Carlo GESUALDO-Ascanio MAIONE : Tribulationem. Motetti, Madrigali et Capricci. Maria Christina Kiehr, soprano, Maria Galassi, harpe. Conceto Soave, clavecin, orgue et dir. : Jean-Marc  Aymes.  2 CDs ZIG ZAG TERRITOIRES (www.outhere-music.com ) : ZZT 319. TT : 51’ 20+67’ 43. Cette intéressante production associe des œuvres vocales de Carlo Gesualdo (1566-1613), « Principe di Venosa », célèbre notamment par ses Sacrae Cantiones et Motets, et des pages instrumentales d’Ascanio Maione (v. 1565-1627), compositeur et harpiste napolitain. Le premier CD concerne la musique religieuse ; le second, la musique profane. Parmi les pièces marquantes de Gesualdo, figurent notamment ses motets : Tribulationem et dolorem, le texte si poignant, extrait de ses Répons des Ténèbres : O vos omnes qui transitis per viam, attendite et videte : Si est dolor similis sicut dolor meus… (CD 1), ou encore : Gia piansi nel dolore (CD 2), mettant en valeur les chromatismes à finalité expressive. Les interprètes s’investissent parfaitement dans cette atmosphère à la fois douloureuse et calme, profonde, tendue et lourde d’émotion, ils réussissent aussi à recréer le caractère primesautier et dansant (Mille volte il di) et la transparence de certains Madrigaux. Les œuvres d’Ascanio Maione comprennent un choix de Toccatas pour clavecin et clavecin chromatique et de Recercare (ricercare) joués en connaissance de cause et selon les critères de l’interprétation historique par Jean-Marc Aymes, claveciniste et organiste, spécialiste de la musique italienne du commencement du Seicento. Ce disque est réalisé par des musiciens de tout premier plan : Le Concerto Soave, Maria Christina Kiehr (soprano), Maria Galassi (harpiste) et J.-M. Aymes. Une réussite du genre permettant de mieux connaître des œuvres de deux compositeurs nés à un an d’intervalle et situées à la charnière entre les XVIe et le XVIIe siècles.

 

Édith Weber.

 

« CARMINA LATINA ». Chœur de chambre de Namur. Ensemble instrumental Clematis, Cappella Mediterranea, dir. Leonardo García Alarcón.1 CD RICERCAR (www.outhere-music.com) : RIC 334. TT : 62’ 31.

En fait, ce titre générique implique le répertoire musical exporté en Amérique latine par des musiciens espagnols et portugais après la découverte des Amériques par Christophe Colomb, en 1492. Il est révélé par la Cappella Mediterranea, le Chœur de chambre de Namur et l’Ensemble instrumental Clematis, dirigés par Leonardo García Alarcón. La musique religieuse comprend la Missa de Batalla à 12 voix (c’est-à-dire 3 chœurs avec basse continue) : Kyrie bien rythmé et ponctué par les percussions, Gloria avec intonation grégorienne préparant l’entrée des voix, Credo très affirmatif, Sanctus avec entrées successives, Agnus Dei particulièrement expressif et calme, marqué par la transparence des voix. Dans sa Messe, Joan Cererols (1618-1676), musicien catalan, s’inspire de la polyphonie vénitienne dans le sillage de la Renaissance. Le Psaume Dixit Dominus de Juan de Araujo (v.1648-1712), avec sa lumineuse mélodie introductive, est influencé par Claudio Monteverdi. Son Salve Regina mise sur l’émotion, un peu à la manière de Tomas Luis da Victoria, comme il ressort de l’excellent livret quadrilingue de Jérôme Le Jeune. Les textes d’inspiration profane évoquent les plaisanteries (Vaya de gira, avec mention des instruments de musique) et plaisirs, ou encore le « soleil pèlerin » (A este Sol peregrino), le « taureau exécrable » et la fête à la Cour de La Plata (Salga el torillo hosquillo). L’ensemble se termine avec Hanacpachap cussicuinin, évoquant la joie du ciel, aboutissant à un genre de doxologie trinitaire. Ce programme si révélateur, exportant la tradition polyphonique espagnole et portugaise notamment au Pérou, en Argentine et au Mexique, est interprété avec un enthousiasme communicatif. Un disque historique irrésistible.

Édith Weber.

 

« Face-à-face ». Florentine MULSANT (* 1962) : Symphonie N° 1, op. 32. 24 Préludes pour piano, op. 38.  Orchestre de chambre d'Arménie, piano et dir. Vahan Mardirossian. 1CD MAESTRIA RECORDS : EMVI4. Distribution : CODAEX. TT : 64’ 21.

Avec ce disque enregistré en 2012 à Erevan, Vahan Mardirossian, à la tête de l’Orchestre de chambre d’Arménie, rend un vibrant hommage à Florentine Mulsant (née en 1962). Après ses études traditionnelles au CNSMP et à la Schola Cantorum (Premier Prix de Composition), elle s’est perfectionnée à l’Academia Chigiana (Sienne) et auprès d’Alain Bancquart. Elle est titulaire de nombreux Concours internationaux de composition et du Prix Nadia et Lily Boulanger de l’Académie des Beaux-Arts. De 1991 à 1998, elle a enseigné l’écriture musicale à l’UFR de Musicologie (Université Paris-Sorbonne) et depuis, elle s’adonne à la composition. Ses œuvres, dans le prolongement de Debussy, Ravel, Messiaen et Dutilleux, sont largement diffusées au plan international. Ce CD commence par sa Symphonie n°1 pour orchestre à cordes, op. 32 (2005), commande de Radio-France, en 5 mouvements de longueur égale et, comme le souligne l’analyse jointe au disque : « l’unité de l’œuvre a été mûrement réfléchie et on peut ainsi dégager des correspondances entre le 1er et le 5e mouvements, le 2e et le 4e mouvements. Le 3e mouvement, point central de l’œuvre, répond quant à lui à une écriture différente. » Dans le 1er mouvement, elle privilégie une « atmosphère pleine d’énergie et très harmonique » ; dans le 2e, l’expressivité, puis la vivacité. Le 3e est « un hommage à Henri Dutilleux  et notamment à son quatuor Ainsi la nuit. Altos et violoncelles sont particulièrement sollicités avec des pizzicati ; ce mouvement central repose sur un double canon, modèle d’écriture contrapuntique. Dans le 4e mouvement, Florentine Mulsant mise sur le « raffinement des timbres » et l’expressivité des cordes avec un thème triste. Le 5e fait appel à une virtuosité à toute épreuve. L’interprétation minutieuse est à la mesure des exigences du compositeur, et mérite les plus vifs éloges. Ses 24 Préludes pour piano, op. 38 (2011) sont dédiés au poète Paul Gagnaire, son fils disparu, la même année, à l’âge de 20 ans, qui a assisté à leur élaboration et écrit le poème : « Tes Préludes ». Ils ont été créés en 2012 par Vahan Mardirossian, également remarquable pianiste. Florentine Mulsant qui admirait cette forme romantique et les Préludes de Scriabine, Debussy et Messiaen, insiste sur son « souci historique de continuité musicale » et en définit quatre types : « mélodiques, harmoniques, rythmiques et résonnants ». Elle spécule en outre sur l’utilisation de la troisième pédale et les effets de « résonance dégagée par les harmoniques artificiels et naturels du piano » : un modèle d’inventivité mélodique et expressive, de clarté dans l’écriture, d’intériorité (n°15), de virtuosité (n°16), d’attaques précises (n°21), de dynamisme (n°26)… En effet : « Les fins oiseaux des mers dont l’abysse est dans l’œil / volent dans ta [sa] musique, éperdus et sauvages… » (P. Gagnaire). Grâce à la parfaite connivence entre Florentine Mulsant et Vahan Mardirossian, chef et pianiste, ces œuvres font honneur à la musique française contemporaine.

 

Édith Weber.

 

Le chant de l’âme. Dialogues avec le Ciel. 1CD (lechantdelame@gmail.com ) ou (biancafavez@gmail.com ). TT : 62’ 34.

Bianca Favez, née en Roumanie et installée en Suisse, a commencé le violon à 5 ans, suivi les cours de Gérard Poulet au CNSMP (Premier Prix de violon et de musique de chambre), puis au Conservatoire de Genève (virtuosité). Soliste internationale, elle a joué notamment avec l’Orchestre de la Suisse Romande (M. Corboz), l’Orchestre de Chambre de Genève et l’Orchestre des Collèges. Elle fait partie du groupe Klezmer. Cette Anthologie de musiques juives est entrecoupée par des Improvisations diversifiées de Vincent Thévenaz, Professeur au Conservatoire, à la Haute École de Musique de Genève et organiste titulaire à Chêne ; il y met en valeur toutes les possibilités de l’Orgue du Temple de Château-d’Oex. Le programme commence avec l’une des prières les plus importantes de la liturgie juive, Kaddisch, dans la version (1914) de Maurice Ravel, que Bianca Favez, efficacement soutenue à l’orgue, interprète avec une grande sensibilité musicale et une chaude sonorité en lui conférant à la fois intériorité et relief. La Mélodie hébraïque, op. 33 (1911) de Joseph Achron (1886-1943) reposant sur un thème hassidique bénéficie d’une interprétation vibrante et saisissante. Marc Lavry, né en 1903 à Riga et mort en 1967 à Haifa, a mis notamment en musique des Prières juives, des chants populaires israéliens et des Danses hassidiques. Ses Trois Danses Juives, op.192 (1945) : Jewish wedding Dance « Sher », Yemenite wedding dance, Hora hautes en couleurs, sont bien enlevées et brillamment rendues par les deux musiciens en parfaite connivence. Ce CD permet également de découvrir la Sonate en Sol Majeur, op. 44 (1951) de Paul Ben-Haïm, né à Munich en 1897, décédé à Tel-Aviv en 1984, chef assistant de Bruno Walter, puis Kapellmeister à l’Opéra d’Augsbourg ; en 1933, fuyant le nazisme, il se réfugie en Palestine où il s’intéresse aussi à la tradition juive et au folklore moyen-oriental. Selon le texte de présentation, dans sa Sonate (1951), « son mouvement lent Lento e sotto voce, joué avec la sourdine, est richement ornementé, évoquant les Psaumes et le chant des Bédouins ; le Molto Allegro est basé sur le rythme de la hora, danse nationale israélienne ». Elle est interprétée avec une belle virtuosité. La Suite Baal Shem (Three Pictures of Chassidic Life,1923) d’Ernest Bloch — musicien bien connu, né à Genève en 1880, mort à Portland (États-Unis) en 1959 — a été composée et créée à la Synagogue de Cleveland, en hommage à Baal Shem Tov, fondateur du hassidisme. Elle déborde de vie, de sonorités généreuses et d’enthousiasme. Grâce à B. Favez, les discophiles découvriront des œuvres peu connues et pénétreront dans l’univers juif allant de l’intériorité la plus profonde à l’expansion la plus débordante : un vrai « chant de l’âme ».

 

Édith Weber.

 

Voyage musical en Terroirs de France. 1CD SPIRIADE (spiriade.com ). Distribution : DOM. TT : 64’ 24.

Bel exemple de régionalisme en musique, grâce au « voyage » en Cerdagne, Auvergne, Bretagne et Paris, auquel nous convie le pianiste Stéphane Spira — élève, entre autres, de Pierre Petit à l’École Normale de Musique de Paris et de Brigitte Engerer — qui a gagné la notoriété par ses interprétations de Beethoven, Chopin, Liszt…  Le périple commence en Cerdagne avec M.-J.-A. Déodat de Séverac (né en 1872 à St-Félix-Lauragais et mort en 1921 à Céret) et ses trois pièces si chatoyantes : En Tartane, Les muletiers devant le Christ de Livia et Le retour des muletiers. Il se poursuit en Auvergne par l’espiègle Ballabile et la célèbre Bourrée fantasque (au rythme caractéristique, percutant et envoûtant) d’Emmanuel Chabrier (né à Ambert (Puy-de-Dôme) en 1841-mort à Paris en 1894). L’itinéraire passe par la Bretagne aux accents du très évocateur Avril et de Par Landes (plus rêveur) de Paul Le Flem, né en 1881 à Radon et mort à Tréguier en 1984. Il atteint ensuite la Capitale avec la très carrée Sicilienne (de la Suite française), Intermezzo (tout en élégance et finesse) et Caprice en Ut (bien enlevé et dynamique) de Francis Poulenc (1899-1963), né et mort à Paris. Enfin, Claude Debussy (1862-1918) permet à l’excellent pianiste d’illustrer magistralement …Brouillards (diffus), …Des pas sur la neige (hésitant), …Le vent dans la plaine (plus agité). Le terminus du voyage est atteint, comme il se doit, avec un vrai feu d’artifice émanant de la pièce éponyme de Claude de France. Magistrale évocation des beaux terroirs musicaux de France par Stéphane Spira, « héroïque » pianiste dont les doigts survolent le clavier avec une aisance et une dextérité hors du commun.

 

Édith Weber.

 

Gustav MAHLER : Symphonie n°4. Arrangement pour orchestre de chambre Erwin Stein, 1920. 1CD SKARBO (www.skarbo.fr): DSK 3127. TT : 52’ 32.

Gustav Mahler  a composé 10 Symphonies exigeant généralement un grand déploiement orchestral. Son compatriote et contemporain Erwin Stein (1885-1958), élève de Schoenberg, fuyant l’Allemagne nazie, s’est installé à Londres où il a collaboré avec les Éditions Boosey & Hawkes. C’est ainsi que, dans le souci de rendre la musique de Mahler accessible aux petites formations, il a réalisé un arrangement pour orchestre de chambre de sa 4e Symphonie en Sol majeur, terminée en 1900 et créée l’année suivante. Elle est interprétée par l’Orchestre Régional de Basse-Normandie placé sous la direction précise de Jean Deroyer avec, en soliste, la Soprano Zoe Nicolaidou. Cette version plus transparente a évidemment le mérite d’alléger la pâte sonore. Les titres des mouvements comportent déjà en eux-mêmes des indications relatives à l’interprétation, aux tempi à respecter et aux diverses atmosphères à recréer selon la volonté du compositeur. Le premier mouvement Bedächtig-Nicht eilen (Méditatif- sans presser) établit le climat général. Le second : In Gemächlicher Bewegung-ohne Hast (En un mouvement modéré –sans hâte) baigne dans une atmosphère proche de la danse, de caractère débonnaire. Le troisième : Ruhevoll-Poco Adagio (Tranquille-Poco Adagio) marque le point culminant de l’œuvre, et le quatrième : Sehr behaglich (très confortablement), comprend le lied Das himmlische Leben (La vie céleste) interprété par la voix noble, radieuse et fraîche de Zoe Nicolaidou, et se termine dans la paix. La version de Jean Deroyer valide la démarche d’Erwin Stein.

 

Édith Weber.

 

Wolfgang Amadeus MOZART : Requiem. K 626. Concerto pour clarinette K 622.  Benjamin Dieltjens, clarinette de basset. Lucy Hall, Angélique Noldus, Hui Jin, Josef Wagner. Chœur de Chambre de Namur, New Century Baroque, dir. Leonardo García Alarcón. 1CD Ambronay Editions : AMY038. TT : 65’40.

Des œuvres célébrissimes, déjà maintes fois enregistrées, composées toutes deux en 1791, année de la mort de Mozart, mais une lecture très originale de Leonardo García Alarcón. Le chef argentin et le clarinettiste Benjamin Dieltjens ont choisi de revenir à l’instrument original, la clarinette de basset, pour l’interprétation du célèbre concerto. Il existe, dans le corpus mozartien, deux types d’œuvres maçonniques, celles composées directement pour la loge, jouées par la Colonne d’Harmonie lors de l’ouverture ou la fermeture des travaux comme, par exemple, les nombreux divertimenti pour cor de basset ou autres œuvres rituelles (cf. L'Éducation musicale N° 565 Avril 2010 : Musique et Franc-maçonnerie), et les œuvres d’inspiration maçonnique, comme le Concerto pour clarinette K.622 dont la composition résulte de l’amitié entre Anton Stadler, clarinettiste virtuose, Theodore Lotz, luthier, et Mozart, tous trois frères dans la même loge viennoise de « La Bienfaisance ». Cela expliquant que ce concerto, chargé d’humanité et de fraternité, soit souvent considéré comme le véritable testament musical de Mozart. La genèse de l'œuvre est quelque peu mystérieuse puisqu’il n’existe pas de partition autographe retrouvée, laissant par là-même une certaine liberté d’interprétation au soliste. Sa composition date de septembre-octobre 1791, mais on a pu en retrouver quelques esquisses composées quelques années auparavant (1789), pour cor de basset, qui seront reprises par Mozart dans l’Allegro. La clarinette de basset est formée d'une extension à la clarinette en la, qui permettait de rapprocher cette dernière d'un cor de basset et donc de jouer dans un registre plus grave (ut grave au lieu du mi). Cet instrument n’est plus guère utilisé que dans ce concerto, encore qu’il soit le plus souvent joué, de nos jours, sur une clarinette en la standard.

 


Clarinette en la de basset.

 

L’utilisation de cet instrument curieux donne à l’interprétation, en tous points remarquable, de Benjamin Dieltjens, une rondeur et une douceur inhabituelles, comme une confidence nostalgique, qui perdrait en rutilance ce qu’elle gagne en émotion et en profondeur. La deuxième œuvre présentée sur ce disque est le Requiem K.626 dont García Alarcón donne, encore une fois, une vision toute personnelle, choisissant de ne pas jouer le Sanctus, le Benedictus et l’Agnus Dei, qui, composés par Süssmayr, relèvent, pour lui, d’une esthétique post mozartienne, pour ne conserver que les parties ou ébauches du Requiem élaborées par la main même de Mozart. Un Requiem qui, on l’aura compris, s’éloigne de la liturgie pour retrouver une liberté, une théâtralité, une énergie et une puissance dramatique sans égale. Il est parfaitement servi par l’Ensemble New Century Baroque et le Chœur de Chambre de Namur. Du très beau travail. Et une belle prise de son, ce qui ajoute au plaisir! Un disque indispensable.

 

 

Patrice Imbaud.

 

 

« The Art of the violin ». César FRANCK : Sonate en la majeur. Camille SAINT-SAËNS : Sonate N°1 en ré mineur, op. 75. Gabriel PIERNÉ : Sonate en ré mineur op 36. Jules MASSENET : Méditation de Thaïs. Solenne Païdassi, violon, Laurent Wagschal, piano. 1CD INDESENS : INDE051. TT : 76’39.

Solenne Païdassi et Laurent Wagschal sont assurément des instrumentistes talentueux, comme en témoignent l’obtention du Premier Grand Prix du Concours Long-Thibaud, qui a récompensé, en 2010, la jeune violoniste prodige, et la belle carrière du pianiste, qui s'est déjà grandement illustré dans la musique française. Mais plus que cela, ils ont tous deux le sens du récit, attesté par ces exécutions de la remarquable de la Sonate n° 1, op. 75 de Camille Saint-Saëns, de la Sonate op. 36 de Gabriel Pierné (1863-1937), et de la célébrissime Sonate de César Franck, avec en bonus, la Méditation de Thaïs de Jules Massenet. Un magnifique programme pour une magnifique interprétation, qui réussit à maintenir l’auditeur en haleine tout au long d'un CD passionnant, au minutage généreux. La première sonate de Saint-Saëns, contemporaine de la Symphonie avec orgue (1885), est brillante, sensuelle et tourmentée, lyrique, mélancolique, d’une vertigineuse virtuosité culminant dans le finale. La Sonate de Franck (1886), œuvre incontournable du répertoire chambriste pour violon, dédiée à Eugène Ysaÿe, est mystérieuse, élégiaque, passionnée, au long de ses quatre mouvements d'une égale inspiration. Peu connue, la Sonate de Gabriel Pierné, dédiée à Jacques Thibaud, recourt au système cyclique, hérité de Franck, et combine charme et délicatesse, voire passion intérieure. La rêveuse Méditation de Thaïs forme une merveilleuse conclusion. Au fil de ces pièces, on apprécie une vision très engagée, un dialogue parfaitement équilibré où virtuosité et justesse ne sont jamais prises en défaut, riche en couleurs, toujours au service de la musique, et qui, à aucun moment ne déçoit. Un disque absolument indispensable, qui s’annonce déjà comme une référence.

 

 

Patrice Imbaud.

 

 

« Musiques Nouvelles : 50 ans, 25 compositeurs ». 6CDs Label cypres : CYP4650. TT : 6 H38'.

Lorsqu’Adrian Leverkühn, le héros faustien de Thomas Mann, après avoir écouté l’Hymne à la joie de la Neuvième symphonie de Beethoven s’écrie : « cela ne doit pas être ! Il faut que cela soit effacé ! », il comprend que le projet humaniste de Schiller a désormais cessé d’être, disparu à tout jamais… dans les fumées d’Auschwitz, les camps du Goulag et l’explosion d’Hiroshima ; une rupture qui esquisse, en même temps, le projet esthétique d’une post modernité dans laquelle l’avant-garde de la deuxième moitié du XXe siècle s’engouffrera avec bonheur, préférant fragmentation, pluralité, hédonisme et déconstruction à une tradition jugée surannée. C’est dans ce courant, loin de toute vaine séduction, que s’inscrit la musique d’Henri Pousseur (1929-2009), chef de file de l’école belge de musique contemporaine, d’où naîtra le groupe Musiques Nouvelles dont ce coffret fête le cinquantième anniversaire (2012). Henri Pousseur, qui fut enseignant à Darmstadt entre 1957 et 1967, est riche d’un corpus de plus de 200 œuvres, dont sont présentées ici quatre compositions majeures, un peu comme un hommage : la Seconde Apothéose de Rameau, Madrigal III, Quintette à la mémoire d’Anton Webern, et Stèle à la mémoire de Pierre Froidebise. Choix judicieux, bien qu’obligatoirement limité, qui montre les distances prises par Pousseur avec le sérialisme, choisissant une égale acceptation du consonant et du dissonant, du diatonique et du chromatisme, par sa théorie des réseaux. Une évolution que l’on pourrait schématiser chronologiquement en quatre périodes : moment webernien, moment des œuvres mobiles et du travail en studio, moment de transition correspondant à la composition de Votre Faust (fantaisie variable genre opéra, en collaboration avec Michel Butor, leader du Nouveau Roman, pour le livret), enfin moment de la mémoire obstinée, qui amènera Pousseur à croire à l’universalité des cultures, comme à un rêve tout éveillé ! Viennent ensuite cinq disques sur lesquels sont gravées les œuvres de 25 compositeurs contemporains appartenant au groupe Musiques Nouvelles, comme autant de témoignages, étalés dans le temps, de la pluralité esthétique de l'École belge, des mondes musicaux irréductibles les uns aux autres, reliés par une même exigence de liberté et de qualité. Pour n’en citer que quelques uns : Pierre Bartholomée, fondateur du groupe, en 1962, est l'auteur d’une très belle composition,  sauvage et lyrique, Le Rêve de Diotime (1999) pour soprano & orchestre. Philippe Boesmans, dont l’œuvre inclassable fait une large place à l’opéra, propose, ici, une pièce intitulée Chambre d’à coté (2010), image musicale d’un ailleurs qui nous trouble. Puis encore : Denis Bosse, qui s’efforce de faire naître les « champs de l’inaudible » avec la très subjective Obstinatissimo (2006), comme une lointaine réminiscence des cloches qui sonnent ; Stéphane Collin pour L’Ame et la Danse (2005) d’après Paul Valéry ; Jean-Pierre Deleuze, avec …Et les sonances montent du temple qui fut (2012), autour du tam-tam et du gong ; Renaud De Putter dans une évocation d’allure straussienne, Addio a Te (2006), de la cantatrice Marie Toulinquet, chantée ici par la soprano Elise Gäbele ; Jean-Paul Dessy, auteur d’un mystérieux et hypnotique Retour du Refoulé (2005), entre minimalisme et rock ; Bernard Foccroulle (Gestes), Jacqueline Fontyn (Méandres), Michel Fourgon (Micro concerto), Jacques Leduc (Echanges)… et d’autres encore. Voici un coffret de musique vivante d’un éclectisme passionnant, une musique qui sait faire la part belle au silence, qui suspend le temps, qui spatialise les sons, qui rend sensible l’inaudible et éloquent l’indicible. Une musique aussi comme une ascèse, qui sait faire fi de toute illusoire et facile séduction, qu’il serait bien vain de vouloir classer ou théoriser, et dont les œuvres s’enrichissent mutuellement de leurs différences, qu’il faut savoir écouter et réécouter pour en saisir toutes les nuances et la beauté. Un formidable témoignage, indispensable à tous ceux qui s’intéressent à la création musicale contemporaine.

 

Patrice Imbaud.

 

 

Evaristo Felice et Joseph Marie Clément DALL'ABBACO : Capricci & Altri Canzoni. Bruno Cocset, violoncelle, alto, ténor de violon, Emmanuel Jacques, ténor de violon, Esmé de Vries, violoncelle, Bertrand Cuiller, clavecin. Les Basses Réunies. 1 CD AgOgique : AGO011. TT.: 62'.

Une pépite que ce CD consacré à la famille Dall'Abbaco! « Un voyage associant découverte et abandon », dit Bruno Cocset. Evaristo Felice Dall'Abbaco (1675 -1742) violoncelliste, fit ses classes à Vérone, auprès de Gasparini et de Torelli. Il sera un compositeur actif à Modène, puis à la cour de Bavière, aux Pays-Bas, à Bruxelles, en France, au Luxembourg, et enfin à Munich. Son fils, Joseph Marie Clément (1709/10-1805) hérite de la même passion pour l'instrument de gambe, et fera une carrière d'interprète. On le trouve à Venise, Bonn, Londres et Vérone. L'Europe de la musique ne date décidément pas d'aujourd'hui. Ces deux messieurs vont composer pour leur instrument des pièces fort originales. Les 11 Capricci du fiston « surprennent par leur style varié, libre, parfois intrépide, parfois mélancolique », dit encore Cocset. Morceaux courts, entre une et moins de cinq minutes, ils renferment des prouesses techniques, sauts d'octaves, ostinatos, traits arrachés, et des trouvailles inédites : points d'orgue inattendus, la phrase s'interrompant soudain, comme suspendue, ou encore facétieux fugatos. Certains de ces « caprices », forgés sur le mode de la danse, sont très entraînants, bardés de pizzicatos ; d'autres adoptent une forme quasi hymnique. On peut les situer dans la continuité des Suites pour violoncelle seul de Bach. Les autres pièces jouées sur le disque, ou « canzoni », y sont placées de manière à alterner des climats différents. Elles sont empruntées à la production du père, Evaristo Dall'Abbaco, et ont été transposées par Bruno Cocset pour son consort de violons. Elles ne sont pas moins intéressantes. Ce sont des mouvements de sonates d'église, choisis de préférence parmi les séquences lentes, pour duo, trio et même une formation en quatuor (deux ténors de violon, violoncelle et clavecin). L'influence française y est marquée. L'enchaînement des pièces entre « padre e figlo » est habile. Les interprétations de Bruno Cocset et consorts sont plus que scrupuleuses, habitées du vent de l'improvisation, du bonheur de jouer ensemble.

 

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Jean-Sébastien BACH : Concertos pour violon BWV 1041-1043. Concerto pour trois violons BWV 1064R. Petra Müllejans, Gottfried von der Goltz, Anna Katharina Schreiber, violons. Freiburger Barockorchester. 1 CD Harmonia Mundi : HMC 902145. TT.: 61'33.

Le genre du concerto occupe une place privilégiée dans la production de Bach, quoique seuls deux concertos de violon et une pièce pour deux violons aient été laissés à la postérité. Datant sans doute de la période de Cothen, ils sont d'une grande richesse aussi bien formelle que stylistique, ce que souligne la présente interprétation. Bâties sur le mode du concerto italien, selon le schéma tripartite vif-lent-vif, mais débarrassées de tout aspect massif et par trop symétrique, ces pièces allègent la forme vivaldienne et l'enrichissent d'idées nouvelles, mettant en valeur les solos de l'instrument, recourant à la forme de l'aria da capo italienne, et y introduisant des passages fugués. Le Concerto BWV 1041 offre une trilogie quasi parfaite : un dense et sérieux allegro et un finale plein d'élan encadrent un andante qui, de sa basse obstinée, laisse au violon solo matière à une belle expressivité. Il en va de même du concerto BWV 1042, dont l'adagio est le centre de gravité, exhalant la belle plainte du violon, d'une sinueuse mélodie. Le motif scandé, mais pas saccadé, du premier mouvement n'est pas pesant, les divers sujets s'y articulant naturellement, tandis que l'allegro assai est très lié, avec les traits arpégés du soliste. La vivacité, l'ouverture d'esprit, qui président à l'exécution du Freiburger Barockorchester, dans le droit fil de leur interprétation des Ouvertures (cf. NL de 02/2012) renouvellent presque la manière d'entendre ces pièces, si rabâchées, dont la dramaturgie n'en ressort que plus fraiche : les tempos alertes tiennent en haleine, jamais mécaniques, rendant justice à la transparence de l'écriture du Cantor. On retrouve pareilles qualités dans l'exécution du Concerto BWV 1043, pour deux violons, décidé au vivace introductif, bien proportionné au largo, qui renferme une des cantilènes les plus intimes de Bach,  bardé de joie au finale. Celui-ci, de manière originale, inverse le rapport traditionnel entre solistes et orchestre, les deux violons se voyant confier de larges accords, tandis que l'orchestre brode la mélodie. Les solistes, les deux premiers violons de l'Orchestre de Fribourg, Petra Műllejans et Gottfried von der Goltz, combinent vitalité et souplesse. On a ajouté le Concerto BWV 1064R, pour trois violons, reconstruit à partir du Concerto pour trois claviers, et dont les recherches récentes conduisent à penser que c'est là peut-être la forme originale. On sait que Bach  transcrivait ses propres pièces pour divers instruments, les concertos de clavier provenant d'œuvres écrites primitivement pour le violon. L'inverse est donc plausible. En tout cas, ledit concerto ne comporte pas de différence stylistique majeure avec les autres pièces concertantes dévolues au violon. Les diverses séquences sont traitées avec une virtuosité témoignant de la qualité instrumentale des musiciens de l'époque. L'adagio, en particulier, progresse sur une mélodie séduisante, comme coulant de source, dans un équilibre souverain des trois solistes. Le finale affirme la même atmosphère joyeuse que celle des trois autres pièces.

 

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

« Enchanted Forest ». Extraits vocaux et orchestraux tirés d'Antonio Vivaldi : La fida ninfa. Georg Friedrich Haendel : Giove in Argo, Appolo e Dafne, Rinaldo, Alcina. Henry Purcell : The Fairy Queen, Ode « raise, raise the voice », Timon of Athens. Francesco Cavalli : Calisto, Gli amori d'Apollo e di Dafne. Claudio Monteverdi : lamento della ninfa. Anna Prohaska, soprano. Avec Thomas Walker, Samuel Boden, ténors, Ashley Riches, basse. Arcangelo, dir. Jonathan Cohen. 1 CD Universal Archiv : 479 0077. TT.: 70'17.

La soprano Anna Prohaska consacre ce CD à l'univers onirique de la « forêt enchantée », chère à l'époque baroque, et au mythe d'Apollon et Daphné. Le programme se décline autour de cantates et d'arias d'opéras. De Vivaldi (La fida ninfa, avec une aria d'une éblouissante virtuosité, pour décrire une nymphe furieuse), puis de Cavalli, et son œuvre phare La Calisto, dont le lamento de la nymphe de Diane, qui sera transformée en ours pour avoir succombé à l'amour d'un mortel. Un air d'amour passion, tiré d'Apollo e Dafne, montre que l'engagement sait ne pas tourner le dos au caractère gracieux qui nimbe toujours l'inspiration du vénitien, là où il est question de la vanité de la richesse, et où se profilent des traits musicaux originaux : effet d'écho, ou accompagnement de la flûte traverso. Chez Haendel, la moisson est riche aussi, qui emprunte souvent à cette thématique, notamment dans Rinaldo (aria « furie terribili » de la magicienne Armida), ou Alcina (air plus séducteur de la fée Morgana). De Purcell encore, et dans sa Fairy Queen, la forêt magique du Songe d'une nuit d'été propage la belle plainte d'une nuit sans fin, comme une préparation au sommeil, si paisible. La chanteuse termine le tour d'horizon par un des madrigaux de Monteverdi, le « lamento della ninfa », profonde déploration, sur un contrepoint de trois voix d'hommes. La forte personnalité d'Anna Prohaska, une des voix émergentes de ces dernières années, est là à son meilleur : les ressources d'un beau soprano léger sont mises au service d'une vraie expression ; ce qu'on a déjà pu apprécier à la scène. L'appropriation du texte, la mise en situation, vont de pair avec la distinction de la déploration (Purcell), une caractérisation sensible des personnages abordés (Haendel). Et la chanteuse n'hésite pas à déborder de son registre naturel pour développer un médium tout aussi bien timbré, dans les pièces de Cavalli ou de Monteverdi. Les accompagnements sensibles de l'ensemble Arcangelo, dirigé avec doigté par Jonathan Cohen, apportent une couleur agréable à ce parcours original, complété d'extraits purement orchestraux empruntés à Purcell.

 

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Jean Sébastien BACH - Wolfgang Amadée MOZART : Préludes et fugues K 404a.  JS. BACH : Lento et allegro de la Sonate en trio en mi mineur N°6  (arrangement de Guy Bovet). 1CD VDE Gallo (distribué par DOM, 14, rue Jules Vanzuppe, 94200 Ivry-sur-Seine ; contact@domdisques.com) : CD-1399. TT.: 52'51.

C'est un Mozart de 26 ans qui, en 1782, découvre Bach, tout comme Haendel d'ailleurs. Grâce à l'ami et protecteur, le baron van Swieten, dont la bibliothèque renferme les précieuses partitions. Le choc est énorme, et Mozart fait vite sienne cette musique qu'il va défendre vis à vis du public, qui l'ignorait, ou des musiciens, qui la considéraient comme peu au goût du jour : une telle densité, pour ne pas dire une telle rigueur, était, en effet, peu en adéquation avec la manière galante qui sévissait à l'époque. Les Six Préludes et fugues K 404a sont l'exemple d'un vrai processus d'assimilation, transcriptions pour trio à cordes, de pièces du Cantor. En fait, les préludes, de forme adagio, sont de véritables recréations, où l'auteur imprime un style plus souple que celui de son modèle, et instille une émotion chère au courant « Sturm und Drang » ; tandis que les fugues sont des transcriptions de pièces de Jean-Sébastien Bach tirées du Clavier bien tempéré et de l'Art de la Fugue, voire, pour la quatrième, de Wilhelm-Friedmann Bach, fils aîné et élève de celui-ci. Pour ce qui est est des deux dernières fugues, K 404a, 5 & 6, il s'agit de transcriptions des deuxième et troisième Sonates en trio pour orgue du Cantor. Il est fascinant de voir comment Mozart revisite le style de son illustre prédécesseur, en l'assouplissant de modulations et d'un cantabile qui n'appartient qu'à lui. L'austérité de ces pièces est déridée par l'interprétation toute de clarté du Trio Lenitas, juste déséquilibrée par la sonorité un peu acide du violon de Serge Charlet.

 

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Wolfgang Amadée MOZART : sonates pour clavecin et accompagnement de violon, N° 1, en do majeur K 6, N° 2, en ré majeur, K 7, N° 3, en si bémol majeur, K 8, et N° 4, en si bémol majeur, K 9. Jacques DUPHLY : pièces pour clavecin et accompagnement de violon. Violaine Cochard, clavecin, Stéphanie-Marie Degand, violon. 1 CD AgOgique: AGO009. TT : 64'. 

Curieux rapprochement, mais finalement logique, puisqu'autour du genre de la pièce pour clavecin avec accompagnement de violon, qui faisait flores dans la France de Louis XV. C'est en fin 1763 que Mozart fait son premier voyage à Paris, et à Versailles. Il est reçu par le couple royal, et la reine l'apprécie, mais pas Madame de Pompadour, semble-t-il. Qu'importe puisque Leopold peut dire « Presque tout le monde raffole de mes enfants » (lettre à Haguenauer). Il rencontre aussi Madame Victoire, la seconde fille du roi. Excellente musicienne, elle organise des soirées musicales, et fait bon accueil au jeune prodige de 8 ans. Pour la remercier de sa bienveillance, Mozart lui dédicacera ses deux premières sonates, K 6 et 7. Celles-ci, et les deux sonates suivantes, K 8 et 9, ont donc été écrites à Paris, en 1764. Elles subissent l'influence de musiciens en vogue alors, tel Schobert, qui s'essaient à une synthèse, parée du goût français, des grands modèles existants, de la sonate italienne, assez libre dans l'agencement des morceaux, et de la sonate allemande, favorisant le sévère schéma en trois mouvements, rapide-lent-rapide. En tout cas Mozart fait montre d'« un 'savoir-plaire' déconcertant », relèvent les présentes interprètes, «  si on les aborde plus sous l'angle d'une appropriation de cette mode parisienne du clavier coloré que sous celui de sa jeunesse et de l'apparente naïveté de certains mouvements ». Selon une coupe en trois parties (quatre pour la première), ces sonates révèlent une main, certes pas des plus originales, mais dispensant déjà cet équilibre qui charme tant une oreille cartésienne, et des tournures gracieuses (menuets francs, finales bien allant), voire de traits fleurant une note de mélancolie, que souligne l'accompagnement de violon (Sonate K. 8). Jacques Duphly (1715-1789) était passé maître dans l'art de croquer des portraits en musique, de personnalités mondaines ou de quidam qu'il rencontrait. Ces pièces, pour la même formation, visent aussi à séduire. C'est le triomphe du style baroque rococo à la française, quoique, là encore, de temps à autre, pointe quelque mélancolie (la « Du Tailly »). Violaine Cochard, qui joue un beau clavecin de Christian Kroll, de 1776, et Stéphanie-Marie Degand, un violon de Joseph et Antoine Gagliano de 1770, sont superbes de plasticité. Elle sont  fort agréablement saisies dans une ambiance flatteuse, qui laisse souvent au violon la primauté acoustique. A noter aussi, comme toujours chez cet éditeur, la richesse de l'iconographie de la plaquette du CD.

 

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Johannes BRAHMS : Sonates pour violoncelle et piano N° 1, en mi mineur, op. 38, et N° 2, en fa majeur, op. 99. Trio pour clarinette, violoncelle et piano en la mineur, op. 114. Ophélie Gaillard, violoncelle, Louis Schwizgebel-Wang, piano, Fabio Di Càsola, clarinette. 1 CD Aparte : AP53. TT. : 75,25.

Au sein de la production chambriste de Brahms, les deux sonates pour violoncelle et piano occupent une place singulière, que leur datation différente rend encore plus intéressante. La première, op 38 (1865), offre un climat pastoral, s'affirmant dès le vaste allegro initial, qui déploie un premier sujet très chantant, jouant sur les divers registres de l'instrument à corde. Il évoluera sous une forme variée, d'abord calme, puis emportée. Même en l'absence d'un mouvement lent, l'allegro quasi minuetto  forme un contraste intéressant, dans l'esprit romantique ; et le finale fugué est décidé, basé sur un des motifs de l'Art de la fugue de Bach, tandis que la coda libère une course à l'abîme. La seconde sonate, op. 99, de 1886, est tout autre : au vivace, le violoncelle vibre de la véhémence du thème introductif ; l'adagio affetuoso déploie une intense cantilène, ponctuée de pizzicatos secs, et offre d'expressives arabesques du cello ; l'allegro passionato est un scherzo empli de fougue, de proportions quasi symphoniques, habité d'un sens de l'urgence, souligné par la présente exécution. Le court trio tranche par sa suavité, ici toute intériorisée. De style ballade, le finale est gai et franc, alternant scansion marquée et belle fluidité. Formée au baroque, Ophélie Gaillard a migré depuis longtemps vers le grand répertoire de son instrument, avec un égal bonheur. Ses qualités de chambriste sont exceptionnelles : geste ample et souple, son jamais emphatique. Son pianiste, Louis Schwizgebel-Wang offre un toucher délicat mais assuré. Dans la seconde pièce, la paire est irrésistible d'entrain. L'idée est excellente d'avoir ajouté le Trio op 144, de 1891, premier morceau d'une poignée dévolue par Brahms à la clarinette, découverte sur le tard. Moins souverainement inspiré que le quintette op 115, pour clarinette et cordes, le trio pour cet instrument, violoncelle et piano n'est pas moins intéressant. C'est une curieuse combinaison que de rapprocher les deux instruments, a priori si dissemblables, que sont le cello et la clarinette, et de les unir par le piano. Si la seconde semble se détacher par son timbre plus aigu, le premier ne fait nullement figure de parent pauvre. L'allegro alla breve rapproche déclamation et réflexion, élégie et passion, comme souvent chez Brahms, et le climat nostalgique, qui appert vite, est porté par une veine lyrique qui semble intarissable. La simplicité mélodique distingue l'adagio, sur le ton de la confidence. L'andantino grazioso renchérit dans la séduction. Et l'entraînant allegro final mène l'auditeur par la min au fil d'un parcours agrémenté de pauses sévères et d'explosions de bonheur. Fabio Di Càsola se fond habilement parmi ses deux partenaires. L'exécution est tout aussi magistrale que celle des sonates. Un bien beau CD.

 

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Robert SCHUMANN : concerto pour piano et orchestre en la mineur, op. 54. Anton DVOŘÁK : concerto pour piano et orchestre en sol mineur, op. 33. Francesco Piemontesi, piano. BBC Symphony Orchestra, dir. Jiři Bĕlohlávec. 1CD Naïve : V 5327. TT. : 74'.

Le jeune Francesco Piemontesi, proche d'Alfred Brendel, livre, pour son premier CD sous label Naïve, un couplage original. Du concerto pour piano de Schumann, op. 54, de 1845, on sait la séduction immédiate de ses trois mouvements, puisés au tréfonds d'un romantisme sincère. Le pianiste suisse le joue empreint d'un grand naturel, sans étalage virtuose, ce que la direction de Jiři Bĕlohlávec démontre tout autant. L'allegro effetuoso initial livre un premier thème mélodique mesuré et réfléchi, et on constate une intégration suprême piano-orchestre. L'intermezzo grazioso ne sera pas exagérément expressif, et la coda reflète une belle fluidité, vision « middle of the road », plus qu'excentrique. Ce qui se confirme au finale, fuyant le brio. Mais l'intérêt du CD est ailleurs : dans l'exécution du rare concerto pour piano de Dvořák. Une œuvre atypique dans la production du musicien tchèque. Sa genèse remonte à 1876, et une première version sera créée deux ans plus tard. Mais il lui faudra attendre 1883 pour être publié, non sans que l'œuvre ait subie de profonds remaniements. Elle sera encore « enrichie » par des mains plus ou moins bien intentionnées, au XX ème siècle, notamment par un certain Vilem Kurz, professeur de piano au Conservatoire de Prague. Cette version, mâtinée de recours à l'original de 1878, sera adoptée par des interprètes de la trempe de Rudolf Firkusny ou Sviatoslav Richter. Ce concerto, étrange parmi ses pairs du grand répertoire, et comparé aux autres pièces concertantes de l'auteur, présente un caractère symphonique marqué, comme il en est des deux concertos de Brahms. Il révèle une volonté de se démarquer de l'effet, pour se concentrer sur une vision objective de l'art pianistique, aussi secrète que discrète, d'une « émotion oscillant ente la confession intime, la vivacité tendre et échevelée des chants et danses de Bohème et une sorte de sortilège proche de l'impressionnisme », selon Guy Erismann (Antonín Dvořák, Fayard), lequel ne dit pas mot des remaniements de l'auteur, postérieures à la création de 1878. Un long allegro agitato, passée une introduction orchestrale développée, laisse au piano le soin d'alterner écriture dense et traits classiques inattendus, avant de conclure sur une cadence d'ampleur presqu'héroïque. Un lyrisme généreux pare l'andante sostenuto, où enfin affleurent les mélismes bohémiens, jusqu'alors plutôt diserts, qui s'affirment d'abord subrepticement, puis franchement dans le discours soliste. Le con fuoco final sollicite fort le clavier, et offre une thématique populaire désormais libérée. Francesco Piemontesi est le serviteur aussi sincère qu'expert d'une œuvre qui mérite l'écoute, et bien sûr, Bĕlohlávec est en territoire connu. 

 

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Anniversaire Wagner

Richard WAGNER : Die Meistersinger von Nürnberg. Opéra en trois actes. Livret du compositeur. Gerald Finley, Marco Jentzch, Johannes Martin-Kräznzle, Alastair Miles, Anna Gabler, Topi Lehtipuu, Michaela Selinger, Colin Judson, Andrew Slater, Henry Waddington, Robert Poulton, Alastair Eliott, Daniel Norman, Adrian Thompson, Graeme Broadbent, Maxim Mikhailov, Mats Almgren. The Glyndebourne Chorus. London Philharmonic Orchestra, dir. Vladimir Jurowski. Mise en scène : David McVicar. 2DVDs Opus Arte : 0A 1085 D. TT.: 4 H 40'.

Voilà donc la captation de la production du Festival de Glyndebourne 2011 du grand opus wagnérien. Un premier constat s'impose : magistralement filmée par l'équipe de François Rousillon, la mise en scène de David McVicar, d'un réalisme assumé, y prend tout son relief. On est d'emblée captivé par une décoration qui choisit de placer l'action dans le style Biedermeir de costumes aux étoffes chatoyantes, et l'environnement agréable de quelque XIX ème allemand, le tout saisi dans une subtile unité de lieu, symbolisée par les ogives gothiques d'une église germanique. Des dimensions, plus que raisonnables du plateau, la régie fait un atout, à des fins d'intimité. Une sympathique bonne humeur émaille les trois actes, où l'on se divertit pas seulement l'esprit, mais tout autant le corps : on y mange et boit de la plus simple façon. Car McVicar peaufine une direction d'un solide naturel, dont la prise de vues restitue tous les détails suggestifs : ces jeunes femmes, Eva et Magdalena, comme deux complices, David, tout sauf empêtré dans sa longuette leçon de musique, ces Maîtres dont la prestance, voire les tics de chacun, sont dessinés avec gourmandise, ces jeux de scène qui percent au plus juste, tel le baiser donné par Eva à un Walther au comble de l'excitation du souvenir cuisant de l'incompréhension qu'a suscitée son chant chez ses censeurs, etc... Tout est d'une justesse de ton rare. Les dialogues, si prolixes, empoignent le spectateur par leur à propos, le trait juste souligné lorsqu'il faut : les chicanes entre Hans Sachs et Beckmesser resteront des morceaux de choix, notamment au III ème acte. Plus d'un moment, imaginés magiques par le « vieil enchanteur » en ressortent parfaitement révélés. Ainsi de l'apparition de l'éclatant chevalier Walther, alors que le cordonnier s'affaire à lacer le soulier d'une Eva qui n'a d'yeux que pour ce bel amoureux tombé du ciel, ou du sextuor où tous, disposés avec soin par le maître des lieux, se retrouvent assis côte à côte sur un long banc, et se prennent la main à l'invite de celui-ci. La caméra scrute chaque personnage, non pas dans un premier degré banal, mais avec infiniment de tact, pour en dévoiler la véracité de l'attitude, l'éloquence du geste : une Eva radieuse, frémissante de bonheur, un Walther, grand gars sans problème, non plus que vocaux au demeurant, un David, d'une franchise désarmante, tous trois, comme la piquante Magdalena d'ailleurs, pétillants d'une jeunesse qui saute aux yeux, un Pogner, côté très british, pas vieillard câlinant. Le Beckmesser est un ridicule, drôle mais jamais pitre, car ses mimiques sonnent vraies, pitoyable mais toujours digne, jusque dans la douleur de l'échec. Le poète Sachs est immensément humain, combien attachant par sa proximité des êtres et des choses, avec ce je ne sais quoi de ruse lucide, sans arrière pensée ; doué, de plus, d'une habileté désarmante au maniement du marteau de cordonnier. Partout, et pas seulement au fastueux tableau de la fête de la Saint-Jean, éclatent la couleur et la vie par une animation volontairement resserrée, dont la compacité fait mouche. On a déjà dit (cf. NL de 09/2011) combien ce spectacle se distinguait aussi par sa haute tenue vocale et l'homogénéité de son cast, comme par la direction alerte de Vladimir Jurowski, conférant à cette vaste fresque son galbe irrésistible, là encore par une  approche tout sauf grandiloquente. Sans doute, la version filmée la plus aboutie sur le marché.     

 

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Cécile CHAMINADE : Trio N°2 op 34 en la mineur. Claude DEBUSSY : Trio en sol majeur. René LENORMAND : Trio op. 30 en sol mineur. Trio Chausson. 1CD Mirare : MIR 163. TT.: 72'.

Le genre du trio à cordes avec piano a fleuri en France à la fin du XIX ème siècle. On pense à la pièce d'Ernest Chausson, qui a marqué un jalon essentiel. Le Trio Chausson, fondé en hommage à ce compositeur, a choisi de jouer trois œuvres rares, de Debussy, Chaminade et Lenormand. Un fil rouge les unit : leur même époque de composition. Cécile Chaminade (1857-1944) faisait l'admiration de Bizet, qui l'appelait affectueusement « Mon petit Mozart ». Son deuxième Trio, op. 34, de 1887,   est frappé au coin de la belle inspiration. Malgré son titre « moderato », l'allegro, qui l'ouvre, est d'une énergie surprenante, alternant crescendos fiévreux et plages plus résignées. Le lento, qui n'est pas sans évoquer le Trio de Chausson, propose une réflexion lyrique intense, menée par le violon, qui à la section centrale cède la place au cello. L'energico final renoue avec la fièvre du premier mouvement, dans un esprit tout à fait libéré. Sa structure entrecoupée de points d'orgue, lui confère un zest de mystère. Le Trio de Debussy (1880) est plus tourné vers Massenet et Franck qu'annonciateur du style de la maturité. Mais déjà s'impose cette transparence qui la distinguera. L'andantino se plaît à folâtrer dans un paysage choisi, peuplé d'harmonies séduisantes, exposées par les deux cordes, jouant souvent à l'unisson, et auxquelles le piano apporte une note délicatement déclamatoire. Suit un intermezzo, structuré en répons des cordes, le piano jouant le rôle de « go between ». Le violoncelle ouvre l'andante espressivo de son ample mélodie, reprise par le violon, dans un climat serein. Le finale « appassionato », ne le devient que progressivement, tel un feu qui couve, alors que le discours prospère en mille circonvolutions. Publié en Allemagne, en 1893, le Trio de René Lenormand (1846-1932), sera pour beaucoup une découverte. Là encore, ses quatre mouvements témoignent d'un grand souci de l'équilibre entre les trois instruments. L'allegro contient d'intéressantes audaces harmoniques, et le discours est ample. L'andante livre une sombre méditation, dans le registre ppp, qui débouche sur une expression passionnée. En forme de course-poursuite, le scherzo prestissimo se signale par ses notes piquées du piano, tandis que les deux cordes se font plus mystérieuses. Le rythme soudain retombe dans un doux lyrisme, avant de reprendre son élan. Un allegro décidé parachève la fête, de sa fougue presque bouillonnante. Le Trio Chausson fait montre ici, comme dans les deux autres pièces, d'un solide savoir instrumental, d'un sens du dosage enviable, et d'un sûr flair musical. Plaçant cette jeune formation tout près de leurs aînés.

 

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Igor STRAVINSKY : Le Sacre du printemps. Symphonies pour instruments à vent. Apollon musagète. Berliner Philharmoniker, dir. Sir Simon Rattle. 1 CD EMI Classics : 7 23611 2. TT.: 75'36.

Fruits d'exécutions en concert, ces interprétations des trois pièces de Stravinsky sont donc le nec plus ultra de la vision de Simon Rattle. « Le grand rite sacral païen » qu'est, pour son auteur, Le Sacre du printemps, prend ici une tournure flamboyante grâce à un orchestre dont la plastique n'est plus à louer, saisi par une prise de son superlative, aérée, d'un formidable impact (résonance des contrebasses, grosse caisse, retentissante, pour ne citer que deux exemples ). Il est loin le temps où la technique de compression ne laissait, au disque, que peu imaginer la puissance réelle de cette musique. Ce que beaucoup considèrent comme le triomphe de la complexité, l'interprétation de Rattle le rend, bien sûr, limpide - le Sacre n'est-il pas devenu un « classique » ? - mais avec des idées très personnelles. Rien, ici, d'une analyse d'ordre chirurgicale : certaines angles sont arrondis, d'autres acérés, de sensibles ralentissements côtoient des prestissimos d'enfer (Danse de la terre qui conclut la I ère Partie, et son ultime phrase, comme suspendue), le lyrisme est souligné, telle l'Introduction de la Seconde Partie, ou à l'inverse, le déferlement rythmique accentué. La discontinuité consubstantielle à la pièce est, là, évidente. La Danse sacrale qui parachève « Le Sacrifice » se vit, justement, objective, et Rattle fait attendre d'un silence d'une bonne seconde l'accord couperet final. Il n'y a pas pourtant de différence significative de timing avec l'interprétation de Pierre Boulez, dans sa dernière prestation au disque (DG, 1992) : 34'03, pour l'anglais, contre 33'29 chez le maître français. Les contrastes internes sont seulement différents. Le fabuleux Berliner Philharmoniker resplendit de tous ses feux. Et cela est irrésistible, quasi incontournable. Apollon musagète (1928), donné ici dans la version révisée de 1947, est une des manifestations du fameux néoclassicisme, dont se réclamait Stravinsky. Un retour vers le passé et le ballet académique, quoique mâtiné de manières modernistes dans la conduite des idées : un jeu subtil avec quelque modèle du XVIII ème, voire du XVII ème, français peut-être surtout. Pas d'action, pas plus d'ailleurs que dans le Sacre, mais un enchaînement de dix séquences uniquement travaillées sur les cordes, dans une architecture originale, où plusieurs allegros sont mis à la file, et où un adagio renchérit sur un lento. Rattle joue à fond le jeu, non sans un certain humour, et l'apothéose finale, « Largo e tranquilo », a même quelque chose de mélancolique ; au premier degré ? On savoure la beauté souveraine de l'ensemble des cordes et des solos, violon, alto, cello, qui émaillent le ballet. Les Symphonies d'instruments à vents (1920) offrent une manière bien différente de celle du Sacre, même si elles l'évoquent par leur complexité. André Boucourechliev n'hésite pas à considérer que la construction « selon un système d'ancrages, d'amorces, de développements, de rappels, ne trouve d'équivalent dans la musique moderne que dans le Marteau sas maître de Boulez ». Admirable est l'économie de moyens d'une formation de modestes dimensions, les bois puis les cuivres. L'immense maîtrise des Berliner en fait encore un morceau de choix.

 

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Anniversaire Britten

Benjamin BRITTEN : Songs. Winter Words, Op. 52. Michelangelo Sonnets, op. 22, Six Hölderlin Fragments, op. 61.  Who are these Children ? op. 84. Songs from the Chinese, op. 58. Ian Bostridge, ténor, Sir Antonio Pappano, piano, Yuefei Yang, guitare. 1 CD EMI Classics : 4 33430 2. TT.: 70'15.

Les divers cycles vocaux chambristes, qui émaillent la production de Britten, sont des chants de paix et de fureur. Écrits essentiellement pour la voix de ténor, celle de Peter Pears, ils abordent les thèmes de l'enfance, de la désespérance de la vie, de la violence, et apparaissent souvent tels des hymnes d'amour pour le compagnon  chanteur. Le compositeur cherche à restituer à la langue anglaise sa vitalité, libérée de toute étiquette romantique. Les sept Michelangelo Sonnets, op 22, achevés en 1940, durant l'exil que le musicien s'était imposé aux USA, et premières pièces dédiées à Pears, seront créées par lui et le compositeur en 1942, à Wigmore Hall. Elles sont destinées à mettre en évidence cette voix particulière, à travers des incursions tendues dans le haut du registre et un style presque bel cantiste, célébrant la clarté du timbre. Le choix des poèmes est loin d'être fortuit, là où le grand italien, de plus de 80 ans, y célèbre sa flamme pour le jeune Tommaso dei Cavalieri, tout comme Britten clame une passion tout aussi ardente pour le ténor dédicataire. Dans les huit mélodies de Winter Words, op 52, de 1953, composés simultanément avec l'opéra The turn of the Screw, Britten s'empare de la poésie fantastique de Thomas Hardy et de la thématique de l'innocence de l'enfance, dans ce qu'elle a d'énigmatique, voire de dangereuse, qu'il traitera si magistralement dans l'opéra : un lyrisme sombre, empreint d'une fausse quiétude, établissant un climat doucement angoissant. Les Six Hölderlin Fragments, op 61, la seule pièce vocale de l'anglais à avoir été écrite dans la langue de Goethe, à l'instigation de son ami, le prince Ludwig de Hesse, livrent, là encore, un concentré de la pensée de l'auteur, épousant celle tourmentée du poète allemand. Avec les quatre chants tirés de Who are the Children ?, op 84 (1969), cycle de douze mélodies sur des textes de William Soutar, on croise le thème des horreurs de la guerre, mêlé à celui de l'enfance. En l'occurrence l'intrusion de la guerre dans l'univers insouciant de ce qui semble être une nurserie ou une école. Les tournures y sont poignants, et la violence non dissimulée, notamment dans « Nightmare » (cauchemar), vision du danger extrême, ou « Slaughter » (massacre), figurant la course infernale d'un animal horrible semant la désolation sur son passage. Les Songs from the Chinese, op 58, de 1957, ont ceci d'original d'être écrits pour accompagnement de guitare, en hommage à Julian Bream, avec lequel Britten aimait à se produire. C'est une réflexion sur l'existence, déjà entrevue dans les Höderlin songs, ce milieu de la vie où se fait jour la dépression, et malgré tout reste l'espérance de jours meilleurs. L'alliance voix de ténor et guitare est des plus séduisantes, surtout lors des passages riches en onomatopées. S'il est un interprète désigné pour donner tout leur lustre à ces songs, c'est bien Ian Bostridge, dont la manière s'inscrit parfaitement, presque par mimétisme, dans celle de Peter Pears : luminosité du timbre, typiquement british, fluidité de l'émission, qui perce l'intimité de la phrase comme peu, un Dietrich Fischer-Dieskau par exemple. De la déclamation véhémente à la caresse apportée au mot, voilà bien un festin de poésie anglaise. Il fait équipe, comme déjà dans le répertoire allemand, avec Antonio Pappano dont le talent de pianiste n'a rien à envier à l'allant du chef lyrique, et qui sait faire merveille de l'économie de moyens dans l'accompagnement imaginé par Britten, et manier l'excentricité là où il le faut.

 

 

Jean-Pierre Robert.

 

 

Dimitri CHOSTAKOVITCH : Concerto pour violoncelle et orchestre N°1 op. 107. Sonate pour violoncelle et piano op. 40. Moderato pour violoncelle et piano. Emmanuelle Bertrand, violoncelle, Pierre Amoyel, piano. BBC Symphony Orchestra of Wales, dir. Pascal Rophé. 1CD Harmonia Mundi : HMC 902142. TT.: 63'05.

L'intérêt de ce disque est de rapprocher des compositions pour le violoncelle, écrites par Chostakovitch à deux époques bien distinctes de son processus créateur. La Sonate op. 40, de 1934, contemporaine de l'opéra Lady Macbeth of Mzensk, ne manque pas de surprendre par son ambiguïté. L'allegro non troppo cultive le déroutant, l'impénétrable même : une apparence classique et lyrique cache à peine un traitement du matériau se révélant vite inquiétant, où toute forme de séduction semble se déliter. De type scherzo, l'allegro suivant propose une valse parodique, aux sonorités dissonantes, grinçantes au violoncelle, percussives au piano. En total contraste, le largo introduit un climat apaisé, d'un lyrisme éperdu, où la courbe mélodique dévolue au cello s'élève généreusement, parée d'un thème rappelant de manière fugace un de ceux de l'opéra ; tandis que le clavier se maintient dans le registre grave. La profondeur abyssale va de pair avec l'extrême dépouillement. Au finale revient le soin de laisser l'auditeur sur une impression interrogative : des pseudo variations aussi gratuites, mais seulement en apparence là encore, qu'emplies de sarcasme. Le jeu du piano est insolent, celui de l'instrument à corde pas moins crissant. Le morceau intitulé Moderato pour violoncelle et piano, sans doute de la même époque, véhicule en tout cas un esprit similaire, de lyrisme affirmé. Emmanuelle Bertrand et Pierre Amoyel sont parfaits d'humilité et de tact. Tout autre est le Concerto N°1 pour violoncelle, de 1959, écrit pour Mtislav Rostropovitch. L'heure est à la réflexion désabusée sur une carrière tant entravée, et bardée de faux semblants. la versatilité stylistique de la pièce chambriste précédente fait place à l'homogénéité : la parodie est délibérément affichée. L'allegretto, « dans un style de marche joyeuse », est sans doute tout sauf ce que cette appellation veut dire. L'humour est à prendre au second degré. Le fameux thème bâti sur les quatre notes du monogramme de l'auteur « D S C H », en sera le motif conducteur. Le vaste moderato délivre un chant somptueux, suprêmement apaisé, qui monte graduellement en puissance. Bien que, là encore, il existe des signes qui ne trompent pas, d'une amère douleur. Intervient alors une formidable Cadenza, nul doute, composée pour mettre en avant la fabuleuse virtuosité et l'exceptionnelle maîtrise du dédicataire. Le finale est un des exemples du vrai-faux burlesque qu'affectionne Chostakovitch, où vont se télescoper des éléments divers : cheminement chaotique du cello, traits criards des bois, cordes ostinato, percussions détonantes, et surtout allure de course haletante, qui reprend, pour le déformer, le thème d'origine. Emmanuelle Bertrand est stupéfiante d'autorité, asservissant, par la souplesse du phrasé, un dramatisme affirmé. Pascal Rophé métamorphose une orchestre sans doute pas de top niveau, mais terriblement efficace dans ses interventions.

 

 

Jean-Pierre Robert.