Je salue mes amis, les ARBRES dont la résilience est constamment mise à l’épreuve. Certains manifestent une forme particulière de stress et, depuis, ils ne sont plus (ou pas tout à fait) dans la possibilité de réaliser la photosynthèse, comme ils ont toujours fait. Néanmoins, ils ne sont pas des victimes même si, face à eux, perdurent les abêtissements, dont certains sont des atrocités irréparables contre ceux qui participent de manière essentielle à la vie terrestre.
J’honore ici tous les arbresDEBOUT, et si je suis encore dans ce monde c’est beaucoup grâce à eux, et ce qu’ils ont fait en sauvegarde de ma propre vie. Depuis, j’ai développé un art-thérapie, dont la Danse des Arbres – ARBOReusement – poursuit ses inspirations et mouvements, principalement en France. ARBOReusement respecte les variations des saisons et met en synergie (par des principes respiratoires particuliers et une série de gestes doux, lents, dynamiques et toniques) les sons, rythmes, mouvements et vertus en relation aux racines, troncs, aubiers, sèves, branches, feuilles et bourgeons, selon l’arbre mis en danse.
Je célèbre les arbresSACRÉS, c’est-à-dire, ceux qui jadis furent considérés hautement dans l’Oracle des Arbres… Un savoir sans doute archaïque, dont le ministère des plantes est constitué par une langue éminemment VERTE et parsemée de mystères, secrets et sacrés et une tout autre alchimie propre aux arbres et en lien avec les cristaux, les quartz, les diamants et d’autres minéraux. Les Oracles ou l’Oracle des Arbres intègrent un langage très vaste et recomposé au fil des espèces, car il est en relation aussi avec d’autres plantes et fleurs sauvages, dont chacune a sa gnose, son ésotérisme, ses remèdes ou bien son poison. L’Oracle est transmis d’arbre à arbre et, autrefois il a été respecté et suivi par certaines communautés de druides et celtiques. Il revient (autrement) dans le cycle transitoire de notre époque, en fonction des mutations transformationnelles beaucoup trop importantes dans la magnétosphère terrestre et à l’intérieur de l’architecture planétaire. Toutes les transmutations sont ressenties par les mondes des vivants, dont les accélérations et les rétrogradations dépassent un effet local et un léger ressenti personnel. L’Oracle des Arbres demeure un savoir entre les esprits des forêts même si, autrefois il a été assez répandu chez les planteurs-cueilleurs, guérisseurs, chamans, animistes, clairvoyants, astrologues et alchimistes parmi les groupes sumériens, araméens, esséniens, sibériens et peuples des îles. Aussi loin que remontent les peuplades amérindiennes au long des Cordillères des Andes, dans les forêts d’Amérique Centrale et en l’Amérique du Sud, ce savoir perdure et reste fondamental pour nous.
Je salue ainsi l’immanence des FORETS, BOIS et SOUS-BOIS. Leurs milieux assistent des espèces tantôt en saisons d’hibernation tantôt en saisons de reproduction et déplacement; sans oublier que les forêts sont constamment en échange avec les différentes semences, rhizomes, racines et plantes de toute sorte, durant leur période de réensemencement, croissance, floraison ou transformation par/et/pour l’humus que requièrent bois et sous-bois.
Je suis très reconnaissante de leur présence dans ce monde. Leur vie est la sauvegarde de la langue la plus ancienne... Une sorte de langue originelle liée à la nature des mondes forestiers et plusieurs écosystèmes en relation... Sous-bois, bois et forêts connaissent les patois et dialectes reliés dans ce vaste langage du vivant. Ils constituent le triptyque par/et/pour diverses interactions entre les créatures, dont leur force, mouvement et puissance en rythmes, intensités, vibrations et variations thermiques composent une énergie matricielle d’une incroyable symbiose. Tout y est dans cette famille naturelle. Leurs codes déclinent ici un système entre couleurs, formes, nombre d’or et fractals, dont cet index est transcodé en sons, chants, fréquences et harmoniques liés aux espèces, mais aussi aux odeurs, parfums et arômes selon chaque saison et les transitions/transformations/métamorphoses d’une espèce à l’autre. C’est une langue à part, certes, comme elle a tout un système de communication d’une incroyable portée, subtilité, sensibilité et efficacité dans la grammaire, la syntaxe, la poésie et les dictionnaires des arbres.
J’apprends beaucoup avec tous ces autres arbresDEBOUT, eux qui attirent de plus en plus mon attention, et autrement, depuis que je vis en Europe. Êtres résilients, pour certains ou pour beaucoup ils sont depuis très longtemps des arbres déracinés, et d’une vertigineuse intelligence et souplesse puisqu’ils sont de véritables débrouillards et j’ose dire: d’incroyables débrouill’ARBRES. Malgré tant d’intempéries, ils savent s’adapter, survivre et se reproduire… Ailleurs et loin des territoires natifs… Éloignés du climat du départ et immigrés par toute sorte de raisons... Exilés et acceptés comme des espèces exotiques... Ajustés aux paysages locaux ou, pire: considérés comme des plantes envahissantes... Dépourvus de leur mère nature première, mais toujours arbresDEBOUT. Ces espèces d’ailleurs qui depuis des décennies ou des siècles sont devenus autant d’ici que d’ailleurs. Ils attirent tout particulièrement mon attention car toute plante adaptogène modifie bien plus que ses seules habitudes liées à son territoire natal. À ma manière, je les observe et je les étudie puisqu’ils dépassent l’isolement du départ et développent de mécanismes d’adaptation - individuelle et en cohabitation - auprès des arbres natifs - arbres du voisinage dans un parc, dans un champ, un prés, un jardin public ou privé.
Invisibles ou délaissés? Plutôt oui, puisque pour beaucoup ils ne sont que de la verdure pour faire beau. Je pense, par exemple, aux Sapins souvent oubliés dans les jardins et juste réintégrés à chaque Noël… Des Cocotiers plus ou moins moribonds dans les beaux jardins des maisons ou pavillons dans les quartiers aisés… Des Flamboyants et bien d’autres espèces d’arbres qui résistent, malgré tout dans des régions absolument contraignantes pour eux.
Pendant que j’emprunte le chemin des mots, je vois à travers la fenêtre, justement quelques ARBRES d’une égale résistance – un Sapin, un Mélèze, un Araucaria, un Cèdre du Liban, un Cyprès, un Pin Sylvestre, un Olivier (autrefois grec), un Arbre du Voyageur et un Arbre du Pèlerin et, curieusement un Ceiba Pentandra très probablement des Antilles. Mes yeux les suivent aux fonds de jardins voisins à chaque matin, et je leur parle comme causent si joliment avec eux les oiseaux du coin. Les cinq premiers arbres cités pourraient certainement mieux vivre en groupe et parmi les conifères. Certainement, tous ces arbres pourraient vivre très longtemps et bien mieux en colonies, en familles et sous abri de la langue des forêts et des bois, que dans ces jardins citadins pour la plupart bétonnés. Ce sont des arbres dont la durée est sensiblement marquée par la loi essentielle du vivre ensemble, et si groupés et agencés dans des conditions bioclimatiques plus appropriées à eux, ils vivraient beaucoup plus longtemps dans leurs vies d’arbre.
La vie d’un jardin est sans doute une démonstration adaptogène des plantes, et grand merci aux peuples des nuages, dont le passage des pluies dans cet automne-hiver fait la transition saisonnière au milieu d’une transition sanitaire et planétaire plus grave. Nos ressources d’eau sont des défis actuels et à venir. La vie de chaque jardin compte. Elle est également une démonstration adaptogène des humains, puisque nous sommes des arbres à deux jambes, depuis que notre espèce a quitté son cycle premier dans les arbres/dans les branches et en conscience verte. Chaque jardin fleuri et arboré est un bien très précieux; une oasis dans les villes. Sources de ressourcement à l’humain chaque bout de nature compte, surtout lorsqu’il vit riche et librement entre plantes-arbres-fleurs-oiseaux-insectes. Grand merci aux arbresDEBOUT des jardins – privés et publics – car leur présence marque un acte de bienveillance pour une santé verte entre arbres et humains. Bien sûr qu’un jardin est un geste minimaliste dans un défi bien plus vaste. Cependant, fermez vos yeux et voyez toute cette diminution verte des forêts, bois et sous-bois. Fermez les yeux et imaginez que chaque mégalopole et ville perd aussi ses parcs, jardins, squares et points verts. Chacune de ces petites oasis est à multiplier en même temps que bien d’autres et multiples solutions écologiques toutes indispensables aujourd’hui, demain et plus loin. Notre impasse écologique est une impasse avant tout économique et comment vivre (?) et laisser vivre (?) toute une planète, lorsque les buildings (dépourvus de beauté et de photosynthèse) prolifèrent plus vite que ne poussent les arbres. Couper est si rapide et bruyant. Naître est une poésie du temps, dans le silence du temps et pour les vertus qui requièrent du temps.
C’est un effort que nous vivons tous actuellement, comme l’effort presque invisible et silencieux d’une semence qui s’œuvre pour laisser partir le parfum du vertige en devenir de tige et pour l’avenir de l’arbre.
C’est plus qu’un effort pour tout arbreDEBOUT de notre époque sans pouvoir réussir son propre destin… Un rassemblementVERT plus concentré, plus conséquent en reforestation et surtout sans trop d’intervention humaine. Un état sauvage pour les arbres est devenu hélas une chimère, comme est une utopie, ou encore envisager une vie sauvage pour les animaux aquatiques et terrestres.
Cependant les arbresDEBOUT - de toute famille, taille, forme et vertu - ont su développer au long de l’histoire de la Terre une forme d’existence beaucoup plus intégrante et coopérative qu’un simple mode de fonctionnement parmi les peuples verts. C’est un véritable art... Un art-de-lier. Un art-de-vivre. Un art en symbiose, depuis environ 400 millions d’années. Chaque arbre est un microcosme et jouit de son autonomie. Chacun est un Wi-Fi vivant avec les in-visibles. Chaque arbreDEBOUT réalise d’innombrables échanges avec le plan terrestre et céleste. Chacun est un livre à écrire, à lire, à traduire. Chaque espèce emmagasine pour soi et, concomitamment pour une bibliothèque commune: la biodiversité.
Lorsqu’ils sont nombreux et DEBOUT c’est un vaste réseau qui n’épuise aucune source d’eau planétaire. Au contraire, ils sont en coopération auprès des nuages et aussi auprès des vies terrestres et infraterrestres en tant que source d’alimentation subsidiaire aux pluies, aux nappes phréatiques et à la vie des cours d’eaux, rivières et fleuves. L’ensemble des arbresDEBOUT est en soi un macrocosme. Leurs vies partagent une forme de conscience verte dès les racines jusqu’aux bourgeons et, ainsi d’un arbre à l’autre.
Dans mon enfance, j’appris que les arbres poussent mieux lorsqu’ils sont au minimum par deux et encore mieux par multiple de trois: six, neuf, douze. Si c’est par deux, l’un doit être proche de l’autre, et si c'est à plusieurs, toujours par cette distance verte, dont la délimitation est consciente, chez les arbres, quant au minimum à chacun et le respect de l’autre. Ce n’est pas du tout pour pouvoir pousser plus vite qu’un arbre se met à deux ou à plusieurs. Les arbres ne sont pas dans une sorte d’économie verte. Ils poussent mieux à deux, à trois ou à plusieurs, car l’altérité permet à chaque arbre d’aller plus loin, d’amener aussi plus loin sa famille et la mémoire de son espèce.
Ce n’est que plus tard que j’appris auprès des arbres combien la conscience verte est encore plus complexe, par exemple, durant le parcours de la sève, tout un mouvement d’énergie entre les racines, troncs et feuilles. Une conscience de soi et des autres vies: arbres, animaux, insectes, parasites, etc. Une activité en développement et en déploiement par différentes configurations et agencements qui deviendront : forme, volume, densité, variété et qualité du bois dans l’aubier. C’est tout de même une manière de procéder individuellement en tant qu’un seul arbre et collectivement en tant que toute une famille, un groupe et une espèce particulière. Cette conscience voulue, prévue, connue, transmise et réalisée d’arbre à arbre dépasse le faux concept, celui de les imaginer comme des êtres inanimés. Le génie de l’arbre est déjà dans la semence. La conscience verte est celle qui la fait pousser vers le dépassement de son propre état primitif à un état interactif, sensible et conscient de leur vie parmi les autres vies.
Cette conscience verte permet aussi la transmission des signaux, vibrations, consignes et mémoires (infra)terrestres-et-(extra)terrestres à chaque ensemble, en mouvement entre graine, tige, tronc, feuilles, fruits, fleurs, bourgeons, ainsi que tout un intérieur avec un tout autre extérieur dans un large périmètre, sauf si l’arbre trouve un empêchement au long du chemin. Cette conscience est d’une nature sensorielle et extrasensorielle particulière : perceptions, sensibilités, mouvements ou, autrement dit, émotions propres aux arbresDEBOUT, et à leur communication, croissance et déplacements par les rhizomes et les racines.
Ainsi conscients, des arbresDEBOUT composent leur partition verte. Leur macrocosme en constante co-création d’énergie et matières est, indubitablement toute une autre technologie et forme d’intelligence à la fois indépendante et interdépendante avec le monde d’en bas et le monde d’en haut. Leurs rythmes sont aussi photosolaires et astronomiques, comme ils sont biodynamiques, biosensibles, bioélectriques et également d’une très haute gamme biomimétique.
Je ne peux poursuivre ce récit des mots et l’amener à mon récit des sons sans saluer tous les amis, amis des arbresDEBOUT. À toutes celles et ceux qui comme moi, partagent leurs vies en corrélation avec les vivants. Ils ont eu le courage d’abandonner certains schémas culturels et politiques, afin de se mettre autrementDEBOUT et d’avancer. C’est merveilleux de voir combien de nouvelles personnes s’engagent pour la VIE, ici et maintenant, ici et ailleurs, pour soi et envers un nous. Un NOUS avec les arbresDEBOUT. Un NOUS pour des engagements dans la durée et par des actes plus intelligents que durables. Toute ma gratitude à ceux et à celles qui, à titre individuel (anonyme ou pas) et à titre collectif et quelquefois associatif ou institutionnel (national ou international), se sont reliés pour songer, réaliser et participer à féconder de nouveaux possibles... Une réponse à soi... Une responsabilité collective... Un NOUS avec les arbresDEBOUT, et pourquoi pas avec les animauxVIVANTS ? Ces personnes ont sûrement répondu à une sorte d’appel (intérieur et/ou extérieur), dont une forme de cohérence relie de plus en plus de citadins en villes et ailleurs... Une conscience ouverte est en germination... Une consciente ouverte accomplie par une germination préalable... Une conscience ouverte à éclore encore dans les cœurs, afin de stopper toute forme d’aliénation, dont certains génocides ne sont pas entre humains, mais écologiques. Oui, stopper. En hébreu l’arbre signifie aussi: STOP. Il faut stopper les stupidités humaines sans cacher les forêts… Laissons la conscience verte co-créer avec nous une énergie, une synergie, une nouvelle écologie.
Je me permets ici de prêter mon hommage à ARITANA; un fils de la forêt qui a vécu tantôt comme un guerrier, tantôt comme un pacifique dans son rôle de cacique. Un chef. Un leader. Un militant. Un autre Amérindien inoubliable parmi tant d’autres qui tombent, comme des feuilles détachées des arbres, avant et pendant cette grande transition planétaire et sanitaire. ARITANA appartenait à la famille des Yawalapiti, en Amazonie, dans la région brésilienne du Haut-Xingu, à l’intérieur du département du Mato Grosso. Aujourd’hui, il est une étoile parmi les constellations des peuples disparus. Son départ vers le ciel a eu lieu le 5 août 2020, des suites d’une infection au Covid-19. Il a vécu comme un fervent défenseur des forêts puisqu’elles sont toutes singulières et différentes, et l’Amazonie n’a jamais été seulement une forêt, ni seulement un territoire de biodiversité.
Les forêts se transforment, comme tout ce qui est en mouvement prend de nouvelles tournures, assume d’autres sens et vit autrement chaque cycle. HAUTEMENT ont toujours vécu les arbres et successivement il y a eu des transformations entre les premières espèces et celles d’après. Cependant, ce qui est difficile à supporter, ce n’est pas d’accepter ou de refuser les disparitions ou plutôt les métamorphoses que la vie exerce sur toutes autres vies. L’insupportable est d’assister aux disparitions causées par l’humain. Dans le cas de forêts, elles sont rabaissées, malgré des conséquences brutales pour les environnements. Elles sont ensuite mutilées, d’abord comme du bois, puis humiliées comme des territoires sous domination humaine. Si la mort est la vie en métamorphose, et par une forme extraordinaire d’alchimie, néanmoins toute extermination massive des milieux naturels n’est pas une évolution vers le progrès ou vice-versa. C’est une forme d’aliénation et d’ignorance d’une grande puissance. C’est sans doute une forme particulière de perversion, car l’altérité c’est un NOUS conscient, ouvert et élargi. Un système économique qui sacrifie la vie est une autre forme d’extermination dont la violence contre l’espèce humaine et toutes les autres n’a jamais été guérie.
L’Amazonie des Amazoniens est ainsi devenue des Amazonies sans Amazoniens et si fragmentée comme si maltraitée par des changements violents subis, depuis longtemps. La perte des territoires naturels. L’ablation des écosystèmes. Les génocides contre environ trois mille ethnies. La disparition des espèces. Les blessures identitaires chez les Amérindiens. L’effacement des langues. La réduction des peuples à des groupes dérisoires. La liberté naturelle et humaine sacrifiée. Des vies consacrées à des luttes perpétuelles. Dépendance et surveillance par un système postcolonial d’ampleur économique, culturelle et politique. Puis est arrivé le pire du pire: la prostitution, la drogue, l’alcool, l’évangélisation massive, autrement, encore aujourd’hui et, sans doute, la férocité des enjeux capitalistes, dont la déforestation accompagne l’impitoyable exploitation du charbon, du bétail, du gaz naturel, du caoutchouc, de l’or, de la pharmacopée sylvestre, etc., etc., etc.
Les forêts pour nous, cher ARITANA, sachez de là-haut, très loin, là où vous êtes, nous n’oublions pas que les forêts ne constituent pas les seuls territoires à préserver. Depuis longtemps, nous savons qu’elles sont à elles seules une TERRE à l’intérieur de la planète, mais sachez que toute l’humanité est aussi en péril. Une part de l’humanité joue avec sa propre vie et toutes les autres vies humaines et non-humaines. Est-ce sans conscience? Oui, non. Oui et non. Oui ou non. Ça dépend, mais c’est tout de même une forme d’ignorance très ancrée. Un immense bouleau/boulot pour nous et celles, pour nous et ceux qui demeurent DEBOUT, comme des arbres à deux jambes.
En ce sens je propose aujourd’hui aux Éditions Beauchesne et au public de la Revue de l’Éducation Musicale, un premier enregistrement sonore, dont le témoignage a été réalisé par l’historienne Graciela Chamorro et moi-même, lors de mon voyage en 2013, auprès des Amérindiens des langues Kaiowá, Guarani et M’bya -- issues du tronc-linguistique Tupi-Guarani. Une branche linguistique dont la résilience dans la région Mato Grosso du Sud, au Brésil, est sans doute liée à l’immense travail de recherche, d’enseignement, de soutien personnel et d’accompagnement direct réalisé par Graciela Chamorro. À ses côtés, j’ai assisté à l’engagement d’une équipe de chercheurs - enseignants et étudiants (brésiliens et amérindiens) - dans l’Université Fédérale de la Grande Dourados/UFGD et, aussi, dans trois campements où résidaient quelques familles en lutte pour la terre.
Il avait là, un commencement de quelque chose, et concomitamment le développement d’un mouvement en conscience dès les années 1980. Il s’agissait certainement d’un travail pionnier dans une région si rude – trop de chaleur, puis un froid trop froid – si armée, si intimidante. Une vieille mentalité coloniale avec son tissu de conflits, ses anciennes méthodes d’exploitation de territoires, puis encore la mentalité et le mode d’occupation des colonels et de grands propriétaires fonciers, fermiers ou pas, dès le milieu du XIXe siècle. Je sentais chaque jour cette mise en garde vis-à-vis des sauvages. À la télévision, il y avait très souvent toute une opération d’inculcation culturelle contre les envahisseurs, les incivils, les agresseurs et toujours « ces Amérindiens» hors norme, hors système.
Je me suis aussi souvent sentie mal à l’aise pendant ce séjour. Je me souviens d’avoir été très malade avant et de sentir cette chaleur étouffante dès mon arrivée à l’aéroport, puis deux semaines plus tard un froid sans clémence; ou tous les deux à la fois.
J’ai eu honte d’être si bien accueillie, mais comme une chercheuse étrangère au pays natal. De ma fenêtre dans un immeuble plutôt alluré, j’ai vu à plusieurs reprises, avant la montée du soleil, l’arrivée à pied des Amérindiens ou dans une carriole, afin de réaliser leur travail en tant que jardiniers, femmes de ménage ou domestiques à plein temps au sein des familles plus ou moins bourgeoises. D’autres Amérindiens, je les ai croisés au bord des routes. Habillés pour le dimanche. Habillés pour voir Dieu. Pantalon bleu foncé, chemise blanche et une petite cravate aussi bleue. Ils attendaient le transport qui devait les amener pour aller assister au culte évangéliste dans une banlieue quelconque…
Un samedi matin très tôt, Graciela Chamorro et toute sa petite-grande équipe universitaire avait prévu un week-end pas comme les autres. Là, j’ai finalement rencontré des Amérindiens qui vivaient sur trois campements différents dans la région. Ces deux jours me sont inoubliables. Une sorte de festival autour des chants sacrés, des anciennes prières, sons festifs et performances intergénérationnelles. La police fédérale a été également conviée, puisque l’usage dans la région oblige qu’une unité policière surveille et, en même temps évite que toute sorte de confrontation puisse avoir lieu. La police était comme elle est toujours, et les policiers n’étaient pas censés accepter ni une assiette à midi, ni une boisson au long du festival. La vie policière est véritablement une frontière forgée; plus fermée qu’ouverte, plus restreignante que rassurante, il y avait là un malaise dans l’air. Un climat bizarroïde. De policiers armés, venus en grosses voitures lorsqu’ils sont rentrés dans les campements, et comme de faussaires, voilà, le symbole de l’ordre et du progrès, comme le veut le drapeau brésilien.
Les Amérindiens étaient intimidés chez eux, dans ce modeste campement qu’ils occupaient en attendant les papiers officiels quant à la reconnaissance (ou pas) au droit à la terre. Plus tard, nous dansions un peu moins timides au milieu du terrain. Toute la journée un même chant revenait sans répit. Ses paroles rentraient comme l’air qu’on respirait tant bien que mal. Cette terre si rouge, si sèche et si froide écrivait dans mon esprit, mais dans une langue éteinte. Puis, les femmes amérindiennes l’ont réveillée. Elles battaient la terre, chacune avec son instrument en bois. Il est une extension du corps indien. Il parle à la Terre. Il compose la rythmique traditionnelle et les vieilles femmes battaient, battaient en évoquant une prière qui chante. Elles avaient une forme de danse, de chant, d’enchantement. Elles étaient trois, puis cinq, puis sept, puis onze femmes et quelque chose comme un secret caché parmi les mots et parmi les sons a fait tourner le temps. Le soleil est venu. Le froid a cédé, enfin. Par un seul et même refrain en langue commune, il y a eu quelque chose d’autre. Hommes, femmes, jeunes, enfants, étudiants, chercheurs, invités et les vieilles femmes nous étions tous en cercle. Il y a eu une grosse et haute poussière rouge qui est devenue comme une fumée autour de tous. Il y a eu visiblement entre nous, la terre et la vie un élan. Tous ceux qui regardaient à distance ont perdu leur masque.
D’un coup nous vivions une forme inattendue de solidarité. Il y a eu à ce moment-là une forme singulière d’altérité et les trois générations grimpaient leur résistance avec une telle dignité, simplicité et beauté. Il y a eu un arrêt du temps. Nous étions un. Les policiers avaient d’autres yeux et ils souriaient. Les pieds bougeaient discrètement ou presque librement. Les corps suivaient dans un cercle bien plus élargi et à ce moment-là cette terre rouge n’appartenait à personne, mais nous appartenions tous à la terre, au chant, à la prière. Nous nous regardions dans les yeux les uns et les autres, comme des humains en reconnaissance d’une espèce perdue ou, peut-être, d’une espèce à peine trouvée. Je n’oublierai jamais... Le lendemain, Graciela Chamorro et moi avions un témoignage qui nous a tellement touchées. Et voici, comme mon premier récit sonore d’aujourd’hui, cette voix qui reste gravée dans ma mémoire. Cette voix grave aux oreilles sensibles. Une louange à la forêt, à la vie des arbresDEBOUT, à la vie des Amérindiens, jadis eux aussi debout. Ce témoignage est aussi une lamentation et une évocation. La voix incarne l’acte de remémoration et de transmission aux générations présentes et celles à venir. Le 1er Temps dans l’Histoire des Peuples Guarani- Kaiowá (Argentine, Paraguay, Brésil, Bolivie), célèbre le grand temps des ancêtres, lorsqu’ils vécurent véritablement libres, et avant eux et avec eux, vécurent aussi libres les arbresDEBOUT, dans le Temps du Ymã Guaré.
Cette langue est elle-même une musique dans son rythme, locution et cadence respiratoire. La voix est un récit. Le récit est un chant et il gouverne par le désarroi vécu par les arbres et par les Kaiowá, lors du 2e Temps imposé: le Sarambi. Un temps du désordre pour la Nature et pour les Hommes, Femmes et Enfants privés de la liberté. La liberté et la terre composent une seule alliance. Ainsi, le Sarambi fut le temps d’un nouvel ordre consigné au nom du nouveau monde des hommes blancs, qui sont arrivé dans cette Amérique du Sud, violemment soumise, transformée et plus ou moins latinisée par la machine coloniale et postcoloniale.

Le premier enregistrement sonore porte aujourd’hui mon hommage à la résilience des AmérindiensDEBOUT, en particulier, les groupes Guarani, Kaiowá, M’bya rencontrés en 2013. Pour la présentation de récit en mots-et-sons je l’ai donc sous-titré: Récit de la forêt, par KoneyMonaTekojuraParakotaye. Une prise sonore de Graciela Chamorro et Katy’taya Catitu Tayassu. Guitare Katy’taya Catitu Tayassu. Mixage et Mastering: Alain Belloc. Lieu du récit: Campement d’Itay des Amérindiens Guarani Kaiowá dans le Mato Grosso du Sud/Brésil, dans le cadre du Ier Festival des Chants Traditionnels, 2013. SVP de respecter ce récit-témoignage. La reproduction sans mon accord préalable est irrespectueuse. Merci. Gratitude.
Cet enregistrement fait partie d’une série bien plus vaste, recueillie par Gabriela Chamorro, depuis environ trois décennies. Elle m’a fait confiance en m’approchant des groupes Kaiowá, Guarani et M’bya qui faisaient partie de son réseau, en 2013. Elle a reconnu mon implication personnelle auprès des cultures et peuples, dont les langues ont déjà disparu, d’autres sont en disparation ou alors, en grandes transformations. En France, j’avais lancé en 2008 un mouvement de solidarité, dont l’initiative a été internationale, envers la création d’un Vivier Audiovisuel auprès des langues éteintes, vivantes et en risque d’extinction. J’ai nommé plus tard cette odyssée: les Voix du Monde même si, en 2015, j’ai compris avoir fait un faux-pas... Les langues disparaissent, comme encore aujourd’hui elles disparaissent, mais cette disparition a pris une vitesse et une ampleur considérables en même temps que tout le monde forestier, amazonien ou pas, perdait son expression, force et langage. Aimer les arbresDEBOUT est sûrement un choix en conscience verte... Aimer toute vie est un chemin irréfutable dans les chemins des Oracles... Aimer tout court est savoir aimer plus loin, et les Voix du Monde ont toujours été une autre manière d’aimer. Dans cette direction, je propose encore un deuxième et troisième récit sonore, Hamamélis et Phoenix, respectivement.
J’ai donc choisi ces deux arbres, afin de restituer un récit des mots et sons quant aux natures et vertus sacrées liées à l’Hamamélis et au Phoenix. Aimer les arbresDEBOUT. Aimer et amener loin un vouloir aimer, selon l’ancien précepte animiste. Peut-être le principe plus archaïque, sans doute le plus profond, mais aussi le plus complexe à tenir pour pouvoir parvenir à l’Oracle des Arbres.
Ces deux récits remémorent les vertus liées à ces deux arbres. L’un lié au monde des eaux et, l’autre aux mouvements terrestres et souterrains. Les deux arbres sont présents parmi les 9 oracles des 9 directions. Dans ma pratique, perception et reconnaissance quant aux manifestations des Oracles des Arbres, jusqu’à présent j’ai pu identifier environ 69 directions, dont 96 oracles. Ils sont articulés entre les plans célestes et terrestres et il est très complexe de comprendre leur langage face à des enjeux environnementaux conséquents et, certains irréparables.
Lorsque les personnes comprendront les relations intrinsèques (et pas toujours visibles) entre les mondes des vivants – les mondes d’en bas, les mondes d’en haut –, ils seront aussi en compréhension de l’ampleur de l’amour en tant qu’une unité, sans dualité, parmi les vivants non humains. Chaque créature a sa place, et dans l’Oracle des Arbres cette vérité établit la base fondamentale pour la configuration du territoire et les niveaux/natures et qualités d’interaction dans ce même territoire.
C’est dans cet esprit que je vous propose d’entendre et si possible avec un casque aux oreilles, et par un volume modéré. Cela va peut-être vous aider à saisir certaines fréquences perçues par notre corps cellulaire. Le récit d’Hamamélis est une évocation de l’immanence des arbresDEBOUT, et il devient un récit lorsque les fréquences, harmoniques, accords, dissonances et différents sons des troncs, feuilles, pluies ont été entendus, puis reliés les uns aux autres dans une partition sonore. D’habitude les sons, dans le langage des arbres, ne sont pas entendus par les humains. Depuis dix ans, j’essaye de les traduire en fréquences audibles en rajoutant les mots et récits appris par et dans l’Oracle des Arbres. L’Hamamélis est considéré comme l’un des arbres sacrés qui communique avec l’élément eau. C’est également un arbre d’une belle valeur médicinale, dont plusieurs potions ont été préparées, depuis ces deux dernières années, et sans aucun profit commercial, par mes soins. Ces préparations font partie de mes observations et explorations sensibles auprès des plantes. Un échange entre la médecine de la plante pour la médecine de mon corps, en tant qu’animiste et chamane. Dans cet enregistrement sonore, il y a des passages qui sont aussi liés aux cycles saisonniers des Hamamélis, puis j’ai rajouté les sons à propos des anciennes célébrations animistes autour de ce grand frèreARBRE et, aussi, la défaite lorsque les arbres assistent à un abattage d’un autre parent d’arbre.

Le deuxième enregistrement est une empreinte sonore, selon mes perceptions, vocalisations et communications auprès des arbres. Récit d’Hamamélis dans l’Oracle des Arbres. Enregistrements et voix : Katy’taya Catitu Tayassu. Mixage et mastering : Alain Belloc. SVP, respecter ce récit. La reproduction sans mon accord est irrespectueuse. Merci. Gratitude.
Je transmets en dessous, un troisième récit lié à la Danse des Arbres ou, plus spécifiquement, à l’Émoi des Arbres. Chaque fois que je trouve de «cœurs aux verts», et heureusement je rencontre de plus en plus de personnes en conscience ouverte, j’essaye de partager mes récits avec les arbres. Je poursuis leurs sons, mouvements et rythmes, et d’une façon plus ou moins organisée, depuis une dizaine d’années. J’ai changé le cours de ma vie et d’une façon assez radicale, lors d’une rencontre fulgurante avec les arbres mourants. Puis, j’ai entendu les arbresDEBOUT. Au fil des années, mes perceptions et observations m’ont amenée aux âmegrammes (ou hologrammes) présents dans les plantes sauvages: arbres natifs et fleurs médicinales dans les champs, les prés, bois, forêts et montagnes. En mai 2018 je suis rentrée à Paris, après mon séjour en Savoie et en Isère, depuis 2017. Là-bas, lorsque j’ai parlé des mimétismes pratiqués par les arbresDEBOUT, j’ai vite compris que j’étais prise pour une étrange créature venue d’ailleurs, mais les cueilleuses des cols et prés ont dansé magnifiquement bien auprès des arbres.
L’Émoi des arbres débute lorsque les semences et tiges sont en grande émergence, et c’est merveilleux de pouvoir le ressentir.
Mon écoute, mes sens et mes perceptions ont été bien transformés, depuis. Ils me permettent d’explorer et de vivre au mieux l’art-de-lier que connaît si bien tout arbreDEBOUT. Bien évidemment, je fasse référence aux arbres qui naissent naturellement parmi les siens, car je ne trouve pas les mêmes repères sensoriels et extrasensoriels, lorsque je suis dans une plantation des « soldats verts ». Je fais référence à tous ces arbres complètement maîtrisés, sinon dressés par des méthodes humaines, dont les semences transgéniques ou d’autres moyens d’hybridation et plantation font que ces arbres, tous très bien alignés ressemblent à un bataillon vert.

Un arbreDEBOUT est un univers à part. Un univers entier. Un monde dans un Monde, depuis des millions d’années d’expérience. Ils sont en constante interaction et survivance, en synergie et communicabilité avec l’énergie solaire, lunaire, quantique et astronomique, sans oublier les influences et constants échanges avec l’eau, l’air, le feu et la terre. Ainsi, mon troisième récit des mots et sons fait référence à l’Émoi des Arbres, en particulier, les mouvements de Phoenix, dont les émotions et sons sont ressentis tantôt par son tronc, tantôt par les branches et feuilles. Il y a dans cette famille d’arbres des mouvements, sons et communications assez distinctes avec la terre, ses chaleurs et ses minéraux. Dans l’Oracle des Arbres, Phoenix est une plante d’une relation extensive entre la Terre et les transformations les plus subtiles au niveau souterrain. D’autres arbres sont aussi dans une étroite frontière, subjective et sensible, avec le monde infra-terrestre. Autrefois, les animistes les plus avérés parlèrent de trous et de tunnels dans la forêt, où il fallait creuser et perpétuer la sauvegarde de l’espèce humaine. Phoenix, appartient au monde des arbres, dont il est sensible aux résonances électromagnétiques, dont les interactions créent une intercommunication inaudible, invisible et imperceptible à l’humain, mais pas pour eux, et pas pour tous les humains.

Dans ce dernier enregistrement les sons sont proposés par un récit entre moi et le Phoenix. Je mets en évidence trois/quatre cycles de vie au long de ses mouvements-et-sons. Récit L’Emoi à Phoenix, perceptions et vocalisations auprès des arbres. Enregistrement et voix: Katy’taya Catitu Tayassu. Mixage et mastering: Alain Belloc. SVP, respecter ce récit. La reproduction sans mon accord préalable est irrespectueuse. Merci. Gratitude.
Même si vous ne comprenez pas tout à fait encore ou aujourd’hui, par ce récit de mots et de sons, combien, vous et moi, nous sommes des arbres à deux jambes et intrinsèquement reliés aux arbresDEBOUT, cela viendra. Qu’une conscience ouverte puisse faire son chemin...

1348
1. Ars antiqua-ars nova

Au printemps 1348, Guillaume a quarante-huit ou quarante-neuf ans. Il est originaire de Machault, une bourgade au sud des Ardennes, vassale de Louis de Maerle, deuxième comte de Flandre, d’Artois, de Rethel et de Nevers, époux de Marguerite de Brabant.De leur union naquit une fille unique qui plus tard, épousa un frère du roi de France, Philippe le Hardi. Bon sang ne saurait mentir ! L’Ardenne est une ancienne terre de France ; c’est une marche du royaume, non loin des comtés du Hainaut et du Luxembourg. La Guerre de cent ans, a commencé depuis dix ans déjà, lorsque débute notre récit. Le village de Machault, dont Guillaume porte le nom, se trouvait alors dans la province ecclésiastique de Reims, à 13 lieues de la métropole royale, soit environ trente-huit kilomètres. Reims était, depuis Clovis, la ville du sacre des rois de France. Elle l’était restée, bien que Paris se fût imposé, depuis Philippe Auguste, comme capitale politique. On y conservait une relique des plus sacrées, la Sainte Ampoule, contenant le saint chrême pour l’onction des rois thaumaturges. La ville était riche. La toile de Reims se vendait en Norvège et même en Russie, à Novgorod, grâce aux marchands du Hainaut et à ceux de la Ligue hanséatique ; on la retrouvait en Italie et jusque sur les bords de la mer Noire. Reims était au croisement des routes commerciales les plus actives d’Europe, au cœur de la Champagne et de ses foires opulentes. Elle était riche et indépendante. Désormais, un Conseil de ville, s’ajoutant aux échevins qui rendaient la justice, dirigeait la cité. La Guerre de cent ans ayant affaibli le pouvoir royal, il convenait d’y suppléer et d’assurer son propre gouvernement. On n’est jamais mieux servi que par soi-même ! En 1348, la galerie des rois de la nouvelle cathédrale est achevée, couronnement, si j’ose dire, d’un siècle de travaux commencés à la fin du règne de Philippe Auguste, pour édifier la troisième des cathédrales qui embellirent cette cité prestigieuse ! La façade occidentale, celle que nous admirons encore aujourd’hui (certes restaurée maintes fois), compte cinquante-six statues royales, hommage au monarque céleste, aux rois bibliques, mais pas seulement : on y voit Clovis !
De l’enfance et de la prime jeunesse de Guillaume de Machault, dans ce pays austère, triste plateau formé de craie, autrefois surnommé la Champagne pouilleuse, qu’irrigue l’Aisne, nous ne connaissons rien, sinon ceci : Guillaume est un roturier. Par l’on ne sait quel truchement, il put se rendre à l’école-cathédrale de Reims pour y suivre une formation de clerc. Probablement avant l’âge de vingt ans, il reçut les ordres mineurs (ostariat, lectorat, exorcistat, acolytat), fonctions liturgiques qui précédaient généralement la réception des ordres majeurs (sous-diaconat, diaconat et sacerdoce), mais ce ne fut pas son cas : Guillaume devint un clerc savant, mais jamais il ne fut ordonné prêtre. Cédric Giraud, dans le Cahier de Recherches Médiévales et Humanistes (n° 18-2009), montre l’importance du réseau des écoles-cathédrales, au centre duquel brillait celle de Reims. Son rayonnement, comme celui de l’école voisine de Laon, s’étendait en France et à l’étranger. De nombreux nobles anglo-normands venaient à Reims étudier sous la conduite de magister, maîtres réputés placés sous l’autorité de l’écolâtre et Guillaume le roturier y fréquenta de brillants esprits et de jeunes aristocrates. Depuis les grandes réformes de la Renaissance carolingienne, à partir du IXe siècle, la formation d’un clerc reposait sur l’apprentissage des sept arts libéraux, que l’on peut voir représentés sur la rose du transept nord de la cathédrale de Laon : « Gramm loquitur, Dia verba docet, Rhet verba colorat, Mus canit, Ar numerat, Geo ponderat, Ast colit astra. » La Grammaire parle, la Dialectique enseigne, la Rhétorique colore les mots, La Musique chante, l'Arithmétique compte, la Géométrie pèse, l'Astronomie s'occupe des astres. Les trois premiers forment le Trivium, les quatre suivants le Quadrivium. Nous ne disserterons point ici sur cette savante question réservée à d’érudits paléographes et ne retiendrons qu’un aphorisme : Mus canit, la musique chante. Car l’on chantait, dans le chœur canonial de la cathédrale de Reims et Guillaume n’était point sourd ! Et que chantait-on ? D’abord et surtout, le plain-chant en latin, seule forme musicale liturgique tolérée par l’Église, depuis la décrétale Docta Sanctorum Patrum du pape Jean XXII, qui n’entendait point d’une bonne oreille les hardiesses musicales de son temps. On lira avec profit sur cette question l’article d’Étienne Anheim, « Une controverse médiévale sur la musique : la décrétale Docta sanctorum de Jean XXII et le débat sur l’ars nova dans les années 1320 » (Revue Mabillon n.s. 11, p. 221-246). La monodie grégorienne ne suffisait plus aux musiciens, ni aux chantres ; ils voulaient du contre-point, de la polyphonie, en un mot un Ars nova qui remplaçât l’ars antiqua ! Qui plus est, les compositeurs ne répugnaient pas à faire quelque infidélité au texte sacré, à lorgner du côté des trouvères et des ménestrels, de l’amour courtois et de la chanson de geste, quitte à mêler subrepticement les formes musicales profanes et religieuses. Intolérable ! En 1323, Jean XXII, le deuxième pape d’Avignon, né à Cahors, fulmine une condamnation sans appel de ces débauches musicales : « Ce n'est pas inutilement que Boèce dit : L'âme corrompue se délecte des modes les plus corrompus, et les entendant souvent, elle s'amollit et se dissout. » Boèce, philosophe vivant au Ve siècle de notre ère est, entre autre, l’auteur d’un traité sur la musique. Il semblerait toutefois, nous apprend Florence Mouchet, dans sa contribution à Jean XXII et le midi, parue dans Les Cahiers de Fangeaux (n° 45, Privat, Toulouse, 2012), que le Souverain pontife en eût davantage contre le motet, forme polyphonique profane toute récente, que contre les fioritures qu’il était devenu courant d’ajouter au chant grégorien pour l’agrémenter. L’ire pontificale n’eut que peu de conséquences. Que l’on en juge ! En 1324, un an seulement après la publication de la décrétale de Jean XXII, Guillaume composait Bone Pastor Guillerme, un motet à trois voix en l’honneur de Guillaume de Trie, nouvellement promu archevêque de Reims : « Bone pastor Guillerme, Pectus quidem inerme, Non est tibi datum. » Guillaume, bon berger, point ne t’a été donnée, poitrine désarmée. Il en existe plusieurs enregistrements. Nous retiendrons celui réalisé par The Hilliard Ensemble (2001) chez Media Music et cet autre, par l’ensemble lyonnais Musica Nova (2002), réédité en 2011 par Ǽon, le n° 18 d’un album contenant l’intégralité des 23 motets.
Guillaume n’avait que vingt-quatre ans lorsqu’il écrivit cette œuvre. Une fois ses études achevées, il devint secrétaire d’un très puissant seigneur, digne des plus belles chansons de geste, le roi Jean 1er de Luxembourg, roi de Bohême, mieux connu sous le surnom de Jean l’Aveugle, en qui l’on reconnaissait, de son vivant déjà, le parangon de la chevalerie, dont Guillaume s’apprêtait à partager la vie aventureuse et raffinée pendant plus de vingt années. Avec lui, il découvrit l’art de la fauconnerie, s’aguerrit auprès de ce seigneur fougueux qu’il accompagna lors de ses expéditions en Italie ou à Prague. Pour ce protecteur remarquable il écrivit Jugement du roi de Bohème, épopée mêlant amour courtois et roman de chevalerie, qu’imita Christine de Pisan dans son poème intitulé le Dit de Poissy. Hélas, le 26 août 1346, lors de la bataille de Crécy, Jean l’Aveugle trouva la mort, mais une mort héroïque : afin de continuer à se battre, n’y voyant goutte, il avait demandé qu’on l’attachât à deux de ses chevaliers, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche !

1348
2. La Peste noire, Dies irae

Pierre de Damouzy était inquiet. Ancien maître régent à la Faculté de médecine de Paris, médecin personnel de Marguerite de France, comtesse de Flandre et mère de Louis de Maerle, deuxième comte de Flandre, d’Artois, de Rethel et de Nevers, suzerain de Machault, il réside à Reims, en sa qualité de chanoine de la cathédrale. Or, Guillaume avait également été nommé au chapitre de Reims, vers 1338 ou 1340, grâce à l’intercession de son ancien protecteur, qui lui procura cette charge lucrative avec l’approbation du pape d’Avignon Benoît XII. Guillaume percevait donc une prébende canoniale, mais il était non résidant (et le resta, probablement jusqu’en 1359), préférant, à celle des chanoines, la compagnie de nobles personnes lettrées et leur goût pour la littérature profane. Après le désastre de Crécy, Guillaume de Machault était entré au service de la fille de Jean l’Aveugle, Bonne de Luxembourg. Il fréquentait la cour de cette princesse de sang royal, société relevée qui lui inspira de nombreux poèmes, rédigés non plus en latin, mais en (ancien) français, la « langue vulgaire » ! Pierre de Damouzy écrivait lui aussi, mais en latin et sans nul projet poétique. Il mettait la dernière main à son Tractatus de epidymia, Traité de l’épidémie (manuscrit latin 11227 de la Bibliothèque nationale). Car, depuis un an, une nouvelle affreuse se transmettait de bouche à oreille. Le voyageur Ibn Battuta, les poètes Boccace et Pétrarque, des médecins italiens ou catalans, Gentile da Foligno, Jacme d’Agramont, avaient sonné l’alarme : la peste se répandait comme une trainée de poudre autour de la Méditerranée. Pestis, le fléau… Transportée par les galères génoises venues de la mer Noire, elle avait débarqué à Constantinople, à Gaza, puis gagné Gènes, Messine, Florence, Pise, Marseille et enfin Avignon : « L’an du Seigneur 1348, en France et presque partout dans le monde, les populations furent frappées par une autre calamité que la guerre et la famine : je veux parler des épidémies. Ledit fléau, à ce que l’on dit, commença chez les mécréants [dans l’empire mongol, en guerre avec les Génois], puis vint en Italie ; traversant les monts, il atteignit Avignon, où il frappa quelques cardinaux et enleva tous leurs domestiques. » (Jean de Venette, Chroniques latines, 1368). Gaucelm de Jean d’Euse d’Ironne, neveu de Jean XXII, cardinal-évêque d’Albano ; Giovanni Colonna, archiprêtre de la basilique Saint-Jean de Latran; Pedro Gomez Barroso, évêque de Carthagène, cardinal-évêque de Sabine, dit le cardinal d’Espagne ; Imbert du Puy, neveu de Jean XXII, cardinal des Douze Apôtres ; Gozzio Battaglia, patriarche de Constantinople, cardinal de Saint-Prixe ; Elie de Nabinal, cardinal de Saint-Vital ; Domenico Serra, maître général de l'Ordre de Marie, tous ces prélats furent entraînés dans une même danse macabre et avec eux onze mille avignonnais. Parmi ces derniers, la peste enleva Laure de Noves, aïeule du marquis de Sade, amour platonique et muse de Pétrarque qui l’avait rencontrée vingt ans plus tôt dans l’église Sainte-Claire d’Avignon, dont il s’était épris alors qu’elle venait de se marier.
Pierre de Damouzy était inquiet. Il n’avait encore jamais vu de ses yeux les épouvantables symptômes de la peste. Il ne les connaissait qu’à travers des témoignages parfois contradictoires. Alors, il préféra user d’un terme plus général, « épidémie » et, plus qu’à la maladie elle-même, c’est à sa transmission qu’il pensait. L’article savant de Danielle Jacquart, « La perception par les contemporains de la peste de 1348 » (Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 2006), nous en apprend beaucoup à ce sujet. Ayant été informé de l’arrivée de la peste en Avignon, où elle avait pris une forme pulmonaire, Pierre de Damouzy s’interrogeait. La propagation du mal serait-elle due au contact avec les malades, lorsqu’amis, médecins et prêtres les visitent ? Leur respiration empoisonnerait-elle l’air environnant ? Pis encore, des personnes en apparence saines pourraient-elles transmettre la maladie ? Avicenne, le grand philosophe et médecin persan, dans un traité médical, raconte l’anecdote légendaire de la pucelle venimeuse : nourrie de poison depuis l’enfance, mithridatisée en somme, elle avait été destinée à séduire puis contaminer des rois ennemis ! Nulle magie noire en cela, nulle intervention divine mais une contagion qu’il faudrait désormais savoir prévenir. Le meilleur rempart contre l’épidémie se révélait être la prophylaxie. À la demande de la Faculté de médecine de Paris, le Tractatus fut adressé au roi de France Philippe VI dès la fin de l’année 1348, alors que la peste silencieusement, venait d’entrer dans Paris. Reims était épargné, mais pour combien de temps ?
Pierre de Damouzy était inquiet, car les descriptions du fléau faisaient froid dans le dos. Voici celle de Boccace, l’auteur du Décaméron, dix récits se déroulant lors d’un « confinement » volontaire de quatorze jours dans une villa proche de Florence, où sévissait la peste : « Chez nous, au début de l’épidémie, et qu’il s’agît des hommes ou des femmes, certaines enflures se produisaient à l’aine ou sous l’aisselle : les unes devenaient grosses comme des pommes ordinaires, d’autres comme un œuf, d’autres un peu plus ou un peu moins. On les appelait vulgairement bubons. Après quoi le symptôme du mal se transforma en taches noires ou livides qui, sur beaucoup, se montraient aux bras, aux cuisses et en tout autre point, tantôt grandes et espacées, tantôt serrées et menues. Quant au traitement de la maladie, il n’était point d’ordonnance médicale ou de remède efficace qui pût amener la guérison ou procurer quelque allègement. Les guérisons étaient rares, et, dans les trois jours qui suivaient l’apparition des symptômes déjà signalés, et plus ou moins vite selon le cas, mais généralement sans fièvre et sans autre trouble apparent, presque tous les gens atteints décédaient. L’intensité de l’épidémie s’accrut du fait que les malades, par leur commerce journalier, contaminaient les individus encore sains. » (Cité dans Johannes Nohl, La mort noire : Chronique de la peste d’après les sources contemporaines, Paris, Payot, 1986, p. 26-27.) Les chroniqueurs témoins des faits, tel le florentin Matteo Villani, nous ont laissé d’effroyables témoignages. Partout, les populations littéralement affolées étaient en proie à la panique. Les uns se livraient à d’ultimes débauches quand d’autres s’adonnaient à la dévotion. Les prêtres, décimés comme les autres, n’étaient plus assez nombreux pour s’acquitter de leurs bons offices et les chrétiens mouraient sans recevoir les derniers sacrements. Il n’y avait plus assez de vivants pour enterrer les morts ; des cadavres abandonnés gisaient dans leur lit, oubliés de tous tandis que d’autres jonchaient les rues, en l’attente d’un fossoyeur. Les plus riches citadins parvenaient à s’enfuir sans se douter que la peste, où qu’ils allassent, les aurait précédés. Sur leur chemin, sans doute croiseraient-ils une procession, verraient-ils des dos lacérés, une foule de flagellants hirsutes invoquer la protection de la Vierge, des prophètes improvisés annoncer la fin des temps, de hâves frères franciscains aux yeux exorbités exhorter, de villages en villages, des paysans à la contrition, des pénitents porter des croix plus lourdes qu’eux-mêmes en chantant à tue-tête la Prose des morts : « Dies irae, dies illa, Solvet saeclum in favilla, Teste David in Sibylla. » Jour de colère ce jour-là, Il réduira le monde en cendres, David et la Sibylle l’attestent. Cette séquence grégorienne, écrite vers la fin du XIIe siècle, tirée en partie du poète Lactance (250-325), était chantée lors de la messe des défunts. Elle décrit l’apocalypse, le jugement dernier au son des trompettes, le tardif repentir des pécheurs, implorant la miséricorde du Seigneur : « Pie Jesus domine, dona eis requiem. » Doux seigneur Jésus, donne-leur le repos éternel. Nul ne l’entend sans frémir. Elle inspira nombre de compositeurs jusqu’à aujourd’hui. Berlioz la fait sonner en une lugubre fanfare dans le cinquième mouvement, Songe d’une nuit de Sabbath, de sa Symphonie fantastique. Carl-Théodore Dreyer (1889-1968) l’a prise pour titre de l’un de ses films, Dies irae (1943). Dans le Septième sceau (Ingmar Bergmann, 1957), Max von Sydow incarne le chevalier Antonius Block, de retour des croisades. Au cours de son périple, il croise une procession de flagellants hagards, ivres d’imprécations, surgissant comme des fantômes parmi les fumées d’encens : à l’arrivée dans un village, au son du Dies irae, l’un d’entre eux est crucifié. Plus tard, Antonius Block jouera sa vie aux échecs avec la Mort, sur un rivage… « A peste fame belloque libera nos Domine. » De la peste, de la faim et de la guerre libère-nous seigneur ! Le Moyen-âge a résonné de cette imploration quotidienne, ajoutée aux litanies des saints, résumé complet des trois causes principales du malheur sur la terre. René Girard l’a bien montré (La violence et le sacré, 1972), dans sa théorie du « Bouc émissaire » : pour ne pas retourner contre elles-mêmes leur propre violence ambivalente et refoulée, les sociétés primitives, mues par un « mécanisme victimaire », doivent trouver un responsable de leurs maux, faute de quoi elles s’autodétruiraient. En général, les boucs émissaires sont choisis parmi les groupes minoritaires, les marginaux, les réprouvés de toutes sortes. En avril 1348, à Toulon, quarante juifs étaient massacrés, accusés d’avoir causé la peste par l’empoisonnement de l’eau des puits. Bientôt, le pogrome s’étendit et contamina tout le Languedoc, atteignit Paris, se répandit en Savoie, en Suisse et en Allemagne, à Nuremberg. Le pape Clément VI s’en émut. Le 26 septembre 1348, il admonestait les évêques en ces termes : « Récemment, une nouvelle infâme est parvenue jusqu’à nous : la peste que Dieu inflige au peuple chrétien pour ses pêchés, voici que des chrétiens la mettent sur le compte des juifs. Poussés par le Diable, ils les accusent d’empoisonnement. Il est vrai que ce crime d’empoisonnement mériterait un châtiment terrible, mais on voit que la peste atteint aussi les juifs. Et puis, comment croire que les juifs ont pu trouver le moyen de déclencher une catastrophe pareille ? Nous vous ordonnons de profiter de la messe pour interdire à votre clergé et à la population – sous peine d’excommunication – de léser les juifs ou de les tuer ; s’ils ont des griefs contre les juifs, qu’ils recourent aux juges compétents. » (Cité par Raymond Darioly, Le Moyen Age, Lausanne, LEP, 1998, p. 386).

1348
3. Le Remède de Fortune
Alors que Pierre de Damouzy s’inquiétait, Guillaume menait grand train. Le roturier des Ardennes fréquentait désormais l’entourage de Bonne de Luxembourg. Fille de Jean l’Aveugle, elle était aussi la sœur aînée du futur empereur du Saint-Empire romain germanique, Charles IV, couronné à Rome le jour de Pâques 1355. À dix-sept ans, elle avait été mariée à Jean de Valois, qui n’avait alors que treize ans. Plus tard, il devint roi de France sous le vocable de Jean II dit le Bon. Par son mariage, elle devenait duchesse de Normandie, comtesse d’Anjou et du Maine, mais ne fut jamais reine de France, car le sort en décida autrement… L’autorité des premiers Valois, branche cadette des Capétiens, fut très tôt mise à mal. Edouard III Plantagenêt, roi d’Angleterre et seigneur d’Irlande, duc d’Aquitaine était aussi le petit-fils de Philippe IV le Bel par sa mère, Isabelle de France, épouse d’Edouard II d’Angleterre. C’est donc à lui, et non à ses cousins Valois, qu’aurait dû revenir la couronne de France. Puisqu’on la lui refusait, il irait la prendre. La guerre de cent ans commençait ! Jean de Valois, lui-même petit neveu de Philippe le Bel, passa donc la première partie de sa vie à guerroyer, en Normandie et en Guyenne. Il remporta des succès, mais le pouvoir de Philippe VI de Valois, le roi son père, était de plus en plus menacé. La bataille de Crécy, où mourut Jean l’Aveugle, lui porta un coup fatal. L’affaiblissement du roi de France allait profiter à ses frères puinés, qui avaient reçu en apanage de prestigieux fiefs ; Anjou, Berry, Orléans, Bourgogne. Quoique vassaux du roi leur frère, ces princes du sang s’accaparèrent petit à petit le bénéfice des impôts royaux. Le faste de leurs cours attira troubadours, poètes, savants, philosophes et musiciens. Bien qu’elles soient plus tardives, les Très riches heures du duc de Berry, commandées en 1411 à des enlumineurs hollandais, nous aident à imaginer la magnificence de ces cours princières ; dans des palais d’un gothique désormais ornemental, évoluent élégamment Dames et Seigneurs vêtus de tuniques de brocart rehaussées de fil d’or, courtisans, ecclésiastiques et serviteurs. Dans ses travaux érudits consacrés à La cour de Bourgogne à Paris, 1363-1422, (Université de Lille-3, 2011), Florence Berland nous montre la place de choix qu’occupaient les musiciens dans cette première « société de cour » (pour citer Norbert Elias). Une mode, en particulier, s’était installée ; celle des chapelles. Tout le monde voulait la sienne ! Peut-être doit-on cet engouement à l’influence de Clément VI (1291-1352), l’un des plus remarquables parmi les pontifes d’Avignon, mécène et protecteur des arts, qui avait créé sa propre chapelle au palais des papes ; la Grande chapelle. Le mot, par métonymie, désigne le lieu et les chœurs qui s’y produisaient. Bien après la fin de notre récit, vers 1365, Guillaume de Machault y fit exécuter sa Messe de Nostre Dame, son chef d’œuvre, l’une des premières messes polyphoniques, apogée de l’Ars nova.
Guillaume servait deux Dames, l’une céleste et l’autre bien terrestre. Pour la princesse qui le protégeait, il voulut donner le meilleur de lui-même. En ces temps troublés, il fallait bien se divertir. Pour rendre hommage à l’esprit autant qu’à la beauté des femmes, des cours d’amour se tenaient dans les palais princiers, sortes de tribunaux où l’on tranchait toutes questions touchant à l’amour. Chacun y allait de ses déclamations poétiques, la grivoiserie n’étant point de mise car seul prévalait le code de l’amour courtois. Dans le Remède de fortune, qu’il composa en 1348, œuvre alternant poèmes et chants, Guillaume de Machault décrit les affres d’un soupirant, que sa timidité empêche d’avouer ses sentiments à celle qu’il aime. Margaret Switten, dans les Cahiers de l’AEIF (1989, p. 101-116), en fait une analyse des plus éclairantes. L’œuvre est en trois parties. Dans la première, l’amoureux transi manque toutes les occasions de se déclarer, dans la dernière, il y parvient enfin. Tout s’est donc joué pendant la partie centrale lorsque, s’étant retiré au parc de Hédin, il rencontre « Espérance ». Il se ressaisit, grâce à cette muse puis adresse à Dieu une prière, afin qu’il lui soit pardonné d’avoir commis le péché de tristesse !
Or le Remède de Fortune n’est point une œuvre sentimentale ou frivole ; c’est un manifeste en faveur du renouveau musical, alors que sévissaient la faim, la guerre et la peste. Les pièces chantées de la première partie sont monodiques, notées en neumes comme l’est le chant grégorien. Les formes musicales utilisées – Virelai, Complainte, Chanson royale – se rapportent à l’art déjà ancien des troubadours et des ménestrels ; les durées sont divisées en trois, hommage à la Trinité sainte. Lors de la partie centrale et pendant toute la troisième partie, le style ancien (ars antiqua), se transmue en art nouveau (ars nova); le chant devient polyphonique, la notation se modernise, les durées sont divisées par deux, ce qu’interdisaient les traités musicaux jusqu’alors, des formes nouvelles apparaissent, telles que Baladelle, Rondelet… Signalons les interprétations qu’en donnent l’Ensemble Project Ars Nova, et celle de Marc Mauillon et Pierre Hamon (Guillaume de Machault Eloquentia, 2008, diapason d’or). Lorsque Guillaume lui dédia l’œuvre, Bonne de Luxembourg n’avait plus que peu de temps devant elle. En 1348, Jean Le Noir, enlumineur de grand renom, commençait la composition d’un psautier aujourd’hui connu sous le nom de Psautier de Bonne de Luxembourg (New-York, The cloisters). Les 150 psaumes de David y sont ornés d’enluminures. L’une d’elles retiendra notre attention. Elle reprend un thème très célèbre alors, celui des Trois vifs et des trois morts. Trois jeunes et fringants chevaliers rencontrent, au détour d’un chemin, trois cadavres qui les veulent entraîner dans une Danse macabre, comme celles que l’on peignait alors dans les églises, afin que tous méditassent sur la vanité du monde et la précarité de toute vie humaine. Memento mori. Souviens-toi que tu es mortel ! Bonne de Luxembourg fut arrachée à la vie en 1349, saisie par la peste qui faisait encore des ravages, même dans les cours princières… Le Remède de Fortune repose sur un pivot qui a pour nom « Espérance ». Il nous enseigne que les temps de peste peuvent annoncer de la nouveauté dans le monde !

Bernard PATARY

 

© L'ÉDUCATION MUSICALE 2020

 

 

SILLONS MUSICAUX
Chapitre II L’ère du 78 tours et chapitre III Le disque sous l’Occupation
Laurent WORMS


Voir le chapitre 1

Chapitre 2
L’ère du 78 tours

« Un âge d’or tourmenté », voilà qui peut définir le moment que traverse la musique enregistrée pendant la première moitié du XXe siècle. Un âge d’or produit par la prospérité aux États-Unis et en Europe, cette dernière ayant traversé une période de paix après la guerre de 1870, jusqu’en 1914. Du presque jamais vu sur le vieux continent.
Remontons le cours de l’histoire : aux États-Unis, la Columbia Phonograph Company commercialise à partir de 1887 aussi bien les inventions de Berliner que celles d’Edison. Elle se développe rapidement en Angleterre avec The Graphophone Company qui devient The Gramophone Company, puis en Allemagne, quand Emil Berliner, de retour dans son pays natal en 1898, fonde la Deutsche Grammophon. L’année suivante vient le tour de la compagnie française. Symbolisant que le son issu d’un gramophone bénéficie de la pureté céleste, le logo de la Gramophone Company est le dessin d’un ange gravant un disque avec une plume d’oie.

Nipper le pinceur
Il avait l’habitude de s’en prendre aux bas de pantalon des visiteurs, d’où son nom, « Nipper » (to nip, pincer). En 1898, le peintre britannique Francis Barraud reproduit ce jack-russel écoutant la voix issue du pavillon d’un gramophone à cylindre. Owen (fondateur 
de la filiale anglaise de la Columbia Phonograph Company) perçoit aussitôt le symbole et l’impact que ce tableau peut avoir comme emblème commercial et fait une offre d’achat à condition que le peintre substitue à la machine à cylindre un gramophone lisant un « disque » plat, l’invention de Berliner. Cette demande exaucée, l’année suivante, ce tableau modifié est acquis pour la somme de 100 livres couvrant le copyright et des droits de reproduction internationaaux exclusifs. En Angleterre, la Gramophone Company devient donc His Master’s Voice (La voix de son maître). Nipper traverse l’Atlantique pour devenir l’emblème de la société mère américaine. On le retrouvera aux quatre coins du monde.
Quand les deux associés, Emile Berliner et Eldridge R. Johnson, se sépareront, ce dernier prendra la garde de Nipper devenu le logo de sa société Victor Talking Machine Company. En 1929, la Radio Corporation of America achète la société, His Master’s Voice devient l’emblème des disques RCA Victor. Le chien se partage donc en deux : aux États-Unis, Canada et Japon, il appartient à RCA Victor, en Europe principalement, il reste chez His Master’s Voice.
Les déboires de Nipper ne s’arrêtent pas là. Avec la Première Guerre mondiale, Berliner perd le contrôle de Deutsche Grammophon, sa branche allemande. La paix revenue, pour reprendre pied dans ce pays, il lance Electrola, en 1925. Avec le cours tourmenté de l’histoire allemande, Electrola ne retrouvera l’usage de Nipper qu’en 1949.
En dépit des aléas, le tableau de Francis Barraud devient le logo le plus célèbre au monde après celui de Coca Cola.

Qu’entend-on ?
Au début, la durée d’une face se limite à 1’30 environ (montant progressivement jusqu’à 6’), une durée pas tellement plus longue que celle d’un cylindre dont le son s’améliore grâce aux recherches de Graham Bell et de Charles Summer Tainter lorsqu’ils lancent la Columbia Graphophone Company.

Qu’enregistre-t-on ?

Avant toute chose, la voix (parole et chant), les grandes stars du cabaret et du caf’conc. En Angleterre, le spécialiste de l’humour cockney, Albert Chevalier, de l’autre côté de la Manche, Félix Mayol puis Maurice Chevalier, deux des chanteurs les plus aimés du public, l’un à la Belle Époque, l’autre dans l’entre-deux guerres. Les grandes voix d’opéra : Dame Nelly Melba, Enrico Caruso, Georges Thill ; des violonistes, tel Ysaÿe.
Pourquoi cette priorité ? Dans l’ère de l’enregistrement acoustique, l’artiste s’exprime face à un pavillon acoustique qui capte et transmet les fréquences au stylet, lequel grave un sillon sur la « matrice ». La voix, le son du violon sont les plus adaptés à cette technologie.
Le répertoire s’élargit avec les progrès techniques. Les pianistes les plus célèbres, Rachmaninov par exemple, y participent.
Dès le début des années 1920, His Master’s Voice enregistre The Virtuoso String Quartet.
Le « disque » se vend alors sur tous les continents. L’Allemagne, unifiée depuis peu, s’en saisit pour affirmer aux yeux du monde qu’elle est LA patrie de la musique classique et en premier lieu symphonique. La parution en 1913 du premier enregistrement de la Cinquième symphonie de Beethoven par l’Orchestre Philharmonique de Berlin, dirigé par Nikisch, prédécesseur de Furtwängler, est un véritable coup de tonnerre. S’enchaînent alors les projets les plus ambitieux, à l’image de la Deuxième symphonie de Mahler (1924) ou de la Symphonie « Alpestre » de Richard Strauss (1925) par Oskar Fried.

La fée électricité
Comment se déroulait un enregistrement au début du siècle passé ?
Le chef d’orchestre Piero Coppola en fait une bonne description dans son livre, Dix-sept ans de musique à Paris, 1922-1939 (1943, réimpr. Slatkine, 1982) :
« En ce temps-là les bureaux (de la Gramophone Company dont il était également le directeur à la demande de Fred Gaisberg) étaient situés boulevard Richard-Lenoir, non loin de 
la Bastille. [...] À côté de mon bureau de direction il y avait la salle d’enregistrement [...].
« La direction de Londres m’avait envoyé le chef des ingénieurs enregistreurs qui bientôt 
se mit à l’œuvre. La salle d’enregistrement était assez grande et se terminait d’un côté, par une paroi derrière laquelle s’abritait, caché par une cloison en bois, l’ingénieur du son ; de sa cage pointait vers la salle un étrange entonnoir qui se doublait par un plus petit quand l’enregistrement nécessitait un soliste avec l’accompagnement d’orchestre. » Or, avec l’enregistrement acoustique, l’orchestre était réduit au minimum !
La grande révolution technologique de 1925, en provenance d’Amérique, va tout métamorphoser : l’enregistrement électrique. Fini le grand entonnoir capteur de son. L’idée est d’amplifier le signal avant de le graver, en utilisant les technologies mises au point pour la radio, afin d’éviter les distorsions des signaux les plus faibles. Les premiers essais se déroulent dans les studios de Camden dans le New Jersey.
Les premiers micros se composent d’une capsule contenant des granulés de charbon, fermée par une membrane souple, le charbon étant maintenu entre deux plaques. Ces micros, assez médiocres, sont des dérivés de ceux utilisés dans les téléphones, avant l’arrivée des micros à condensateur, très proches de la technique utilisée aujourd’hui, comme les fameux Neumann.
Piero Coppola poursuit : « … un jour (1925-1926) je reçus de Londres le premier exemplaire d’un disque arrivant d’Amérique […] la Danse Macabre de Saint-Saëns enregistrée avec le nouveau système par l’Orchestre de Philadelphie sous la direction de Leopold Stokowski. J’étais sidéré : enfin de la vraie musique. On percevait distinctement tous les instruments et on avait l’impression réjouissante d’une grande masse d’instruments à cordes.
« Fini ce grattement de l’aiguille sur l’ébonite qui faisait souvent grincer des dents. […] À Paris, on décida de renoncer à cette petite salle d’enregistrement du troisième étage et on chercha autre chose. […] On finit par se décider pour la Salle Pleyel, rue Rochechouart, au cœur de Paris. Cette salle aujourd’hui disparue, avait une renommée historique, tant de grands artistes d’autrefois y ayant joué et chanté ; on parlait même de Chopin. […]
« Malheureusement on ne put pas trouver dans la même maison les locaux pour la pose des appareils électriques et des accumulateurs. Ceux-ci furent installés dans la salle du troisième étage du boulevard Richard-Lenoir, témoin de mes débuts, et la liaison avec la Salle Pleyel se faisait par un fil direct que 
l’administration parisienne des P.T.T. avait installé entre les deux maisons, ce qui n’était pas encore l’idéal, car l’ingénieur du son, à quelques kilomètres de la salle d’enregistrements ne pouvaient pas nous voir. » Cette révolution technologique (qui s’accompagne de l’amélioration des appareils de reproduction sonore) va donner une nouvelle impulsion aux politiques d’enregistrement, spécialement des œuvres orchestrales et des opéras. À Paris, en 1928, Georges Thill grave de larges extraits de Carmen. La même année est enregistrée au Festival de Bayreuth une quasi-intégrale de Tristan und Isolde de Richard Wagner, suivie, deux ans plus tard, par Tannhäuser ; en 1930, Georges Thill et Ninon Vallin signent un Werther de Jules Massenet. Ces deux stars se retrouvent en studio d’enregistrement pour Louise de Gustave Charpentier en 1935. Le succès est tel que trois ans plus tard, Abel Gance en réalise un film avec Georges Thill, mais dans lequel Ninon Vallin est remplacée par l’actrice et chanteuse Grace Moore, marché américain oblige. Quant à Beniamino Gigli, le ténor italien le plus célèbre depuis Caruso, entre 1934 et 1939, en plus de ses nombreux disques d’airs d’opéras, His Master’s Voice lui fait enregistrer I Pagliacci, La Bohème, Madame Butterfly et le Requiem de Giuseppe Verdi. Charles Gounod n’est pas ignoré : le premier enregistrement de Faust avec César Vezzani, Marcel Journet et Mireille Berthon, est gravé en 1930.

Un marché florissant
Treize millions de disques sont vendus en France au cours des quatorze premières années du XXe siècle. Dans les années vingt, un nouvel enregistrement de la chanteuse Yvonne Printemps peut atteindre les soixante mille exemplaires. Un chiffre énorme si l’on tient compte de la population française de l’époque (39 millions d’habitants environ) et du prix du disque. Le disque est cher, son profit confortable. Mais, si on enregistre autant, c’est principalement pour développer les ventes des gramophones. Déjà à l’époque, le software (enregistrement) sert 
à faire vendre le hardware (matériel de lecture) qui génère un profit encore plus considérable.
Le paradis sur terre n’existant pas, ce marché va traverser diverses péripéties jusqu’au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Déjà en 1922, la Columbia américaine fait faillite, rachetée par sa filiale anglaise qui s’alliera avec His Master’s Voice avant de fusionner en 1931 et de donner naissance a EMI. Le krach boursier de 1929 a d’importantes conséquences sur le marché de la musique enregistrée. En 1929, la Gramophone Company et la Columbia vendent trente millions de disques. Deux ans plus tard, les ventes ont baissé d’un tiers. En Amérique, beaucoup de musiciens s’établissent sur la côte ouest pour bénéficier des emplois de l’industrie du cinéma. Face aux restrictions budgétaires, Coppola démissionne de son poste de directeur de la branche française de His Master’s Voice. C’est la première crise du disque importante. Pas la dernière. Avec la reprise économique progressive, la politique du New Deal, l’arrivée au pouvoir des régimes totalitaires en Italie puis en Allemagne qui utliseront la musique comme outil important de propagande, la musique enregistrée retrouvera petit à petit ses couleurs d’avant 1929.

Sites internet
https://www.google.com/search?client=firefox-b-d&q=the+columbia+gramophone+company
https://en.wikipedia.org/wiki/His_Master%27s_Voice
Livres
Piero Coppola, Dix-sept ans de musique à Paris, 1922-1934, Lausanne, Librairie F. Rouge, 1944.
Brian Southall, The Rise and fall of EMI Records, Omnibus Press, 2012.

Chapitre 3
Le disque sous l’Occupation

Un entretien avec Philippe Morin*, 29 février 2020
Laurent Worms − Comment aborder l’histoire du disque sous l’Occupation ? Philippe Morin − Tout d’abord, il faut revenir sur les années qui ont précédé le 14 juin 1940 − jour de l’entrée des troupes allemandes dans Paris − pour comprendre ce qui se passera sous l’Occupation. EMI est le plus grand éditeur discographique international. Une situation de quasi-monopole. Le monde musical a l’œil rivé sur sa politique artistique. Or elle n’est que le reflet des grandes lignes de la politique internationale anglaise des années trente, après la prise de pouvoir par Hitler, jouant l’apaisement envers l’Allemagne nazie. Dès 1934, les artistes juifs, tels Bronislaw Huberman, Jascha Heifetz, Gregor Piatigorsky ou Wladimir Horowitz, disparaissent progressivement des studios d’enregistrement d’EMI. La plupart émigrent aux États-Unis. Arthur Rubinstein et Arthur Schnabel enregistrent toutefois jusqu’en 1939.
Le pianiste britannique Solomon ne retrouvera le chemin du studio qu’après 1942, tout comme Benno Moïseiwitsch, dans la collection « économique » de HMV (étiquette Plum) et jamais dans la collection internationale (étiquette rouge).
Par contre, on enregistre à tout-va de la musique germanique, de chambre ou symphonique : symphonies de Beethoven ou de Brahms gravées à Vienne sous la baguette de Felix Weingartner et de Bruno Walter qui, toujours en charge de l’Opéra et de la Philharmonie de la capitale autrichienne, est sous contrat avec HMV. Dès 1937, les artistes des pays fascistes entrent au catalogue international de Gramophone (et de Victor aux États-Unis), tels Furtwängler et la Philharmonie de Berlin ou toute la troupe de l’Opéra de Berlin qui enregistre avec Sir Thomas Beecham la première intégrale de La Flûte enchantée de Mozart. Suivront toute la série d’opéras italiens avec en vedette Beniamino Gigli. Enfin, en Allemagne, de larges extraits des Maîtres Chanteurs de Nuremberg par l’Opéra de Dresde et Karl Böhm, seront l’une des fiertés discographiques de l’immédiat avant-guerre. Une confrontation politique va alors s’opérer par musique interposée entre les États-Unis et l’Allemagne. Qui sera le premier à publier l’enregistrement du concerto pour violon de Robert Schumann écrit en 1853, redécouvert en 1937 ? Deux projets vont s’affrontent : en Allemagne, Kulenkampff avec l’orchestre philharmonique de Berlin placé sous la direction de Hans Schmidt-Isserstedt (Telefunken, l’éditeur discographique allemand indépendant soutenu par le IIIe Reich) ; aux États-Unis, Menuhin avec le New York Philharmonic dirigé par Barbirolli (HMV). Le premier sortira en 1937, le second l’année suivante.

Quelle est la situation de l’édition discographique en France à cette époque ?
Une société tient le marché, Pathé Marconi. La société française Pathé, l’une des pionnières dans la musique enregistrée est rachetée en 1928 par la Columbia britannique, laquelle s’unit à Gramophone, elle aussi britannique, pour former EMI. En décembre 1936, EMI fonde une entité nommée « Les Industries Musicales et Électriques Pathé-Marconi, Compagnie Générale des Machines Parlantes Pathé frères et Compagnie Française du Gramophone réunies ». L’appellation Industries Musicales et Électriques est la francisation de celle de la maison mère britannique, Electric and Musical Industries.
Le nom de Pathé-Marconi, choisi en l’honneur d’Émile Pathé (1860-1937), leader du disque phonographique et de la machine parlante depuis la fin du XIXe siècle, et de Guglielmo Marconi (1874-1937), Prix Nobel de Physique en 1909, incarne la découverte de la radio. Émile Pathé est président d’honneur du conseil d’administration de la société jusqu’à sa mort le 3 avril 1937, soit quatre mois après la création de l’entreprise.
Pathé-Marconi possède les quatre marques qui règnent sur le marché du disque en France : Gramophone/His Master’s Voice, Columbia, Pathé et Swing. C’est un fleuron de l’économie française avec son usine ultra-moderne de Chatou. En plus de sa propre production, l’usine presse également les disques Odéon, Lumen, La Boîte à Musique, L’Anthologie Sonore et L’Oiseau Lyre. Autre activité : la fabrication de disques pour des éditions au Liban, au Vatican ou en Suisse par exemple. Le but, dès 1928, est d’être la plus importante usine de l’époque.
À partir de 1935, Jean Bérard, militant d’Action Française, prend les rênes de l’entreprise (son règne s’achèvera en 1944, à la Libération) et, dès 1940, l’engage dans la collaboration, au grand plaisir de l’occupant allemand qui trouve une oreille attentive et bienveillante à ses demandes. En 1941, Bérard déclare : « Le disque est bien le meilleur agent, non seulement de propagande, mais d’exportation de la production nationale de notre musique à l’étranger. Il est le trait d’union reliant la production musicale étrangère à la nôtre comme un avant-coureur de la production européenne » (Musique et Radio, no 368, mai 1941). C’est la première rupture avec le centre décision qui est à Londres. Bérard n’est plus que le patron de Pathé-Marconi. Et c’est tout le monde musical français qui va devenir autarcique. Il n’y a plus d’importation de Hayes (quelques disques allemands en 1942 seront publiés sous étiquette française). 
Il est plausible de penser qu’en 1940-1941, Bérard espérait pour le disque français et Pathé-Marconi une place plus qu’honorable dans l’Europe nazie.

Quelles ont été les demandes des nazis?
Montrer la supériorité de la musique allemande et germaniser la culture musicale française par les Français eux-mêmes. La musique classique est la pierre angulaire de cette propagande. Ce qui se traduit sur le plan discographique par des enregistrements d’œuvres préalablement gravées par des artistes juifs. En 1941, à l’occasion des 150 ans de la mort de Mozart, événement phare pour la propagande culturelle nazi, Gramophone enregistre son cinquième concerto pour violon avec Jacques Thibaud et Charles Münch à la tête de la Société des Concerts du Conservatoire afin de faire face à celle de Jascha Heifetz chez le même éditeur. Autre exemple, le concerto pour violon de Beethoven dont une version avec Henry Merckel, l’Orchestre Lamoureux dirigé par Eugène Bigot était censée remplacer celles de Kreisler/Barbirolli et Szigetti/Bruno Walter. Ou le concerto pour violoncelle de Schumann gravé par André Navarra pour doubler les disques de Gregor Piatigorsky. Pathé-Marconi veut officiellement et progressivement déjudaïser son catalogue. En fait il ne le sera pas. Hormis les disques de compositeurs juifs, Mendelssohn, Wieniawski et Bloch, tous les disques de Yehudi Menuhin, Bruno Walter ou Fritz Kreisler seront fabriqués et distribués jusqu’en 1944, le critère de la pérennité de ces disques étant qu’ils s’en tiennent à la musique germanique.
C’est un premier paradoxe. Parallèlement à ces nouveaux enregistrements réalisés à la demande de l’occupant, Pathé continue de vendre la musique allemande d’avant-guerre jouée par des artistes juifs. En étudiant les fiches de ventes dans les archives de l’usine de Chatou, je me suis aperçu que 480 exemplaires du concerto pour violon de Schumann ont été vendus entre octobre 1940 et l’été 1943, contre 310 exemplaires de mai 1938 à juin 1940. Un exemple parmi tant d’autres.

Deuxième paradoxe apparent, pendant cette période, les enregistrements de musique française surpassent en nombre les compositeurs germaniques. Avant guerre, mis à part la ligne d’enregistrements de musique française réalisés à la demande de Fred Gaisberg par Piero Coppola jusqu’en 1935, les compositeurs français étaient les parents pauvres de l’édition phonographique, les deux compositeurs les plus mis en valeur étant Ravel et Debussy. Ce dernier, surnommé Claude de France, sera le compositeur roi de cette période. Le Quatuor par le quatuor Bouillon, des pièces pour piano par Jean Doyen, La Mer par Charles Münch, Iberia par Gaston Poulet vont enrichir sa discographie pourtant déjà bien fournie.
Le projet central sera le premier enregistrement mondial de Pelléas et Mélisande. Sa distribution regroupe la crème des artistes de l’Opéra de Paris et de l’Opéra-Comique : Jacques Jansen (Pelléas), Irène Joachim (Mélisande), Henri-Bertrand Etcheverry (Golaud), Germaine Cernay (Geneviève), Paul Cabanel (Arkel) Leila ben Sedira (Yniold). Roger Désormière dirige un orchestre de haut niveau avec, par exemple, Pierre Jamet à la harpe. Les séances ont lieu en 1941 : un mois au printemps, quinze jours à l’automne et une semaine en novembre. Cette initiative pulvérise tous les budgets d’enregistrement préalables. La publication a lieu en décembre de 1941. Le coffret de vingt 78 t/mn est vendu au prix de détail qui est l’équivalent actuel de 1 200 €.
Cette version de Pelléas et Mélisande est peut être l’unique enregistrement d’opéra qui n’ait jamais quitté le catalogue discographique français. Après les éditions en 78 t, puis en microsillon, il est de nos jours disponible en compact disc ou streaming. Du jamais vu.
De son côté, Jean Bérard exulte. Dans son optique collaborationniste, un tel projet n’a pu se réaliser que grâce à la « présence » allemande.
Ravel a, lui aussi, été bien réenregistré. Son Quatuor, déjà disponible par le quatuor Calvet, est réenregistré par le quatuor Bouillon, l’Introduction et Allegro par le quintette de Pierre Jamet, des pièces pour piano par Lucette Descave-Truc. Münch grave la Pavane pour une infante défunte, la valse et le concerto pour la main gauche avec Jacques Février, le Boléro et l’orchestration des Tableaux d’une exposition de Moussorgski sont réalisés sous la direction du jeune Jean Giardino et Tzigane par Jean Fournier et Jean Fournet à Radio-Paris.

L’œil de Goebbels à Paris
Ancien combattant de le guerre de 14, compositeur, organiste et chef de chœur, Fritz Werner adhère au NSDAP, parti nazi, le 1er mai 1933, quelques mois après la prise de pouvoir de Hitler. Il a trente-cinq ans.
À la déclaration de guerre, il est en poste à Postdam et incorpore la Wehrmacht. En août 1941, il rejoint le haut commandement à Fontainebleau, nommé Sondenführer au sein de la Propaganda Abteilung, émanation de la Section pays étranger du ministère de l’Information et de la Culture de Goebbels. Placé, dans un premier temps, sous commandement militaire, cet organisme dépendra à partir de juillet 1942 de l’Ambassade d’Allemagne, sous le contrôle direct d’Otto Abetz. Fritz Werner est en charge de la censure de la vie musicale : concerts, spectacles musicaux, éditions et enregistrements discographiques. À Paris, sous l’Occupation, certaines de ses propres œuvres seront données en concert, diffusées par Radio-Paris, enregistrées et éditées, comme son Quatuor publié par les éditions Costallat en 1943. Il enregistre son œuvre Thème et 10 variations sur une mélodie bretonne avec l’orchestre de la Société des concerts du Conservatoire qu’il dirige en personne (disques Gramophone : DA 4949/4950).
Arrêté à la Libération, prisonnier en Amérique pendant un an, il revient dans son pays natal et s’installe comme chef de chœur à Heilbronn.
En 1953, Philippe Loury, qui a épousé la petite-fille de Georges Costallat, lance les disques Erato. En constituant son équipe d’interprètes, il fait appel à Fritz Werner, ami de la famille, pour réaliser dès 1957 de nombreux enregistrements d’œuvres chorales de Bach (Messe en si, les deux Passions, motets, une vingtaines de cantates).

Est-ce en remerciement pour services rendus à la culture et la musique française que le ministère de la Culture fait, en 1974, Fritz Werner chevalier des Arts et des Lettres ?

Pour en savoir plus
Livres :
Alan Riding, Et la fête continue. La vie culturelle à Paris sous l’Occupation, trad. G. Meudal, Paris, Plon, 2012.
Sous la direction de Myriam Chimènes, La Vie musicale sous Vichy, Paris, Éditions Complexe, 2001.
Yannick Simon, Composer sous Vichy, Paris, Éditions Symétrie, 2009.

Sites Internet :
https://www.yvelines-infos.fr/les-freres-pathe-a-chatou-capitale-du-phonographe/
http://www.delabelleepoqueauxanneesfolles.com/Pathe6.htm

Roger Désormière, qui enregistre beaucoup pendant cette période, n’était-il pas connu pour être proche du Parti communiste ?
Tout à fait. Avant guerre, il joue un rôle important lors du Front populaire. Il dirige la première audition en France de la cinquième symphonie de Chostakovich, en 1938. Sous l’Occupation, il est membre du mouvement de résistance « Front national des musiciens », antenne « catégorielle » du Front national de la résistance aux côtés de musiciens comme Charles Münch (qui cache les pilotes alliés tombés en France), Manuel Rosenthal (qui survit dans la clandestinité), Paul Paray (qui s’exile à Monaco), Irène Joachim ou Claude Delvincourt (qui protège les étudiants du Conservatoire de Paris du Service du travail obligatoire, le STO).
Depuis 1934, lors de l’inauguration de l’Orchestre de la Société Philharmonique de Paris, Roger Désormière s’est lié d’amitié avec Alfred Cortot, devenu chantre de la collaboration, « honoré » de la francisque. Lorsque Cortot, après trois ans d’absence, revient jouer à l’Opéra de Paris le 7 novembre 1941, c’est avec cet orchestre de la Société Philharmonique qu’il joue quatre œuvres concertantes sous la direction de Désormière ! Encore un paradoxe de cette époque trouble.

Comment Pathé-Marconi a-t-il pu investir une telle somme en pleine Occupation?
À cette époque les ventes explosent. Un troisième paradoxe. L’armée d’occupation est forte de trois cent mille soldats et gradés avec un taux de change excessivement favorable pour eux : 20 francs pour 1 deutschemark, contre 11 francs au cour officiel. L’occupant consomme énormément et le prix des disques augmente considérablement en l’hiver 1941, le 30 cm passant de 40 à 47,50 francs !

Debussy et Ravel furent-ils les uniques bénéficiaires de cette période ?
Berlioz ne demeure pas en reste. Avec le Grand Orchestre de Radio-Paris, la station de la propagande nazie basée sur les Champs-Élysées, Jean Fournet réalise en 1942 le premier enregistrement de La Damnation de Faust et, l’année suivante, celui du Requiem. En 1943, après les festivités autour du centenaire de la naissance d’Emmanuel Chabrier en 1941, Roger Désormière enregistre des extraits de L’Étoile ainsi que ceux de Ginevra, un opéra-comique de Marcel Delannoy très heureusement reçu par le tout-Paris en juillet 1942. Mais pas de nouvel enregistrement de Carmen ou du Faust de Gounod déjà bien servis au disque avec des distributions exceptionnelles. L’infatigable Alfred Cortot, outre ses concerts de direction d’orchestre ou ses récitals, enregistre à nouveau, de novembre 1942 à septembre 1943, tout son répertoire Chopin en 43 disques dont 16 sont effectivement publiés (Valses, Préludes et Études).

Et la musique contemporaine ?
La musique est une affaire d’État. Époque bénie et unique que cette époque pour la musique contemporaine. Le milieu musical est particulièrement gratifié. Jusqu’en avril 1944, plus d’une centaine d’enregistrements sont ainsi réalisés, certains sont publiés commercialement sous les marques Gramophone, Columbia, Pathé et Florilège. D’autres, une quarantaine, hors commerce, sont diffusés gratuitement par le Secrétariat général des Beaux-Arts et l’Association française d’action artistique. Chaque disque étant dédié à un compositeur, évidemment racialement correct avec la législation de l’époque. Parmi les heureux bénéficiaires citons Marcel Landowski, Jean Françaix, Florent Schmitt, Olivier Messiaen, Maurice Duruflé, Jean Hubeau, Maurice Jaubert, Tony Aubin, Maurice Thiriet, Max d’Ollone, Claude Delvincourt, Yves Nat, Henry Barraud, Marcel Delannoy, Jean Rivier, Marcel Dupré, Henri Sauguet...
Arthur Honegger est le plus enregistré. À l’été de 1942, une semaine de concerts lui est consacrée à l’occasion de son cinquantième anniversaire. Sa Deuxième symphonie y est créée puis enregistrée par Charles Münch qui avait déjà gravé en 1941 La Danse des morts. Son oratorio Jeanne au bûcher avec Marthe Dugard (Jeanne), Raymond Gérôme (Frère Dominique) et Frédéric Anspach (Porcus) est capté à Bruxelles en 1943. Enfin, son concerto pour violoncelle est publié par Maurice Maréchal et lui-même qui dirige avec la Société des concerts du Conservatoire. Deux jeunes compositeurs bénéficieront d’une promotion par le disque commercial : Jean Hubeau, dont le concerto pour violon et orchestre est gravé par Henry Merckel et André Lavagne avec son « Concerto romantique » gravé par le premier violoncelliste du Grand Orchestre de Radio-Paris, Paul Tortelier. Autre concerto contemporain largement entendu avant guerre sous les doigts de Clara Haskil, celui pour piano et orchestre d’Henri Sauguet est gravé par Arnaud de Gontaut-Biron et Roger Désormière.
Werner Egk, le compositeur préféré de Hitler vit à Paris. En juillet 1942, Serge Lifar créeà l’Opéra de Paris son ballet Joan von Zarissa (composé en 1940), des extraits sont enregistrés sous la direction du compositeur. C’est le premier disque réalisé en France par un compositeur allemand.

Et après l’entrée en guerre des Américains et Stalingrad ?
Un tournant s’effectue après ces deux événements. L’occupation se durcit. Tout est focalisé pour soutenir l’effort de guerre de l’Allemagne. La pression économique se fait de plus en plus grande.
En 1943-944, on n’enregistre quasiment plus de musique symphonique, si ce n’est essentiellement des œuvres germaniques tels le Quatrième concerto pour piano de Beethoven, le double Concerto pour violon et violoncelle de Brahms, Don Juan, Till, Burlesque de Richard Strauss, également le Concerto pour violoncelle de Dvorak. Les artistes concernés sont jeunes, comme André Cluytens, Jean Fournet, Jean Giardino, Monique de La Bruchollerie, les frères Jean et Pierre Fournier. Quelques doyens vont encore faire des disques telle Marguerite Long qui, en 1941, avait enregistré la Rapsodie portugaise d’Ernesto Halffter, grave en juin 1944, probablement clandestinement, le Cinquième concerto pour piano de Beethoven sous la baguette de Charles Münch, disques publiés dès la Libération. À cette époque, l’industrie du disque est presque arrêtée. La moitié de tous ces enregistrements sont restés dans les cartons de Pathé-Marconi, jamais publiés ou parfois, dans l’après-guerre, comme le Concerto pour piano et vents de Stravinski par son fils Soulima avec l’orchestre Oubradous, ou Les Trois Complaintes du soldat d’André Jolivet avec Pierre Bernac.
Curieuse époque que 1943. Alors que la pénurie de matière est évidente, des disques supprimés sont à nouveau disponibles : ceux de Prokofiev pianiste, enregistrés en 1935, publiés avec une petite vente en 1937, épuisés depuis, réapparaissent ! Mais ils ne seront pas réédités à la Libération. Sont à nouveau disponibles les disques brahmsiens de Doda Conrad et Eric Ithor-Kahn, artistes tous deux juifs et aux Etats-Unis ! L’éditeur semble préparer l’après-guerre.

De nouveaux éditeurs ont-ils vu le jour sous l’Occupation ?
Au printemps de 1941, Henri Screpel lance les Les Discophiles français. Ces disques en albums de luxe présenteront au public des œuvres de Rameau, Couperin, Mozart, sous la direction de Maurice Hewitt. Les frères Pasquier feront aussi quelques disques Bach-Mozart. Des cantates de Bach sous la direction de Charles Münch seront enregistrées en 1943, mais jamais publiées.
Fin 1943, Maurice Hewitt est déporté au camp de Buchenwald. Après la guerre, le label sera partagé entre les gravures de musique chorale sous la direction de Marcel Couraud et les célèbres disques de Marcelle Meyer avant d’y intégrer Yves Nat en 1950. En 1950-1951 Maurice Hewitt fera toute une série exceptionnelle d’enregistrements symphoniques.

Quelle conclusion ?
Sous l’Occupation, avec l’engagement rapide dans la collaboration et son épuration raciale, spécialement à l’initiative de Jean Bérard, Alfred Cortot et Max d’Ollone, le disque s’est bien porté, et même très bien.

* Ancien producteur d’émission sur France Musique, Philippe Morin qui a été également responsable d’éditions discographiques d’enregistrements historiques, est aujourd’hui considéré comme l’un des meilleurs spécialiste de l’histoire de l’enregistrement, spécialement pendant la seconde guerre mondiale.

Laurent WORMS

 

© L'ÉDUCATION MUSICALE 2020

 

 

Ysaÿe’s Secret Sonata: Violinist Philippe Graffin Tells Story of Newly Discovered Masterpiece by the Belgian Composer


Philippe Graffin's documentary: Ysaÿe's Secret Sonata
Hidden in a Sketchbook
Most violinists recognize Eugène Ysaÿe as a legendary figure. His influence on modern violin playing, beloved compositions, and musical institutions lasts to this day. Works such as Debussy’s string quartet, Chausson’s Concert and Poème, and Franck’s Violin Sonata are among the soulful music defined by the largeness of Ysaÿe’s character. In Ysaÿe’s Solo Violin Sonatas, unmistakably modeled after the six unaccompanied violin works by Bach, musicians will find a deeper story of intrigue and human connection. These pieces hearken back to the end of the older Romantic traditions, when music aimed to capture traces of a spirit. Each of Ysaÿe’s six solo violin sonatas are dedicated to a specific violinist. The character of each work imbues both the playing style and personality of that particular artist.

The source of these sonatas is a sketchbook in which Ysaÿe detailed plans for musical projects. These include concert programs, collaborators, and compositional drafts. The Opus 27 sonatas are included, with each dedicated to an exemplary violinist of the upcoming generation, some of whom were his pupils. All six works were drafted from 1923 to 1924 in Knokke, a resort on the north-east Belgian coast. The sketchbook was discovered amongst the collection of papers and items that belonged to the British violinist Philip Newman who, before his death, gifted them to his friend, the Belgian violinist Josette Lavergne. Lavergne later donated the entire collection to the library of the Koninklijke Conservatorium Brussels. This mysterious sketchbook appeared undisturbed.

While holographs were ultimately made for publications–those for the second and third sonatas belong to the Juilliard Manuscript Collection in New York–this sketchbook is a significant preliminary source containing drafts and corrections for the entire opus. Inside the ornate cover, Ysaÿe scrawls “Six Sonatas” with a list of names hidden beneath furious scribbles. Just below, he re-lists each work, titled with tonality and corresponding dedicatee. Compared to modern publications, the second and fourth sonatas were originally switched. A list of other dedications to cellists and violists are written in the margins, including the names Casals and Tertis.

In 2018, nearly a century after the conception of the Opus 27 sonatas, the French violinist Philippe Graffin examined the sketchbook, stumbling upon a nearly complete seventh sonata for solo violin. These pages titled “6ème Sonate” include a work in C major that bears no resemblance to the E major Sonata known today as the Sixth. The initial pages are drafts depicting a messy compositional process. Excerpts are jotted all over the pages accompanied with nearly indecipherable notes in the margins. An interesting labeling system of syllabically divided composer names organizes these disjointed excerpts. The end of one, labeled “Bee-,” connects to another down the page, labeled “-thoven.” “Mo-” connects to “-zart,” “Schu-” to “-bert,” and so on. Some passages are paralleled with scaffolds of notes outlining a harmonic progression. Some sketches calculate finger positions for technical execution. A few measures are “looped” in with pencil for insertion. The transparency of the draft is stunning. One sees the inner artistry of the master behind the pencil.

Additional pages show that the compositional process for this original sixth sonata was advanced. Following sketches of a viola sonata and the Poème Nocturne, the full three-movement C major work reappears in cleaner script as if carefully printed for an engraver or copyist. The title dedicates the work to the Spanish violinist Manuel Quiroga. Few editorial corrections are labeled in purple ink. “This is a big discovery for violinists,” says Graffin. “When you find something that is unknown in manuscript form, it is usually not in good shape or form, but this is rare–it is very good. It has one of the best slow movements [Ysaÿe] ever wrote. Clearly written, [it] starts with a beautiful long melody–it is also very enjoyable to play. It is very strange to me why [the sonata] was not finished.”

The finale movement trails off after the first staff of its second page. According to Graffin, the material bridges back to the first theme. With the subsequent pages empty, the question of how the E major sonata replaced the C major as the Sixth Sonata is intriguing. The E major sonata, drafted in the same sketchbook, was completed on 10 May 1924.

Quiroga’s Spirit in the Music
As performers increasingly rely on the editorial work of specialists, the direct examination of source materials, such as manuscripts and draft sources in sketchbooks, is not as necessary or common today. While each artist has their personal musical process, the vast amount of music one prepares often prohibits this type of in-depth exploration. According to Graffin, one can therefore be easily deceived by the type of source. “Because it is a sketchbook, people think these are sketches being put together. This is not. It is a very clear first draft. There are sketches for other works all around it. It’s a mess. You have an idea here or there of what things are going to be combined–but for this work, this is not a puzzle.” The actual puzzle is piecing the narrative together: how did this original sonata fit into the entire concept of the Opus 27? What was the context for its original conception? How is this discovery pertinent to the performers of these visionary sonatas?

Graffin’s new documentary titled Ysaÿe’s Secret Sonata focuses precisely on these subjects. The film details the discovery of the unknown C major sonata, building an understanding of Ysaÿe’s musical legacy from his compositions. The greater part of the film spotlights Knokke, also called Le Zoute in French, as an important center for Ysaÿe and his violin students. Archival interviews with Nathan Milstein and Maurice Solway illustrate the vibrant musical atmosphere at Ysaÿe’s residence, full of stories about violin lessons and chamber music parties with the maestro and the Queen of Belgium. Josef Gingold, with whom Graffin studied in America, pointed out a direct relation between the solo violin sonatas and his personal memories of Knokke during lessons.

While the other sonata dedicatees like Jacques Thibaud, Joseph Szigeti, and Fritz Kreisler are widely known today, Manuel Quiroga remains the most obscure. The film follows Graffin on a journey to Pontevedra, Quiroga’s hometown on the Iberian Peninsula. In conversation with Quiroga’s great niece, Milagros Bará, the film dives into Ysaÿe’s concept of capturing a dedicatee’s personality and playing style. With the discovery of the unknown sonata, Quiroga is the only one portrayed with two works. “Ysaÿe had probably perceived in [Quiroga] two very different personalities,” notes Graffin. “One, very proud, very virtuosic, very brilliant, more jovial, loved by everyone. And another, more sombre and probably more profound. It is the latter this [unknown] Sonata resembles.”

Manuel Quiroga was regarded as the spiritual heir of Pablo Sarasate. His concertizing career effectively ended when a traffic accident in New York caused an irrecoverable arm injury in 1937. Quiroga’s talents as a visual artist sustained him; he made a series of caricature portraits of fellow musician friends in the 1940s. He was also a composer, although he could not continue with the onset of Parkinson’s disease. The film records Graffin bringing a copy of the original sixth sonata to a city square where a statue of Quiroga stands, playing the violin for friends seated around him. In Pontevedra where he died, Quiroga is remembered as a violinist. The sonata, analogous to a message in a bottle, holds traces of someone whom Ysaÿe considered very important to the musical world. While Quiroga did create a caricature of Ysaÿe, Ysaÿe’s musical portrait of Quiroga lives on as a performative experience. This documentary is a powerful and poignant tribute to Ysaÿe’s legacy. As performer, composer, mentor, and friend, he is still known as one of the greatest violinists who ever lived.

A Story from the Past to Publication
Ysaÿe belonged to one of the last, wonderful generations of performer-composers. Although the Opus 27 sonatas are widely known by violinists, many of his works are still under extensive research and being introduced into the musical literature. The original sixth sonata, edited by Graffin, has been completed for forthcoming publication by Schott. Graffin completed the unfinished finale movement using fragments of discarded material from the first movement. He asserts, “the idea was not to finish the end as my own, nobody wants that. It was important having as much Ysaÿe as possible without changing what he had written.”

The anticipated edition will include additional markings. As the other six sonatas are marked with symbols regarding bow usage, the C major sonata will be annotated by Graffin in the same style. “These [annotations] should be treated as expressive markings,” he explains. “The markings are quite specific–like, the use of a lot of bow on certain notes. I think it’s to make sure those particular notes are important for harmony. Normally, you feel these notes are very important but missing on the violin, like a pedal.” Graffin expects the seventh sonata to quickly become an important part of the violin repertoire.

A full recording of the sonata is already released on the 2019 album Fiddler’s Blues by Avie Records, featuring Graffin with pianist Claire Désert.

The documentary film, Ysaÿe’s Secret Sonata, can be watched on YouTube.

Fiddler’s Blues can be heard on Amazon, iTunes, and Spotify.

The seventh sonata will be published by Schott as Sonate posthume pour violon seul, Op. 27bis.