hommage, sur fond de sombres accords discrètement scandés, aux hommes tombés pour endiguer la marche apocalyptique de la bête immonde. Dans la dissolution terminale de quelques motifs lyriques aux contours incertains, la peur s'installe, le sinistre tambour lance son ultime message de mort…

Saisi par la grandeur expressionniste de cette immense fresque initiale, l'auditeur a toutes les chances d'être dérouté par l'apparente désinvolture du second mouvement, embryon d'un lent et absurde ballet au sein duquel le hautbois fait entendre une plaintive cantilène dont s'empare bientôt le violon, mélodie qui passe, variée, transposée, permutée, à nombre d'autres pupitres. Dans l'esprit du compositeur, ce volet est un scherzo ; faut-il ici l'entendre, selon son acception littérale, comme une plaisanterie grinçante, ou plutôt comme l'aboutissement de la dramaturgie symphonique ayant conduit Ludwig van Beethoven à le substituer au menuet classique ? La réponse est ambiguë, Chostakovitch ayant toujours, au rebours de l'idée si répandue par les commentateurs ne connaissant pas sa musique, pratiqué un humour discret, parfois corrosif, d'autant plus déconcertant qu'il se vêt le plus souvent d'un tissu lyrique propre à abuser l'auditeur inattentif. En cela, le maître russe reste proche de son illustre compatriote, Serge Prokofiev.

Changement complet d'atmosphère avec le troisième mouvement, adagio. À la suite d'un choral dramatique confié aux vents dont le traitement n'est pas sans rappeler le Stravinsky de l'entre-deux guerres, les cordes font entendre un thème d'une saisissante et poignante simplicité, chargé de chanter la fragilité du monde, sa précarité, sa vulnérabilité face aux ravages de la folie belliqueuse. Là encore, la part du rêve est prégnante, les cellules mélodiques se dispersent au hasard des pupitres les plus chantants (bois et cordes) sans que jamais ne disparaissent les ténébreuses menaces distillées par les pizzicati des cordes graves ou les tristes rumeurs des cuivres en accords lointains et espacés. Puis brusquement, telle une effraction désespérément retardée, de furieuses stridences éclatent aux cuivres, le chaos s'installe en accords impétueux et dissonants, le tambour reprend gaiement son hymne de malédiction… Une accalmie, encore, mais qui cultive dans ses émouvants accents toutes les marques de l'alarme et toutes les préméditations du désastre. Le chant des cordes, pourtant vigoureux, flotte au-dessus d'un abîme que de magnifiques harmonies comblent fortuitement, comme si, nébuleuses encore, et même infiniment lointaines, commençaient à trembler, au cœur de la nuit, les premières lueurs d'une inconcevable espérance.

Connecté à cet étrange préambule, le finale, allegro non troppo, s'extrait malaisément d'un obscur terreau fait de motifs mélodiques ou rythmiques, voire harmoniques, certaines couleurs d'accords opérant par retours irréguliers. L'unité organique de cet étrange tableau sonore met longtemps à se dégager, dans un maelström de tension tourmentée, à l'image du siège de Leningrad dont une grande partie de la population mourut sans avoir jamais connu la fin, étant passée au cours de son interminable agonie par toutes les phases contrastées de l'espoir et du désespoir. Ainsi, au beau milieu de ce finale orchestral qui, sous la plume d'un médiocre thuriféraire de la gloire militaire, aurait pu sonner comme une glorieuse fanfare, l'auditeur déconcerté est-il confronté à d'hypothétiques échanges des bois et des cordes, fragments mélodiques tronqués, accords non résolus, cellules lyriques ou rythmiques à peine ébauchées et contredites par l'irruption d'autres objets sonores… Pourtant, le chant demeure, parfois nuancé de teintes élégiaques, l'intensité croît dans les dernières minutes, la masse orchestrale se resserre, les timbres s'agrègent, les notes répétées martèlent la certitude d'une aube qui se lève enfin après tant de souffrances. Ni grandiloquente, ni diserte, la grande coda clôt dignement l'une des plus belles symphonies du siècle.

 


Evgeny Mavrinski dirigeant la Symphonie Leningrad / DR

La gloire mondiale

De ces méditations transcendantes du grand compositeur, on retrouvera l'écho dans les deux symphonies suivantes, mais aussi dans sa magnifique production de chambre (troisième quatuor, deuxième sonate pour piano, second trio avec piano). C'est de 1949 que datent son voyage aux États-Unis et son oratorio, le Chant des forêts, double occasion de vérifier l'immensité de sa popularité très loin au-delà des seuls cercles de la musique soviétique. Le Chant des forêts se présente comme un oratorio sur un livre d'Eugène Dolmatovski. Créé sous la direction du célèbre Mravinsky le 15 décembre 1949 à Leningrad, il réussit, en son temps, à provoquer l'enthousiasme du public et l'approbation des autorités, prouesse dont peu de compositeurs du XXe siècle auront finalement pu se vanter. D'une durée d'exécution supérieure à la demi-heure, il exalte, dans une langue volontairement assagie, la fin de la guerre, la reconstruction du pays par son peuple martyr, la reforestation des régions dévastées. Assez curieusement, la partition oscille entre nostalgie de la vieille Russie et aspiration à un ordre nouveau, phénomène surtout sensible dans la dernière partie de l'œuvre, sorte de doxologie profane qui regroupe toutes les forces de la phalange vocale et instrumentale. Cependant, Le Chant des forêts nous intéresse moins peut-être aujourd'hui par ses forces ou par ses faiblesses que par la réaction plaisante, à son endroit, de l'avant-garde française autoproclamée des années soixante. Rien de plus significatif, à ce sujet, que le discours d'André Hodeir, porte-parole d'un milieu musical parisien, douloureusement conscient d'avoir un demi-siècle d'avance sur la populace désespérément rétrograde des salles de concert : « Certes, nous ne connaissons pas les intentions de Chostakovitch ; mais si nous le jugeons sur pièces, il faut bien admettre l'extrême faiblesse d'une partition comme Le chant des forêts, apothéose du faux lyrisme et de la grandiloquence, qui tourne en maint passage au pastiche de Borodine. Dans la mesure où il nous paraît probable que la liberté ne l'eût pas sauvé de l'indigence, le sort d'un Chostakovitch et, a fortiori, d'un Kabalevski ou d'un Khatchatourian, nous semble peu digne d'intérêt. » (La musique depuis Debussy, Paris, PUF, 1961, p. 195). On tremble à l'idée que Chostakovitch ait pu prendre connaissance de cet ukase tombé de l'Olympe parisien ! Et l'on ne peut s'empêcher de songer au cruel Berlioz, raillant les "corrections" apportées par l'illustre Fétis à l'obscur Beethoven : « Tout ce qui, dans l'harmonie de Beethoven, ne cadrait pas avec la théorie professée par M. Fétis, était changé avec un aplomb incroyable. […] En d'autres termes : Il est impossible qu'un homme tel que Beethoven ne soit pas dans ses doctrines sur l'harmonie entièrement d'accord avec M. Fétis » ! (Mémoires, chapitre 44)

Persistance de la mémoire

Le pays se reconstruit, les années passent, Staline meurt en 1953, Chostakovitch perd sa femme et sa mère peu après, connaît une évidente baisse d'inspiration durant plusieurs années, en dépit de l'obtention du prix Lénine pour sa monumentale Onzième symphonie (1958). Nombreux sont les commentateurs qui ont noté le caractère plus traditionnel, délibérément rétrograde, de cette onzième symphonie, dont certains accents rappellent de façon frappante les meilleures pages d'un Moussorgski, notamment dans Boris Godounov. D'une certaine façon, les deux grands compositeurs ont dénoncé, chacun en leur temps et avec leurs propres moyens, les souffrances d'un peuple asservi aux caprices de l'autocratie. Et comme son illustre devancier, Chostakovitch a su, pour traduire cette plainte immémoriale, user d'une lange tout à la fois neuve et accessible. Ainsi faut-il comprendre le principe de citation des chants révolutionnaires dans une œuvre qui, pourtant, ne se présente nullement comme un manifeste. Pour ceux qui se rappellent le chef-d'œuvre cinématographique, Летят журавли (« Quand passent les cigognes ») de Mikhaïl Kalatozov, réalisé en 1957 et couronné par la Palme d'or au festival de Cannes en 1958, les analogies sont frappantes, et pas seulement en raison de l'exacte contemporanéité des deux œuvres. Dans un cas comme dans l'autre, les grandes tragédies du siècle ont généré des tableaux, visuels et sonores, d'une inoubliable beauté.

Si la onzième symphonie (créée le 30 octobre 1957) salue de façon explicite, ainsi que l'ont suggéré ses commanditaires, les soulèvements de 1905, son ambition ne se limite pas à la seule glorification d'un moment de sursaut du peuple. Usant précisément de nombreux thèmes populaires (parfois inventés), elle se présente comme un très vaste poème symphonique dont la durée totale dépasse légèrement l'heure. Une fois encore, Chostakovitch sollicite une phalange considérable : 3 flûtes (1 piccolo), 3 hautbois (1 cor anglais), 3 clarinettes (1 clarinette basse), 3 bassons (1 contrebasson), 4 cors, 3 trompettes, 3 trombones, tuba, timbales, triangle, tambour, cymbales, grosse caisse, tam-tam, xylophone, cloches, célesta, 4 harpes, 20 premiers violons, 18 seconds violons, 16 altos, 14 violoncelles, 12 contrebasses. L'adagio initial ayant présent, dans une atmosphère de légère angoisse, la place du Palais sur laquelle se prépare le drame, c'est dans l'allegro suivant que la peinture sonore de la tragédie touche à son faîte : après le grand mouvement de la foule révoltée grondant sur les fracas de l'orchestre, les déflagrations de la caisse claire (souvenir de la symphonie Leningrad ?) et les mugissements des trombones donnent à entendre la panique qui s'empare de cette foule au moment où le tsar ordonne à ses troupes d'ouvrir le feu. Retour de la mouvance adagio pour le troisième mouvement, un poignant lamento à la mémoire des victimes du massacre, sur fond de chant révolutionnaire (Chant des survivants). C'est au finale que revient le soin de sonner le "tocsin", signal de révolte et de violence, couronné par une ample péroraison curieusement animée par les stridences du carillon.


Avec Mtislav Rostropovitch et Sviatoslav Richter,
décembre
1953 à Leningrad, lors de la création de la 10 ème Symphonie / DR

Le crépuscule

Membre du Parti communiste à partir de 1960, c'est-à-dire à l'époque du "dégel", le grand compositeur russe participe vigoureusement au renouveau de la vie musicale de son pays, marqué par des événements aussi symboliques que les tournées triomphales de Leonard Bernstein, à la tête de l'orchestre de New York en 1959, ou d'Igor Stravinsky, de retour sur sa terre natale en 1962 après un demi-siècle d'absence. Les toutes dernières années se déroulent sous le double signe de la gloire mondiale et d'une inspiration puissamment renouvelée (14e et 15e symphonies). Datant de cette même époque, le merveilleux deuxième concerto pour violon, en ut dièse mineur, op. 129, ne jouit pas de la même popularité que le premier, pour des raisons difficiles à préciser. Écrit au printemps 1967 pour le violoniste du siècle, David Oïstrakh, il a officiellement été créé par ce dernier, le 13 septembre 1967, sous la direction de Kirill Kondrachine. Sollicitant un effectif relativement léger (piccolo, flûte, 2 hautbois, 2 clarinettes, 2 bassons, contrebasson, 4 cors, timbales, percussion, quintette des cordes), il est structuré en trois mouvements (Moderato, Adagio, Adagio-Allegro) qui font appel à une typologie traditionnelle (forme-sonate, cadence accompagnée, structure en rondo), tout en pratiquant une lange d'une singulière saveur. À partir de cette date, l'humeur du compositeur semble peu à peu s'assombrir, comme s'il pressentait l'imminence de son hiver. C'est fin 1973 qu'est diagnostiqué le cancer qui l'emportera ; composant jusqu'à ses ultimes journées (la sonate pour alto et piano est terminée quelques jours avant sa mort), Dimitri Chostakovitch s'éteint à l'hôpital, le 9 août 1975.

Quelques disques d'anthologie

Symphonie « Leningrad », Orchestre symphonique d'URSS, E. Svetlanov, SC 025, 1968 - Symphonies « 1905 » et « 1917 », Orchestre Philharmonique de Leningrad, Y. Mravinsky, Melodia 10 00775, 2004 - Œuvres pour piano seul, V. Askhenazy, Decca, B00013UKLK, 2004.