Jeudi dernier, l'équipe de l'Éducation Musicale a annoncé un projet inédit : entrer dans les coulisses du premier enregistrement d'un jeune pianiste, Théo Degardin, grâce à des chroniques bimensuelles. Nous commençons cette série par un entretien exclusif avec notre artiste, agrémenté en vidéo de son interprétation majestueuse de la transcription par Serguei Rachmaninov de la Partita pour violon en Mi majeur de J.-S. Bach :
L'Éducation Musicale : Bonjour, qui êtes-vous ?
Théo Degardin : Bonjour, je suis Théo Degardin, j’ai 26 ans, je suis pianiste, et plus simplement, musicien.
L'E.M : Quels sont vos premiers souvenirs liés à la musique ?
Théo Degardin : Je ne saurais faire un tri là-dedans, mes parents étant des musiciens... Il y a eu les gammes en sixtes de ma mère et les sons filés de mon père (le bougre, à sept heures du matin... c’est sans doute le réveil le plus efficace de tous les temps), puis les concerts où je ne bougeais plus en raison de leur dimension magique, puis la vue de mes parents transformés par leurs beaux habits de scène. Je crois aussi que mon père avait pour habitude de me mettre quelques vinyles pour m’endormir. Je me faisais ainsi des films d’aventure sur des concertos de Vivaldi, des chants de Noël. Même si les pièces se répétaient chaque soir, il y avait toujours quelque chose qui paraissait nouveau et qui m'amusait.
L'E.M. : Qu'est-ce qui vous a destiné au piano ?
Théo Degardin : Je crois que le destin s’est amusé à me faire patienter avant de me montrer clairement ce qu’il voulait... ce qui est une bonne chose, car la patience est fondamentale pour supporter le constant apprentissage que requiert le métier de pianiste. Disons qu’il y a eu, très tôt, un premier détour par le violon (je me levais pour prendre la boite et dormir avec !), et il avait été décidé que mon premier frère, Paul-Ulysse, serait pianiste. Aujourd'hui, nous sommes deux.
Si mes débuts ont été initiés très simplement par ma mère (« Théo, tu feras du piano »), ce n’est que bien plus tard - après avoir arrêté, hésité, commencé d’autres choses - que je suis revenu à cette évidence : je ferais du piano. En se mêlant à ce que la vie m'a donné (une curiosité et un sens de l’humour insatiables, une sensibilité au drame humain, une somme d’expériences très variées pour quelqu’un de mon âge !), cette évidence hante maintenant joyeusement mes jours et mes nuits.
L'E.M. : Quels sont les pianistes qui vous inspirent et pourquoi ?
Théo Degardin : (rires) Le triptyque Vladimir Horowitz, Serguei Rachmaninov, Shura Cherkassky. Je vous vois venir, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : le monde est actuellement peuplé de pianistes merveilleux. Mais ces trois pianistes m’attirent, de par leur identité sonore mais aussi par leur démarche, leurs efforts, leur travail, leur volonté, ainsi que leurs peurs, leur insécurité et leurs difficultés. Tout cela les rend plus humains, plus proches de nous. Il est difficile de résumer en quelques lignes l’amour et l’admiration qui me lient à eux.
Vladimir Horowitz, qui pourtant est peut-être la personne qui a le plus incarné le pianisme du XXe siècle, n’a pas été épargné par les difficultés (exil, critiques constantes, dépression, tournées infernales, arrêt de carrière). Ce qui est, entre autres, remarquable chez lui, c’est son dévouement constant à son travail, son soin pour chaque note, ainsi que son respect profond pour le public, une chose que l'on oublie parfois aujourd'hui. Ses programmes sont variés, intenses mais point trop longs, et il partage souvent sa joie enfantine de pouvoir jouer merveilleusement du piano avec son public dans des pièces finales terrifiantes.
Sergueï Rachmaninov incarne pour moi les limites de la perfection dans sa forme la plus vivante : une pudeur incroyable, un souci du détail, et une course en avant, le tout avec une précision diabolique. Il ne sacrifie jamais sur l'autel de la perfection ses qualités sonores et musicales. Lorsqu'on commence à lire sur sa vie (connaissez-vous la biographie de Serguei Bertensson, A Lifetime in music ?), on ne peut que se remplir d’affection pour cette personne si douée, qui a connu tant de difficultés, qui a tant travaillé, et qui est une figure légendaire du XXe siècle.
Le dernier de la liste, Shura Cherkassky, est peut-être le pianiste qui représente le plus pour moi l’idéal de la démarche pianistique : jouer tout ce que l’on aime, avec nos propres moyens que l’on cherche à améliorer constamment, et en faire de la magie, quelque chose d’unique, une vraie œuvre d’art. J’adore écouter les traces qu’il nous reste de ce merveilleux pianiste car l’on entend cette philosophie, ce goût de la beauté, et ce, peu importe la vitesse d’exécution.
L'E.M. : Quelles sont les musiques et compositeurs qui vous accompagnent chaque jour ?
Théo Degardin : Pour commencer, avouons franchement que ma tête produit (lorsque tout va bien) un gloubiboulga de fonds musicaux qui accompagne ma vie de tous les jours. À cela, ajoutons en boucle les pièces que je travaille, ainsi que des analogies se formant toutes seules (et pas forcément très glorieuses, moi et mon cerveau adorons caricaturer tout et n’importe quoi…).
Je suis quelqu’un qui fonctionne par périodes : absorber une grande quantité d’informations d’un seul coup (tant à faire, à découvrir, à entendre !), puis rester quelque temps en silence afin de « digérer » tout cela. Je dirais qu’en ce moment, j’écoute attentivement tout ce que je peux trouver de Fédor Chaliapin (même dans des choses aussi simples que l’élégie de Massenet, son expression vous fend le cœur), Lotte Lehman (pour les mêmes raisons), les opéras de Mozart, les œuvres orchestrales de Ravel (avec un faible pour l’Enfant et les Sortilèges), et comme je vous le disais plus haut, tout ce qu’il y a sur ma trinité pianistique.
J’ai parfois de grands vides dans ma culture musicale, qui, avec les années, se comblent lentement, au fur et à mesure de coups de cœur. Jusqu’à mes vingt trois ans par exemple, je ne connaissais rien au clavecin, avant de tomber raide dingue d’un disque de Scott Ross (le récital dans le château à Saint Guilhem Le Désert).
L'E.M. : Quelles sont les sources extra-musicales qui vous animent ?
Théo Degardin : Je suis un lecteur patenté. Mes parents ont essayé, à un certain moment, de me décrocher de mes livres. Je lis tout ce qui se présente à moi : de la littérature américaine (Toni Morrison, John Irving, John Steinbeck), en passant par des ouvrages moins sérieux, comme les livres du génial Tonino Benacquista. Également, un peu de littérature française, et naturellement beaucoup de livres sur la musique (dernièrement, pas moins de trois biographies d’Horowitz), quelques bandes dessinées, et quelques « à-cotés » comme Les trente-six stratagèmes traduit du chinois par François Kircher, afin de trouver de nouvelles idées de travail, sans oublier l'humour avec Pierre Desproges et Ricky Gervais.
Je suis aussi un bavard invétéré, et, avant le Conservatoire, je perdais volontiers mes journées de travail qui pouvaient se transformer en journées dédiées au ballon rond et à divers sports de raquettes (le tout, entre amis bien entendu). Je regrette de ne pas en savoir plus sur le cinéma, l'histoire de l’art, mais après tout, j’ai le restant de mes jours pour me plonger avec délice dans ces choses-là.
L'E.M. : Quelle est votre expérience musicale la plus marquante ?
Théo Degardin : Voilà une question difficile. Mes expériences musicales doivent me marquer sinon je n'écoute plus (eh oui, je suis également têtu, jaloux, et parfois borné, je n’ai pas forcément un caractère facile !)…
Je dirais que mon plus grand choc musical est celui qui m’a fait changer ma façon d’écouter : d’une écoute passive, je dirais même désintéressée, je suis passé à une écoute où chaque parcelle de mon être essayait de savoir ce qu’il se passe. Vous allez rire mais, à dix-huit ans, j’ai fait une nuit blanche, en découvrant Vladimir Horowitz au concert à son retour à Moscou. Eh bien, vu l’effet que cela a eu sur moi, je me permets de tordre le proverbe (qui ferait bien d'être dit dans ce sens, cela éviterait bien des dérives) : mieux vaut tard que trop tôt !
L'E.M. : Vous êtes soutenu par des fondations. Que représentent-elles pour vous ?
Théo Degardin : Tout, absolument tout. Il y a également les personnes qui m’ont aidé, à court ou moyen terme (je pense à mes grands-parents, mes professeurs, et à certaines personnes de l’administration du Conservatoire). Sans le soutien des fondations, je ne serais pas là en train d’écrire ces mots. Au même titre, sans mon mentor Sonia Rubinsky, je n’aurais jamais repris mon travail au piano.
Partons d’un constat simple : pour avoir l’esprit éventuellement disposé à la culture, il faut avoir un minimum de conditions de vie. Pour se dévouer à un instrument, j’imagine et j’ose la comparaison : il faut de la stabilité, comme pour un sportif. Il y a un troisième facteur qui est le temps : quand vous avez peu de ressources, vous avez peu de temps pour vous consacrer à une activité chronophage.
Les aides des fondations m’ont offert ces trois choses-là : conditions de vie, stabilité, et cette chose qui est inestimable, le temps. Je ne suis normalement pas très sérieux en dehors de la scène, mais je tiens à dire que je serai éternellement reconnaissant pour ces « parts de vie » » qui m’ont été données. En mon for intérieur, je ne peux qu’espérer de toutes mes forces que d’autres auront ces mêmes rencontres. Du fonds du cœur, je remercie le fonds Kriegelstein, la fondation Meyer, et la Fondation Goélands. L’humour est important vous disais-je : aussi je remercie par avance les fondations qui me soutiendront à l’avenir (rires) !
L'E.M. : Pourriez-vous décrire votre méthode de travail ?
Théo Degardin : Je ne crois pas avoir vu quelqu’un changer autant de façon de travailler que moi… Mon travail se décompose dans l'ordre suivant : 1) le sens de l'écoute (la construction de plans sonores par la polyphonie), 2) la pensée musicale (un travail analytique qui façonne mon interprétation), 3) la mémoire corporelle (l'absorption lente d'informations en vue d'une restitution optimale - l’étape que, par orgueil, j'ai mis le plus de temps à accepter), et 4) le réglage pour la performance (il s'agit de recontextualiser la pièce par rapport au public. Je me demande : si j’étais le public, qu’est-ce que j’aimerais entendre ? Qu’est ce qui ne me plairait pas ? Où est-ce que j'ai l'impression d'être mené ? Qu’est ce qui va m’émerveiller ? Plus tard, ces grands axes se transformeront sur scène, en grandes vagues sur lesquelles je viendrai surfer (vive les métaphores ! je n’ai jamais surfé en réalité !)
L'E.M. : La crise culturelle vous a-t-elle impacté ?
Théo Degardin : La crise tout court m’a affecté. Cependant, ayant grandi dans un environnement qui était en crise constante, je ne suis pas sans repères internes, ni sans petites choses à faire pour m’aider personnellement (par exemple me concentrer sur chaque séance de travail, lâcher prise sur le manque d’opportunité, et regarder ses peurs en face, pour ne pas les enfouir et risquer l’éruption volcanique).
Je trouve que la chose la plus difficile est de voir les autres souffrir, sans avoir de solutions. Je n'aime pas l'idée de « faire les choses dans la douleur » que certains voient comme une nécessité. Je salue l’inventivité des musiciens qui ont eu la créativité pour trouver des palliatifs au manque de concert, et je pense à tous les artistes qui n’ont pas accès à ces nouvelles formes de diffusion.
L'E.M. : Quel avenir vous souhaitez-vous ?
Théo Degardin : Avant de parler de moi, j’espère que nos sociétés arriveront à se réorganiser après cette crise, pour en éviter d’autres, et je souhaite à chacun de pouvoir avoir la chance de vivre dans de bonnes conditions, et de pouvoir se réaliser. Bien entendu, je me souhaite la même chose ! Plus précisément, si je regarde l’avenir, en tant que pianiste concertiste, je me souhaite d’avoir une somme raisonnable de concerts (raisonnables, assez pour vivre, et point trop afin de laisser de la place aux autres pour s’exprimer). Je me souhaite de pouvoir faire ce que j’aime le plus longtemps possible (donc jusqu’à la fin) : du piano, sur scène, en train de partager joyeusement les merveilles de la musique avec un public. Cela est et restera mon souhait le plus cher.
L'E.M. : Quels sont vos conseils aux jeunes pianistes aspirants ?
Théo Degardin : Je pense que je demanderais d’abord aux professeurs et aux parents de jeunes pianistes de faire attention : Ils ont un être humain entre leurs mains, et la dureté de notre milieu ne devrait pas apparaître dans ces relations.
Je pense que mon conseil le plus important serait d’examiner attentivement ce qui les pousse à devenir pianiste, à un âge où selon moi nous sommes en mesure de le faire (passé 18 ans ?). Des questions essentielles : Aimes-tu la scène ? La musique te remplit-elle de joie ? En fonction des réponses, je pense qu'on peut orienter la personne vers ses aspirations : cela n’ôterait rien à la qualité des musiciens d’aujourd’hui, mais participerait à faire des êtres humains plus heureux, plus éclairés.
L'E.M. : Quels sont vos projets et productions à venir ?
Théo Degardin : Eh bien, comme vous l’avez annoncé : mon premier enregistrement ! J’ai hâte de pouvoir vous faire visiter mon univers pendant la préparation du CD ! À mon retour d’enregistrement : des vacances bien méritées ! Puis des concours, des concerts, peut être un projet baroque/jazz avec mon frère et après… l’avenir nous le dira !