« La ronde des festivals »
Beaucoup de musique baroque
pour les festivals de l'été en douce France. L'engouement ne faiblit pas,
cultivé par l'ingéniosité des organisateurs qui allient qualité musicale et
beauté des sites. Si de longue date baroque rime avec Art roman, on ne compte
plus églises, chapelles et autres châteaux dont l'atmosphère paisible est
sollicitée pour un parcours musical, souvent littéraire aussi, pour ne pas dire
gastronomique. Et la joie des interprètes de jouer dans ces lieux chargés
d'histoire est à la hauteur des attentes d'un public exigeant.
La musique de chambre, de la
période classique au romantisme, n'est pas en reste, quasi consubstantielle au
genre même du festival à la française. Là encore, l'architecture de l'endroit
choisi, qui tranche volontairement avec la salle de concert habituelle,
autorise une propice concentration, menant l'auditeur au plus près des
interprètes.
25 au 28 / 07
Itinéraire baroque en Périgord vert
©
Daniel Luburski
Ce festival est aussi court que
dense. En quatre jours, Ton Koopman, qui en est la
cheville ouvrière, mène par la main le public à travers les églises et
chapelles romanes endormies du beau pays du Périgord vert, pour un voyage dans
le temps. En effet, mis à part les deux concerts d'ouverture et de clôture,
l'un, à l'abbaye de Brantôme (Ensemble La Risonanza et la chanteuse Roberta Invernizzi, le 25/8),
l'autre, à l'église de Saint-Astier (Amsterdam Baroque Orchestra & Choir,
dirigés par Koopman, le 28), deux itinéraires
musicaux et patrimoniaux sont offerts aux mélomanes assidus : le 26 août, au
pittoresque village de Cercles (24320), et à son abbatiale, pour une série de
trois concerts, entre 12 H et 20H 30, entrecoupés de pauses au « Café
baroque », le temps de conférences sur architecture ou musicologie ;
et le 27 août, pour une balade à travers
6 églises de la région et 6 concerts successifs, d'une demi-heure chacun, entre
orgue, chant et musique de chambre, de Buxtehude à Bach, de Frescobaldi à
Haendel, de Leclair à Rameau, en passant par les descendants du Cantor de
Leipzig.
Le programme s'inscrit dans le
cadre d'un volet pédagogique double : d'une part, une action en milieu scolaire
concernant 400 enfants d'un des cantons, du primaire à la classe de 5 ème, débouchant sur deux concerts de fin d'année ; d'autre
part, une aide au Jeune Chœur de Dordogne, créé en 2000, proposant un travail
en profondeur dans le domaine de la voix aux élèves à partir de du CE1 jusqu'à
la terminale, en concertation avec le Conservatoire Municipal de musique de
Périgueux. Cette année encore, Ton Koopman fait
travailler trois œuvres de Henry du Mont, Jean-François Baptiste Lalouette et Michael Praetorius.
Renseignements et location :
Itinéraire Baroque, 36, rue du Four 24600 Ribérac ; par tel.: 05 53 90 05 13 ; www.itinerairebaroque.com ou contact@itinerairebaroque.com
26 / 07
Musiques à La Chabotterie
©
DR
La Simphonie du Marais,
accompagnée de son chœur et de ses chanteurs, Valérie Gabail, Stéphanie Révidat,
Reinoud Van Mechelen, François-Nicolas Geslot, Marc Labonnette et Sydney Fierro, sous la direction de Hugo Reyne, présenteront Les Indes galantes de Jean-Philippe
Rameau, lors de la 17e édition du festival Musiques à la Chabotterie,
en Vendée. Les Indes galantes est le
premier opéra-ballet composé par Jean-Philippe Rameau, sur un livret de Louis Fuzelier, en un prologue et quatre entrées : le Turc
généreux, les Incas du Pérou, Les Fleurs - fête persane, Les Sauvages. Cette
œuvre lyrique majeure connut à l’époque un grand succès et fut repris au XXe
siècle, et plus récemment à Paris. Rameau nous offre une œuvre festive, légère
et délicate où l’exotisme et le voyage sont à l’honneur. Compagnon de route des
grands noms du baroque, Brüggen, Christie, Herreweghe
ou Savall, Hugo Reynes a
fondé en 1987 son ensemble La Simphonie du Marais,
qu'il mène depuis lors de succès en succès. Une interprétation qui se promet
fastueuse, qu'on retrouvera ensuite au disque.
Salle Dolia, Saint-Georges de
Montaigut, 85600, le 26 juillet 2013, à 20 H.
Renseignements et Location: 02 51 43 31 01 ;
http://chabotterie.vendee.fr/Musiques-a-la-Chabotterie
20 au 24 / 08
Sablé : de la préciosité
Le festival sarthois interroge
cette année la préciosité en tant que mouvement littéraire et mode musical,
avec des programmes insolites où l'audace se conjugue avec l'inédit. En 14
concerts, égrainés par quelques grands noms, seront déclinés plusieurs genres.
Ainsi de texte et musique, autour des Lettres portugaises de Gabriel de
Guilleragues, toutes de tendresse et de passion, sur des musiques de clavecin de d'Anglebert (22/8), ou de
textes de Madeleine de Scudéry et d'Antoinette Deshoulières, qui seront mis en
espace (23/8). De la musique vocale : un « Teatro d'amore », autour de Monteverdi et de ses
contemporains (20/8), ou d'intéressantes cantates de chambre italiennes, de
Scarlatti et de Haendel (21/8), des musiques chantées par les demoiselles de La
Pietà, ces orphelines vénitiennes pour lesquelles Vivaldi s'illustrera, mais
aussi Johann Adolf Hasse (22/8), des motets de Marc Antoine Charpentier, pour
Mlle de Guise (24/8). Mais aussi de musique et danse au temps des précieuses,
ou l'art de bien chanter, qui voit le triomphe de l'Air sérieux, plus raffiné
que son prédécesseur l'Air de cour (21/8). De musique purement instrumentale,
enfin, au fil d'un récital de luth et de guitare baroque par Rolf Lislevand (21/8), ou d'un concert de Sonates pour clavecin
et viole de gambe de Jean-Sébastien Bach, de même que d'une soirée de concertos
pour flûte et petite flûte ou traverso (24/8). Au
chapitre plus léger, on appréciera un florilège d'« airs de cour »,
proposant des airs à boire et à danser, auxquels Les Lunaisiens apporteront leur faconde légendaire (24/8), et une composition des plus
originales, « Folias et canarios »,
ces amusements débridés qui trouvent leur origine dans la musique populaire ibérique
de la fin du Moyen Âge, proches de l'improvisation, à partir d'une ligne de
viole de gambe, vus par Jordi Savall et Hespérion XXI (23/8) ; et enfin l'inénarrable Platée,
dans lequel Rameau ne se prive pas de pasticher l'opéra, et auquel Jean-Claude Malgoire apportera, à n'en pas douter, toute sa verve et
son immense talent (22/8).
Sablé-sur-Sarthe et autres lieux.
Renseignements et location : 16
rue Saint-Denis, BP 177, 72305 Sablé-sur-Sarthe ; par tel. : 02 43 62 22 22 ; Fax : 02 43 62 22 23 ; www.festivaldesable.fr
22 au 25 / 08
Rencontres musicales de Vézelay : les chemins de la musique
sacrée
©
DR
La colline éternelle et son
illustre basilique sont l'écrin d'un festival atypique dans le paysage musical
français. Préparées
par Pierre Cao, directeur
du Chœur Arsys Bourgogne, ces rencontres fêtent la
voix sous toutes ses formes : la voix polyphonique, au premier chef, car le
festival se donne d'abord pour but de revisiter les grandes pages de la musique
chorale, le Gloria de Vivaldi, par exemple (24/8), mais aussi la réunion inattendue du
violoncelle et du chœur, pour une « Rencontre du souffle et de
l'archet », en l'occurrence de celui d'Ophélie Gaillard et de chanteurs d'Arsys (22/8), ou encore des hymnes à la vie et à l'amour
avec des chants poétiques autour des œuvres de Hildegard von Bingen. Le Chœur philharmonique tchèque rendra un
hommage à Francis Poulenc, qui a écrit des pièces si profondes pour la
formation chorale (23/8).
Basilique Sainte-Marie-Madeleine, et autres lieux.
Renseignements et Billetterie :
Rencontres Musicales de Vézelay, Cité de la Voix, 4 rue de l'Hôpital, 89450
Vézelay ; par tel.: 03 86 94 84 40 ; www.rencontresmusicalesdevezelay.com
13 / 09 au 06 / 10
Ambronay : La
machine à rêves
Pour sa dernière saison à la
tête du prestigieux festival de Bresse, Alain Brunet ouvre la boîte à rêves :
rêves d'artistes, rêves de public, et aussi l'Orient rêvé par l'Occident. Et,
une fois encore, son propre parcours de rêve qui a fait de la belle Abbaye d'Ambronay le plus choisi des écrins pour l'écoute de la
musique baroque. Plusieurs évènements distinguent cette saison, répartie comme
de coutume sur quatre longs week end : Les Vêpres
de Monteverdi, dirigées par Leonardo García Alarcón,
avec sa Capella Mediterranea et le Chœur de chambre
de Namur, interprétation qu'on espère voir rejoindre au panthéon de
l'excellence celles, de références à Ambronay, de
Jordi Savall et de Gabriel Garrido (13 et 14 septembre) ; puis Tito Manlio, un
des nombreux opéras de Vivaldi, donné pourtant en « recréation »,
dans sa version romaine de 1720, après une méticuleuse reconstruction : un
inédit du Prete rosso est
un événement à coup sûr, auquel le prestige de la distribution ajoute encore du
lustre ! (20/09). Un « concert royal de la nuit » (28/9), se
proposera de faire revivre, en concert, le « Ballet Royal de la
nuit », donné en 1653, en l'honneur du jeune Louis XIV.
Ambronay, c'est
la fête permanente et l'embarras de richesses. Ainsi de l'Orfeo de Monteverdi, là encore sous la direction de García Alarcón,
et présenté dans une version scénique, pour ce faire au Théâtre de
Bourg-en-Bresse (3 & 4 octobre) ; du récital de Enrico Onofri et de son Ensemble Imaginarium (28/9), du quatuor
helvète Terpsychordes, ou de l'Ensemble Zefiro avec le contre-ténor Carlos Mena (15/9), ou encore
de cette rencontre originale, « Arfolia »,
autour de musiques de la Renaissance, réunissant les deux ensembles Aperto
Libro et Quartet Arfi (4/10).
Pour cette ultime programmation
artistique, Alain Brunet a souhaité réunir ceux qui furent là dès la première
heure, William Christie et les Arts Florissants, bien sûr (21/9), Jordi Savall, lequel se produira comme gambiste, dans un
florilège français (5/10), et à la tête de son Concert des Nations (6/10), ou
encore René Jacobs. Ce dernier dont la passion pour Mozart ne se tarit pas,
jouera Le Nozze di Figaro (22/9). Il y aura
aussi ceux de la seconde génération baroque : Hervé Niquet et son Concert
Spirituel, dans des Odes de Purcell (27/9), Paul Mc Creech,
pour Acis et Galatée de Haendel (29/9), Christophe Rousset, à la fois
comme chef et comme récitaliste (5 & 6 octobre),
et les chanteurs phares que sont Stéphanie D'Oustrac,
et Philippe Jaroussky. Celui qui débuta céans la
fabuleuse ascension que l'on sait, donnera sa première masterclasse,
le 12 septembre, et un concert en hommage au fameux castrat Farinelli, le 19/9.
Ambronay ne
serait pas sans ses spectacles « famille », autre facette de
« la machine à rêves » : Louise Moaty a
concocté une veillée « les Mille et une Nuits », qui avec l'ensemble
La Rêveuse, et sous le chapiteau jouxtant les bâtiments conventuels, nous
emmène dans le sillage de Shéhérazade (13/9). Il y aura aussi un spectacle
intitulé « La Belle et la Bête », conte théâtral d'après l'œuvre de Jeanne-Marie Leprince de
Beaumont. On fêtera enfin les 20 ans de
l'Académie d'Ambronay, et mettra en avant les jeunes
ensembles.
Abbaye d'Ambronay,
Les week end des 12 au 15, 18 au 22, 25 au 29
septembre, et 4 au 6 octobre 2013 ( sauf le 18/9, au
Monastère de Brou ; le 22/9, à l'Opéra de Lyon ; le 26/9, à l'Église de
Pérouges ; les 3 & 4 octobre, au Théâtre de Bourg-en-Bresse)
Renseignements et Location :
Centre culturel de rencontre d'Ambronay, place de
l'Abbaye, 01500 Ambronay ; par tel.: 04 74 38 74 04 ; www.ambronay.org ou www.concertclassic.com
13 / 07 au 8 / 09
Festival de l'Orangerie de Sceaux : musique de chambre ad libitum
©
DR
Fidèle à lui-même, le Festival de
l'Orangerie de Sceaux, et pour son 44 ème millésime,
offre un florilège de concerts chambristes de haut vol. On y rencontrera aussi
bien les pianistes Alexander Melnikov, Francesco Piemontesi, Nicolas Angelich,
Florent Boffard, Adam Laloum, Jean-Frédéric Neuburger (en duo avec David Grimal),
Anne Queffélec Giovanni Bellucci (avec pour partenaire l'altiste Gérard Caussé),
François-Frédéric Guy (en duo avec Tedi Papavrami), que les cellistes François Salque (en trio avec Svetlin Roussev et Elena Rozanova), Jean-Guihen Queyras, Aurélien Pascal. Les ensembles ne le cèderont en rien : les Trios Owon, ou Talweg, les Quatuors Modigliani, Ardeo, Parker, ou Ludwig. Un événement marquera la dernière
journée du festival, le 8 septembre, et la célébration du « 1.500 ème concert » : une après-midi marathon, en deux temps,
réunissant le Trio Pasquier et le pianiste Abdel Rahman El Bacha, pour un
panorama musical, du solo au quintette.
Dans le cadre enchanteur, bucolique et
architectural du domaine de Sceaux, ces concert de week end, en fin d'après midi, sont des rendez-vous
incontournables de musique en Ile-de-France. Pour prolonger le plaisir en
famille, des visites gratuites sont organisées, certains jours, au Musée de
l'Ile-de-France, ou au Chantier des broderies, ainsi que des animations pour
les plus jeunes et des ateliers autour des « costumes du Grand
Siècle » et de « l'opéra baroque en miniature ».
Les vendredi, samedi et
dimanche, du 13 juillet au 8 septembre 2013, à 17 H 30 (sauf les 19/7, 30/8,
6/9, à 20 H ; et le 8/9, à 16H & 18H30).
Location : SMES – Festival de l'Orangerie de
Sceaux, BP 52, 92333 Sceaux ; par tel. : 01 46 60 00 11 ; www.festival-orangerie.fr ou
contact@festival-orangerie.fr
20 au 30 / 08
Annecy Classic festival : amitié
franco-russe
©
DR
Tout comme naguère Sviatoslav
Richter se prit de passion pour la Touraine et la Grange de Meslay,
le colosse russe Denis Matsuev investit Annecy et les
bords de son lac, en miroir au sibérien lac Baïkal dont il est originaire. Le
festival, soutenu par un grand mécène russe, alignera encore cette année
quelques grands noms du clavier : outre Matsuev (25,
27 & 30/8), Nelson Freire (24/8), Frank Braley (23/8, avec Gautier Capuçon), la controversée Khatia Buniatishvili (20 &
21/8), mais aussi David Kadouch, et des talents
émergents, Kim Sunwoo, Sanja Bizjak, Yulianna Avdeeva, Andreiy Dragan. Il y
aura beaucoup de musique de chambre et du symphonique. L'Orchestre
Philharmonique de Saint-Pétersbourg sera en résidence, conduit par son chef
Yuri Temirkanov, mais aussi par Jean-Claude Casadessus et Faycal Karoui. La programmation, fort éclectique, proposera
également du chant : des airs d'opéras, par Sandrine Piau,
la Messa di Gloria de Puccini, et un
bouquet d'airs de Mozart, Rossini et Offenbach.
Des master-classes de piano,
animées par Georges Pludermacher et Roger Muraro, un atelier
vocal, et la création d'un campus d'orchestre ayant pour objectif de former au
métier de musicien d'orchestre, complètent un festival qui investit les lieux
historiques de la ville, et des endroits plus improbables, comme l'Arcadium, le temps d'une soirée jazz et improvisation, ou
les salons de l'Impérial Palace, pour la Nuit du piano, le 26 août.
Église Sainte-Bernadette, Cathédrale Saint-Pierre, Musée-château
et autres lieux.
Location : Annecy classic Festival, 3, place du Château, 74000 Annecy ; par tel.: 04 50 51 67 67 ; www.annecyclassicfestival.com ou contact@annecyclassicfestival.com
Jean-Pierre
Robert.
***
Haut
Peter Grimes et le retour de Benjamin Britten en
Angleterre
En 1810, le poète
et pasteur anglais George Crabbe (1754-1832) publie son poème descriptif The Borough, vingt-quatre lettres
formées de distiques rimés en pentamètres ïambiques (heroic couplets) dont la vingt-deuxième
sera la source d’inspiration pour l’opéra Peter
Grimes, opus 33, de Benjamin Britten (1913-1976). Les deux
hommes sont natifs de la côte du Suffolk ; le petit port d’Aldeburgh, pour le poète et, tout près, Lowestoft, port de
pêche, pour le compositeur. Le paysage et la psychologie des êtres qui
l’habitent ont singulièrement marqué et influencé ces deux auteurs quoique de
façon différente. La mer, de même, et ses tragédies importent si l’on veut
comprendre l’essence de leurs expressions respectives. Proche du grand
philosophe Edmund Burke (1729-1797), Crabbe s’est opposé à la vision poétique,
idyllique et bucolique, d’un Thomas Gray (1716-1771), par exemple. Sa vision de
la campagne et de la nature était singulièrement sombre et pessimiste. Ce
faisant, il reconstituait une enfance lugubre, dépourvue d’espoir. Crabbe
créait, dans cet esprit et dans ce contexte, la figure de Peter Grimes, un
patron pêcheur qui traite avec la plus grande dureté ses trois jeunes apprentis
« achetés » à la workhouse locale. Ils mourront à la suite des épreuves infligées par leur maître. Ce
dernier sera confronté à la violence des habitants du bourg et finira par se
suicider. Les quelques vers suivants témoignent de ce drame :
Hélas ! pauvre Peter : pour l’aider, aucun apprenti
Qu’il
pût maintenant commander, tant il était haï.
Seul
il faisait aller sa barque à la rame, et seul il lançait
Ses
filets par-dessus bord ou mouillait son ancre ;
Pour
tenir un cordage ou entendre un juron, personne.
Il
peinait et pestait, il geignait et sacrait tout seul.
Crabbe décrit, sans
aucune sentimentalité, la tristesse de la solitude vécue, selon son fils, dans
« un lieu pauvre et déshérité, situé entre une falaise (sur laquelle se
trouvaient alors seulement la vieille église et quelques maisons éparses) et
l’océan ». Crabbe avait précisé en son temps que « l’esprit de Peter
Grimes, demeure indifférent à la pitié, au remords, à la honte, tandis qu’il a
cette intrépidité de tempérament et d’esprit, brisée par la solitude et la
déception. Son esprit est dérangé par des chimères et des visions d’horreur que
la désolation de la scène maritime ne peut qu’augmenter ».
Entre 1939 et 1942,
Britten vivait en Amérique du Nord non sans un sentiment diffus de culpabilité,
eu égard à son choix de pacifiste. Découragé, il se décrira lui-même comme
ayant l’esprit confus. Cet état ne l’empêchera pas, pour autant, de travailler
à de nombreuses partitions telles que son Concerto pour violon en ré mineur, une Sinfonia da Requiem et son opérette Paul
Bunyan. Sur le plan musical et esthétique, il prenait délibérément position
contre la valorisation du folk-song de son pays dans un article agressif de 1941,
destiné à la revue Modern Music, sous
l’intitulé England and the Folk-Art Problem.
Dans ce texte, au demeurant fort discutable, il évite fort soigneusement de
citer les noms de ses éminents confrères Ralph Vaughan Williams (1872-1958) et
Gustav Holst (1874-1934). Par ailleurs, il exprime une sorte de dédain tout à
fait injustifié à l’endroit de Sir Charles Hubert Hastings Parry (1848-1918),
un des plus remarquables symphonistes européens et historien de la musique de
haut vol, artisan indéniable de l’English School avec
Sir Charles Villiers Stanford (1852-1924) et Sir
Arthur Seymour Sullivan (1842-1900). De la sorte, Britten s’en prend
délibérément à l’authenticité du chant populaire tout en se déclarant
parfaitement indépendant de la Pastoral School dont l’un des instigateurs a été, entre autres,
le grand collecteur et folkloriste Cecil James Sharp (1859-1924). C’est dans
cet état d’esprit qu’il va cheminer progressivement vers le processus relatif à
notre sujet, son ouvrage lyrique Peter
Grimes.
Le Listener du 29
mai 1941 publie un exposé, diffusé le 17 mai précédent par la BBC, consacré à
George Crabbe par Edward Morgan Forster (1879-1970), l’auteur de Howards End (1910). Il commence par cette
phrase : « Parler de Crabbe, c’est parler de l’Angleterre ».
Elle ne manquera pas de toucher Britten qui écrira : « C’était en
Californie, durant le malheureux été de 1941. Dans une librairie de Los
Angeles, je suis tombé sur un exemplaire de l’œuvre poétique de George Crabbe.
J’ai commencé par lire son poème intitulé Peter
Grimes, j’ai fait lecture en même temps d’un article signé E. M. Forster
extrêmement pénétrant et révélateur qui s’y rapportait. En un éclair j’ai su où
se trouvaient mes origines et ce qui me manquait ». Ce texte a rendu le
compositeur fort étrangement nostalgique de sa contrée natale. Il lui fallait,
toutefois, surmonter quelques contradictions intimes.
Benjamin Britten & Peter Pears / ©DR
Britten, tout en
restant relativement fidèle à l’esprit de sa source poétique, ne manquera pas
de transformer la dimension psychologique de son Peter Grimes en lui attribuant une sorte de culpabilité et
d’aspiration à une vie meilleure. Alors que Crabbe montre la vérité intérieure
dans toute son âpreté, le musicien cherche, à travers son étonnante conception
de l’imagination, à dédouaner le pêcheur qu’il considère, finalement, comme un
être pourchassé par des gens qui ne le comprendraient pas sur le fond. Le
romancier et journaliste Colin MacInnes (1914-1976)
confiera à son journal intime de la fin des années 1940 que « Grimes est
le héros homosexuel par excellence. La mélancolie de l’opéra est la mélancolie
relative à l’homosexualité ». Il est évident que Britten exprimera sa
situation intime à travers nombre de ses créations et c’est bien en cela que
son personnage se différencie singulièrement du patron pêcheur imaginé par
Crabbe. Grimes devient le persécuté parce que différent des autres.
Précisément, lors de son retour en Angleterre, Britten craindra de subir le
même sort que son héros en tant que pacifiste et homosexuel, deux états alors fortement
réprouvés. En l’occurrence, sa tendance sexuelle était dans le meilleur des cas
considérée comme une aberration malheureuse et, dans le pire, tels un crime et un péché comme l’affirme le musicologue
James Day.
Quelques années
plus tard, le compositeur se justifiera à propos de l’objection de conscience,
partagée avec son ami, le ténor Peter Neville Luard Pears (1910-1986). Elle s’avère aussi décisive pour l’inspiration qui a présidé
à la composition de l’opéra : « Un sentiment majeur pour nous. C’était
celui de l’individu confronté à la foule, avec des sous-entendus ironiques
envers notre propre situation. Nous ne pouvions dire que nous avions souffert
physiquement, mais nous avons vécu un état de tension extrême. Je pense que
c’est en partie cela qui nous a amenés à faire de Grimes un personnage
conflictuel et visionnaire, un idéaliste plutôt qu’un méchant, comme le voulait
Crabbe ».
En 1941, l’Andante de son Quatuor à cordes n°1, en Ré Majeur, annonce indéniablement
l’esprit sonore de Peter Grimes.
Britten est, dans le même temps, en état de dépression. Souhaitant fermement
rentrer en Angleterre, il fait la demande d’un permis de sortie tant il est
finalement décidé à échanger une vie de fausse liberté à l’étranger pour un
risque encore inconnu à la maison. Précisément, la perspective d’un travail
dans son propre pays n’apparaît pas alors comme très évidente. L’illustre chef
d’orchestre russe Sergey Aleksandrovitch Koussevitzky (1874-1951), installé à Boston, apprend du compositeur lui-même
qu’il a en tête ce projet d’opéra. Il souhaite y contribuer financièrement et
demande que l’œuvre soit dédiée à la mémoire de son épouse Natalia.
En attendant leur
bateau de retour, le cargo suédois Axel
Johnson, le compositeur et son compagnon imaginent que Grimes « admet
que la jeunesse de l’enfant l’écorche, son inutilité l’irrite. Grimes n’a pas
de père pour l’aimer, pourquoi se comporterait-il gentiment envers
l’apprenti ? Son propre père n’a fait que lui taper dessus, pourquoi, à
son tour, n’en ferait-il pas autant : “Donne-moi la preuve de ton utilité,
ne sois pas simplement joli – travaille – ne sois pas simplement innocent – ton
grand regard fixe ne suffit pas. Préférerais-tu que je t’aime ? Tu es
doux, jeune, etc. – mais il te faut m’aimer, pourquoi ne m’aimes-tu pas ? Aime-moi, bon Dieu.” » L’influence d’un certain
Sigmund Freud ne semble pas si éloignée que cela de même que celle du Wozzeck (1921/25) d’Alban Berg
(1885-1935). Au cours de leur travail en commun durant la traversée, Pears
conteste toute allusion à l’homosexualité : « P. G. est un introspecteur, un artiste, un névrosé, son réel problème
est l’expression, l’expression de lui-même ».
Le 17 avril 1942,
les deux hommes débarquent enfin à Liverpool. Le romancier et dramaturge
anglo-américain Christopher Isherwood (1904-1986)
sollicité pour la rédaction du livret avait refusé, le 18 février précédent,
n’étant pas du tout inspiré par le sujet. Britten fait alors appel à
l’écrivain, dramaturge et critique littéraire d’esprit byronien Charles Montagu Slater (1902-1956) qui accepte tout en
précisant : « Cela devient de plus en plus un opéra sur la communauté
dont la vie est momentanément “éclairée” par la tragédie de meurtres
d’enfants : Ellen prend de l’importance, dit Britten, et il y a quelques
personnages mineurs très intéressants, le curé, le gardien du pub, un Diafoirus apothicaire, et le docteur ». Slater fait
immédiatement allusion à l’essentiel rôle d’Ellen Orford (soprano), la maîtresse d’école et la seule amie de Peter Grimes. Ses
sympathies communistes vont indéniablement politiser son propos tout en
contribuant à marquer de leur empreinte la conception de son livret. Mais
Slater ne faisait pas de distinction entre l’art et l’idéologie.
Britten ne va pas
bien. Il attrape la rougeole, ne compose pas même si son opéra occupe son
esprit en permanence. Le livret est achevé mais le compositeur, insatisfait,
déclare : « Pour le moment, il [Peter Grimes] demeure simplement un
cas pathologique – pas de raison et peu de symptômes. Il va falloir beaucoup le
modifier ». De surcroît, Britten reproche à son librettiste d’avoir
spécialement avantagé les rôles secondaires au détriment de Grimes lui-même.
Dans ces conditions, il ira jusqu’à songer de faire appel au poète et homme de
lettres Wystan Hugh Auden (1907-1973), son ami « antibourgeois ».
C’est à la fin novembre 1943 que Britten se
mettra sérieusement à la tâche. Il vient de célébrer son trentième
anniversaire. Dans une lettre adressée à Pears, il précise : « Enfin,
j’ai rompu le sort et me suis mis au travail sur Peter Grimes deux jours
ininterrompus, durant lesquels j’ai composé la majeure partie du prologue. Au
cours de ce prologue, nous trouvons Peter Grimes dans une cour de justice de
fortune, les notables du bourg faisant office de juges et d’avocats. Grimes
tente de se justifier de la mort accidentelle en mer de son apprenti William Spode. Il est acquitté, mais les villageois présents
l’accusent néanmoins de meurtre, et l’hostilité monte ». Le travail sur
cet opéra en un prologue et trois actes, chacun divisé en deux scènes, se
poursuivra jusqu’en février 1945, année au demeurant fort emblématique.
Les choses semblent se compliquer quelque peu
à propos de l’interprète susceptible de chanter et incarner Peter Grimes. Par
pudeur, peut-être, Britten évite le choix de Peter Pears, songeant plutôt à une
voix de baryton que de ténor. Finalement, ce dernier l’emportera à juste titre
tant a-t-il contribué au processus compositionnel. Il est d’ailleurs
intéressant de prendre connaissance de ce qu’écrira à ce sujet Donald Mitchell,
spécialiste autant de Britten que de Mahler : « Cela m’amuse de me
rappeler que Pears reprochait de temps à autre au compositeur d’avoir rendu les
choses si difficiles pour le soliste, prétendant qu’il avait été vaincu d’innombrables
fois en interprétant le rôle sur le vif au théâtre. Britten souriait, mais ne
se montrait nullement enclin à repenser ni à réviser la scena … ». Quoi qu’il en soit, Peter Pears a indubitablement été le réalisateur,
de par sa conception du rôle, de la fusion entre Grimes et Britten. Un an après
la première de l’opéra, le chanteur ajoutera : « Grimes n’est ni un
héros ni un operatic villain.
Il n’est ni sadique, ni démoniaque. La musique le montre avec la plus grande
clarté. Beaucoup de personnes ordinaires, fragiles, en désaccord avec la
société, tentent de le surmonter et, de la sorte, violent les conventions. Ils
sont classés par la société comme des criminels et détruits en tant que
tels. Il y a beaucoup de Grimes autour de nous, je pense !» Deux ans
plus tard, le compositeur confirmera en ces termes : « Ce sujet est
très proche de mon cœur : la lutte de l’individu contre les masses ».
Les travaux du musicologue américain de naissance anglaise, Philip Brett
(1937-2002), sont très éclairants à ce sujet.
Dans cette partition vouée à la plus grande
célébrité, le chœur de la communauté joue un rôle fondamental à l’instar du choros de la tragédie grecque antique. Le « bruit
obsédant [de la mer] accompagne ce drame » ainsi que l’atteste la
musicographe Mildred Clary. Le langage musical se réfère à l’interpénétration
entre modalité et tonalité, non sans ambiguïté d’ailleurs. En cela, Britten
exprime-t-il la vérité intérieure relative aux motifs qui animent non seulement
Grimes mais aussi les gens du village. Sa maîtrise technique de l’écriture lui
permet d’opposer les tonalités de Ré, Mi et La Majeur, relatives à la vie imaginative, à celles de Mi b et Si b pour ce qui concerne la réalité extérieure.
Peter
Grimes au Sadler's Wells Theatre / ©DR
L’ouvrage sera programmé pour la réouverture du Sadler’s Wells Theatre à la fin de la guerre. L’accueil des
artistes ne sera guère favorable eu égard à des sentiments empreints d’aversion
à l’endroit et d’un homosexuel et d’un pacifiste. Eric Crozier
(1914-1994), futur directeur de l’Aldeburgh Festival, très proche de Britten, lui-même
objecteur de conscience, est le metteur en scène. Mais la troupe ne veut pas de
la production de la soprano Joan Cross (1900-1993) choisie par le compositeur
pour le rôle d’Ellen. Elle refuse également l’homme de théâtre Sir William Tyrone Guthrie (1900-1971). Quoi qu’il
en soit, le chef wagnérien Sir Reginald Goodall (1901-1990) dirigera la première le 7 juin 1945. Le succès sera acquis malgré
de solides résistances. Le public, certainement composé en partie de
« philistins », a peut-être été sensible à la volonté du compositeur
de créer un opéra national anglais, contradiction en soi dès lors qu’il
refusait le folk-song en tant que source. Les conditions matérielles de la création de l’ouvrage
n’étaient pas, de même, très favorables. Au dernier moment, Britten a été
obligé de composer des interludes afin de faciliter les changements de décor ce
qui nous vaut le commentaire de Crozier : « Peut-être l’orchestre
est-il trop restreint pour rendre justice aux interludes, l’espace scénique
trop étroit pour l’action, l’idiome musical peu familier … ».
Fort
probablement encouragé par ce qu’il estimait être une victoire acquise sur ses
compatriotes, Britten affirmait : « L’un de
mes buts principaux, c’est tenter de reconstituer la mise en musique de la
langue anglaise, le brillant, la liberté et la vitalité qui manquent
singulièrement depuis la mort de Purcell ». Par cette surprenante
déclaration, il ne rendait évidemment pas justice à ses grands prédécesseurs
Parry et Vaughan Williams, notamment, et laissait supposer qu’entre Purcell –
qu’il considérait égocentriquement comme son père spirituel –, et lui, la
musique anglaise en tant que telle n’aurait jamais existé ! Nombre de ceux
qui adhèrent à ces préjugés méconnaissent la réalité de cette musique qui a
toujours été d’une grande vitalité et surtout pourvue d’une belle imagination
comme l’a magnifiquement démontré Peter Ackroyd dans
son riche ouvrage Albion. The Origins of the English Imagination. Sur cette question
quelque peu controversée, le musicologue anglais Ernest Walker (1870-1949) a
justement écrit, dans sa riche History of Music in England, que « le mépris avec lequel le pays de Byrd et
Purcell a été presque universellement traité jusque très récemment est
totalement impardonnable ».
Nonobstant
l’incontestable triomphe de l’opéra, la figure de Peter Grimes n’a finalement
jamais connu le salut à l’instar de son créateur qui était en quête perpétuelle
de l’acquérir absolument, envers et contre tout, ainsi qu’en témoigneront ses
futurs ouvrages lyriques tels que Billy Budd (1950/51), The Turn of the Screw (1954), et Death in Venice (1971/74).
James Lyon.*
* Hymnologue,
diplômé de l'École Pratique des Hautes Études, James Lyon a publié « Leoš Janáček, Jean Sibelius,
Ralph Waughan Williams, un cheminement commun vers
les sources » chez Beauchesne (2011).
***
Haut
L'édition 2013 du Dresdner Musikfestspiele, centré sur le logo « Empire »,
réunissait encore formations et solistes prestigieux dans le domaine
symphonique ou de la musique de chambre, que son dynamique directeur, le
violoncelliste Jan Vogler, avait patiemment assemblés, comme chaque printemps.
Et dans divers lieux, tous aussi emblématiques, tels la Frauenkirche ou le « Palais in Grossen Garten »,
jolie bâtisse nichée au sein d'un parterre à la française, et bien sûr, le Semperoper. Cet opéra imposant a été construit d'après les
plans de l'architecte Gottfried Semper, auquel Richard Wagner avait, un temps,
pensé pour son Festspielhaus à Bayreuth. L'édifice,
le plus extrême de ceux qui fièrement bordent l'Elbe, en achève majestueusement
la ligne. Un festival qui, avec un temps d'avance sur les grands rassemblements
de l'été, et bien différent d'eux, n'en est pas moins symptomatique de la
vitalité de la musique Outre Rhin.
© DR
Dresden fête le
centenaire de Richard Wagner
©
Matthias Creutziger
Richard Wagner, né à Leipzig, a
connu ses premiers vrais succès à Dresde. C'est là, qu'à défaut de Paris, tant
convoité, mais ingrat à son endroit, il va définitivement conquérir la scène,
avec Rienzi, Der Fliegende Holländer, et Tannhäuser. C'est là qu'il va
trouver son vrai « son », et qu'il sera nommé maître de chapelle à la
cour de Saxe. Pour fêter l'incontournable événement du bicentenaire de sa
naissance, le Festival de Dresde et le Semperoper organisaient deux concerts de prestige, l'un à la Frauenkirche,
et le second à l'Opéra. Ce dernier, bâti autour du ténor vedette allemand Jonas
Kaufmann, était logiquement centré sur les trois opéras créés céans. Et d'abord Rienzi, ce premier coup de maître, qui s'il porte encore trace des
influences italiennes, rompt résolument avec la tradition, en termes de
longueur en tout cas. Que ce soit dans son Ouverture, grandiose succession de
climats martiaux et lyriques, un peu appuyée sur la répétition dans ses
dernières mesures, et surtout dans la « Prière » que le
« dernier des tribuns » adresse à un père adoré, et qui se veut aussi
un hymne à la patrie allemande. Jonas Kaufmann y est superbe de flexibilité et
d'intonation claire, ce que sa pratique du répertoire italien lui permet
d'assurer de main de maître. Le Vaisseau Fantôme, deuxième proposition
offerte à l'Opéra de Dresde, n'y connaîtra pas cependant le succès du précédent
: sans doute la nouveauté de cette musique convulsive et engagée, « de
l'errance à la rédemption » (Gérard Denizeau),
a-t-elle surpris le public. On sait la suite de l'histoire. L'Ouverture est
sans doute le premier chef d'œuvre absolu de l'auteur : inspirée d'une tempête
expérimentée lors d'une traversée, de retour de Riga, elle transporte
l'auditeur au cœur même des éléments déchaînés. Et l'interprétation de Christian Thielemann n'en fait pas mystère, grandioses rafales, lyrisme tendre des passages
annonçant le drame profond que vont vivre le Hollandais et Senta, son égérie
meurtrie. De Tannhäuser, le concert présentait l'Ouverture, grand
morceau de musique inspirée, que Thielemann prend à
un tempo allant, et non d'une lenteur de pas de sénateur dont bien de ses
collègues croient devoir l'assortir. Le contraste n'en est pas moins marqué
entre le premier thème de marche et le second, agité, annonçant l'appel du Venusberg. La Staatskapelle déploie des sonorités inouïes. Du récit de Tannhäuser, au dernier acte, Jonas
Kaufmann fait un morceau de choix : la couleur barytonante du timbre, la puissance de conviction, confèrent un vrai sens du drame à ce
monologue poignant. Voilà un rôle taillé à la mesure du grand ténor, qui ne
fait plus mystère de son désir de l'aborder bientôt à la scène ; dans les pas
d'un Wolfgang Windgassen à n'en pas douter. Autre
facette de la constellation wagnérienne du chanteur, le récit dit du Graal, de Lohengrin,
le trouve à son meilleur : intensité des premiers mots, délivrés sur le ton de
la confidence, et mezza voce, assurance de la quinte aiguë sur le mot « Gral », et lors de la phrase révélatrice de l'identité
du héros, comme au long du second couplet, tiré de la version d'origine,
quoique sans l'intervention médiane du chœur (comme dans son récent CD, paru chez Decca ; cf. NL de 05/2013). On ne sait qu'admirer :
l'élégance du phrasé, la beauté du timbre, la finesse des nuances. Le Prélude
du premier acte, avec ses cordes divisées et sa lente et magistrale
progression, sera un moment de bonheur, par l'intensité et la clarté d'un
appareil orchestral fastueux. Là comme ailleurs, la manière de Thielemann est adossée à la grande tradition du son policé,
des tuttis majestueux, amplifiant la rondeur sonore, les contrastes extrêmes
entre triple pianos et fortissimos ; ce que l'orchestre traduit
au quart de tour, d'une coulée patinée, jamais clinquante.
Thielemann avait
encore programmé « Eine Faut-Ouvertüre »,
écrite lors du séjour parisien, en 1840, fruit de travaux mercenaires pour
obtenir une reconnaissance qui tardait à venir. Elle est donnée ici dans sa
version remaniée en 1855 : débutée sur une phrase des cordes graves, elle se
construit en arche, pour déployer un schéma qui se veut un hommage au maître
vénéré Beethoven. Mystère et éclats parent la pièce de tous ses feux. Le
concert du bicentenaire devait voir créer une pièce de Hans Werner Henze
(1926-2012), compositeur en résidence de la saison 2012-2013, et titrée
« La mort d'Isolde ». On sait l'affection du maître allemand portée à
son illustre prédécesseur. Sa disparition aura eu raison du projet. Thielemann a décidé de donner, aux lieu et place, la pièce titrée « Fraternité, air pour l'orchestre », créée
à New York, en 1999, pour fêter le passage du troisième millénaire. Cette
courte pièce, pour grand orchestre, nanti d'une imposante section de cuivres et
de force percussions, outre célesta et clavier, s'impose par une curieuse
alternance de transparence chambriste, de denses polyphonies, et de blocs
compacts. La rythmique irrépressible fait place au lyrisme de la ligne des
cordes. Chef et orchestre y déploient une belle science de l'idiome de Henze.
Pour clore ce concert, dont le sens de l'évènement marquait chaque séquence, Thielemann et ses fabuleux musiciens donneront le chœur
d'entrée des invités qui ouvre le deuxième acte de Tannhäuser : les
chœurs du Semperoper, disposés de part et d'autre du
parterre, et les fanfares perchées au balcon d'avant scène, tonnent ce festif
salut, que le chef n'hésite pas à faire glorieux.
Jean-Pierre
Robert.
Les sonates piano et violon de Brahms : Un festin de lyrisme
Frank Peter Zimmermann / © Franz Hamm
Quoi de plus séduisant qu'une
soirée centrée sur les trois sonates pour piano et violon de Brahms ! Il y a là
la quintessence de la musique de chambre, trois purs chefs d'œuvre, que les
musiciens, réunis ici, livrent avec une superbe maestria. Deux solistes de
renom, le pianiste Emanuel Ax, le violoniste Frank
Peter Zimmermann, mais une paire assortie pour l'intime de la pensée
brahmsienne. Ces « Lieder Sonate », appelées ainsi par référence, du
moins pour les deux premières, au matériau de mélodies dans lequel Brahms a
puisé, frappent par leur abondance thématique. Elles sont un manifeste du
lyrisme romantique, non pas échevelé, mais sage et combien élevé. Ax et Zimmermann les abordent dans l'ordre suivant : la
N°2, puis la Première, et enfin, la Troisième. Un trait amusant réside dans le
fait que ces trois pièces sont de plus en plus courtes, passant de la quasi demi
heure pour la première, à la vingtaine de minutes s'agissant de l'ultime. Si
l'on reprend la chronologie de composition, la Sonate N° 1, op. 78 (1879), qui
fait immédiatement suite au Concerto pour violon et orchestre, op. 77, écrit
pour Josef Joachim, en poursuit l'inspiration, mais de plus introspective
manière. Le ton est élégiaque, même si soudain baigné de douce mélancolie. En
tout cas, la profusion de thèmes, qui pare le premier mouvement, vivace, en
fait un pur joyau, très librement pensé. Après un adagio expressif, le finale,
qui emprunte aussi bien à la forme sonate qu'au rondo, est conçu, là encore, de
façon très libre. La Sonate N° 2, op 100, dite « Thuner Sonate », car Brahms coulait, au moment de sa composition, en 1886, des
jours paisibles au bord du lac de Thun, en Suisse, est, elle aussi, frappée au
coin de la volubilité mélodique, que ce soit à l'allegro amabile ou au second
mouvement, fort de plusieurs épisodes contrastés. Celui-ci, qui tient à la fois
de l'andante et du scherzo, témoigne de la liberté que Brahms prend avec la
forme, pour un maximum d'efficacité. Au rondo final, constitué aussi de
diverses séquences, plane un sentiment de bonheur, d'extase même, qui illumine
au demeurant l'entière pièce. L'inépuisable mélodiste qu'est l'auteur du Requiem
Allemand, on le trouve déjà dans le mouvement de la Sonate dite « F A
E », tourmentée dans le jeu saccadé et emporté du piano. La Troisième
Sonate pour piano et violon, op. 108 (1888), diffère de ses deux sœurs, non pas
en termes de jaillissement thématique, car elle offre tout autant de diversité
à cet égard, mais bien en raison de l'affirmation d'un plus grand dramatisme.
Elle est extrovertie, là où les précédentes étaient ardentes. Ax et Zimmermann vont chercher loin, en particulier au deuxième
mouvement, adagio, dans lequel Brahms favorise le registre profond du violon.
Cette sonate, dédiée à l'ami Hans von Bülow, est
superbement écrite pour un piano virtuose, notamment au finale, marqué presto
agitato, qui déroule un feu impétueux et dévorant. Quoique le violon ne lui
cède en rien en passion et sagacité instrumentale, en particulier à la vaste et
brillante coda. Justement fêtés pour leurs exécutions immaculées, les
interprètes donneront, en bis, le premier mouvement de la Sonate N° 1 de Schumann,
un beau contraste, là où tout semble apaisement ; alors qu'à travers les
fenêtres du palais rococo, pointent les premiers éclairs d'une tempête qui
s'abat sur la ville.
Jean-Pierre
Robert.
La leçon de musique d'un merveilleux gambiste
©
Teresa Llordès
C'est dans le même palais, en
matinée cette fois, que Jordi Savall consacrait un
récital à son cher instrument, la viole de gambe. Autour du compositeur anglais
de la Renaissance, Tobias Hume (1569-1645) et de ses « humeurs
musicales ». Là où un John Dowland se complaît dans la mélancolie du luth,
Hume fête de sa gambe enchantée la musique de la vie. L'interprète catalan, dont
on connait l'engagement, prend la parole, dans le meilleur allemand, pour
expliquer ce qu'il est indispensable de savoir sur l'instrument et les mille
façons de le jouer, pour rendre sa sonorité tour à tour claire, proche du luth,
ou profonde, grand cousin du violoncelle. Et pour guider l'auditeur parmi les
diverses manières d'en toucher les cordes, dont le col legno, frappe sèche avec l'archet, ou le jeu pincé,
en pizzicatos. Tobias Hume offre un terrain quasi idéal d'expérimentation,
selon lui, car sa manière est souvent
proche de l'improvisation. Ainsi du morceau « A Souldiers March », bien scandé, mais où pointe un sentiment de solitude, celui du
soldat privé de ses proches, ou « Loves Farewell », enchanteur, ou
encore le curieux et comique « Harke, Harke », morceau de bravoure qui se joue avec moult
col legno. Des pièces de Thomas Ford (1580-1648) ou de Alfonso Ferrabosco (1575-1628)
montreront d'autres facettes de l'art de la gambe, par exemple là où la main
droite trace la mélodie, alors que la gauche fait son affaire de
l'accompagnement en pizzicatos. Savall explique
l'importance du temps, dont la signification était, à l'époque, si différente
de celle qu'elle a aujourd'hui - on prenait alors le temps de faire de la
musique entre soi, au foyer -, comme aussi l'importance des modes celtiques que
véhiculent ces musiques, ces airs où la danse occupe une place de choix, dont
l'entraînante bourrée, la joyeuse gaillarde, ou encore la pavane pleine de
charme. Il nous fait découvrir encore l'exotisme de ces musiques, comme leur
inépuisable fantaisie. Quelques pièces anonymes complèteront le programme, dont
« The Lancaster Pipes », morceau haut en couleurs, où le catalan, qui
joue une viole de gambe à sept cordes de Barak Norman, facteur à Londres, en
1697, nous fait saisir ce que l'instrument peut révéler de saisissant. Même si
elles sont en apparence si lointaines de notre sensibilité, ces musiques
révèlent pourtant « un univers surprenant, qui peut devenir proche de
nous, grâce aux charmes de cette âme profondément fragile qui est le principal
caractère de la viole comme de l'être humain ». Jordi Savall appartient à ce petit nombre des sages de la musique qui comblent l'esprit et
le cœur. Cette heure et demie passée en sa compagnie file comme un éclair, celui
du génie, bien sûr, du musicien vrai surtout.
Jean-Pierre
Robert.
Une vision iconoclaste de La Juive
Jacques Fromental HALEVY : La Juive. Opéra
en cinq actes. Livret d'Eugène Scribe. Gilles Ragon, Tatiana Pechnikova, Najda Mchantaf, Dmitry Trunov, Ethan Herschenfeld, Matthias Henneberg,
Allen Boxen, Friedrich Darge. Sächsischer Staatsopernchor Dresden. Sächsische Staatskapelle Dresden, dir. Tomáš Netopil. Mise en scène : Jossi Wieler & Sergio Morabito.
©
Matthias Creutziger
Créé en 1835, à Paris, l'opéra La Juive reste un morceau de choix parmi ces pièces historiques, à
déploiement fastueux, tel qu'en connut un XIX siècle friand de grand spectacle,
comme ce fut le cas de Robert le diable ou des Huguenots de
Meyerbeer. Le thème de la persécution
des juifs de la ville de Constance, au temps du concile de cette ville, est la
toile de fond d'une intrigue humaine qui voit Rachel, fille supposée de
l'orfèvre juif Eléazar, refuser de trahir son amant Léopold, un prince
chrétien, et d'abjurer sa foi. Ce père, partagé entre fidélité à sa religion et
amour pour cette enfant, ne saurait pas plus s'y résoudre. Aux ultimes didascalies,
on apprend que Rachel est la fille d'un prélat, le cardinal Brogni,
dont l'antagonisme avec l'orfèvre est des moteurs à l'action. La question
religieuse est ainsi au centre de cette vaste fresque qui voit s'affronter deux
communautés, et prospérer l'amour impossible entre un chrétien et une juive. Et
pourtant, l'œuvre se lit comme un plaidoyer pour la tolérance religieuse,
d'autant plus étonnant que sa création faisait suite au soulèvement de juillet
1830. Les contrastes abondent entre scènes de masse, marquées au coin du pur
fanatisme, et intimisme de confrontations sévères entre protagonistes, le
cardinal Brogni et Eléazar, Rachel et la Princesse
Eudoxie, qui chrétienne, fait fi de ses convictions pour commercer avec cet
artisan juif habile. Sans parler de coups de théâtre plus ou moins bien amenés.
Prototype du grand opéra français, l'œuvre n'est pas aisée à monter. On se
souvient d'une intéressante production, due à Pierre Audi, parée d'une affiche
vocale saisissante, à l'Opéra Bastille. Pour cette nouvelle production, donnée
en marge du Festival de Dresde, le tandem Jossi Wieler et Sergio Morabito,
célèbre pour ses lectures décapantes, dont un Rusalka au Festival de Salzbourg, adopte le parti de décaler l'histoire en mélangeant
époques et styles, avec un regard pour le moins distancé : vision critique d'un
antisémitisme primaire, à travers cette foule chrétienne aveugle à toute
compréhension logique, avide d'autodafé de juifs, qu'elle réclame en tapant des
mains et des pieds, et qui habillée d'aujourd'hui, endosse les costumes
moyenâgeux de l'histoire, pour s'en défaire rageusement au finale. Elle agira telle un agglomérat de possédés, souvent proche de l'émeute.
Les protagonistes ne sont pas moins burinés, et il y a du fanatisme chez les
uns et les autres : Si Eléazar est sectaire et refuse toute compromission, et
même ostensiblement de se plier au repos dominical, par exemple, le cardinal Brogni n'est pas mieux loti sur le chapitre de
l'intolérance ; encore que le cruel rappel de son passé sulfureux, l'amène, un
instant, à fendre l'armure. Rachel, figure plus humaine qu'on le pensait, moins
hautaine, combien aimante envers le père, assumera son martyre avec une
conviction inébranlable. Eudoxie, transformée en poupée vaporeuse de cinéma,
vit l'instant et jouit de tout ce qu'une vie aisée lui apporte. Et Léopold,
partagé entre le déjà vu de ses relations avec cette Princesse, et son amour
pour une juive attirante, mais non pour la religion qui est la sienne, est plus
veule qu'homme de résolution. L'action, selon les régisseurs, fait ses choux
gras de l'anachronisme et des erreurs question exactitude historique. Aussi
faut-il, selon eux, jongler, « à la Woody Allen », avec la donne
antisémite certaine et la méconnaissance, sûrement pas si naïve, qui se cache
derrière le mot à mot du texte. Mais aussi réagir, avec une ironie au second
degré, à des situations à la frontière du vraisemblable, ou ressortissant au «
tunnel » en matière d'inspiration, en particulier durant le III ème acte et ses inénarrables rebondissements, dont le
ballet obligé. Ce qui tient du procédé du collage des éléments, mélodrame,
tragédie lyrique, opéra à numéros, divertissement dansé, la production l'assume
dans une continuité quasi cinématographique, que l'environnement décoratif,
fait de deux ensembles, une façade austère d'église et l'avenante maison de
l'orfèvre, qui se font face, transpose au plan visuel.
©
Matthias Creutziger
Moins prestigieuse que celle de
l'Opéra Bastille, la distribution est intéressante. On sait que l'opéra réclame
des voix hors normes, à l'instar des créateurs, le ténor Nourrit, la cantatrice
Falcon, et plus tard, Caruso et Rosa Ponselle. Gilles Ragon, en Eléazar, domine les débats par une
composition fort convaincante : une résolution farouche mêlée à une apparente
bonté, donnant force au dilemme entre haine du chrétien et amour paternel. Il y
a une vraie modernité dans ce personnage du juif, inspiré, ici, de Nathan
der Weise de Lessing, et qui hante l'opéra depuis Marc-Antoine Charpentier
(David et Jonathas) jusqu'à Peter Eötvös (Angels in America,
2004). Même si la voix est contrainte au passage en force, le large métal de
ténor reste constamment séduisant, ce que couronne l'air fameux « Rachel,
quand du Seigneur ». La diction est un régal, se détachant du sabir
partagé par ses collègues. L'allemande Nadja Mchantaf campe une Eudoxie altière, vocalement et par sa prestance de vamp ; même si on
ne peut oublier, ici, une Annick Massis quant à l'exemplarité de l'élocution.
Pour le reste, on a puisé dans le vivier, apparemment incommensurable, des voix
venues de l'Est, pour assembler un cast difficultueux. Quoique cela de fonctionne pas toujours avec bonheur. La russe
Tatiana Pechnikova est une Rachel assurée, maitrisant
les facettes de ce rôle inouï : un personnage universel, bravant les interdits,
assumant avec âpreté puis héroïsme, son incroyable destinée, car née
chrétienne, Rachel est devenue juive, convertie à son corps défendant. Le titre
de l'opéra est éloquent à cet égard. Le Leopold de Dmitry Trunov, par contre,
atteint vite son degré de saturation, ne ménageant pas la ductilité de la ligne
de chant rossinienne dont Halévy s'est manifestement inspirée pour dessiner
cette figure ambivalente de secondo tenor. Et le Brogni de Ethan Herschenfeld est, certes bien caverneux à la basse, en
particulier en fin de soirée, la voix s'étant échauffée, mais quelque peu au
ras du texte. Les chœurs de l'Opéra de Saxe sont plus que valeureux et d'une
présence remarquable. La direction de Tomas Netopil se cantonne dans le mezzo forte et le fortissimo, aidé par l'acoustique très
ouverte de l'auditorium du Semperoper. Mais la
sonorité est irrésistible. La Staatskapelle de Dresde
est une phalange de luxe : la patine de ses cordes et la finesse de ses bois
confèrent une aura singulière à l'écriture souvent virtuose d'Halévy.
Jean-Pierre
Robert.
***
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LE « SACRE » DANS TOUS SES ÉTATS AU THEÂTRE
DES CHAMPS-ÉLYSÉES…
© DR
En cette fin de journée du 29 mai 1913,
la température avoisinait les 30 degrés, expliquant, peut-être, cette fièvre
qui semblait s’être emparée de la foule massée devant le Théâtre des Champs-Élysées
où les Ballets russes de Serge Diaghilev se préparaient à donner leur gala de
printemps. Un climat électrique dont Jean Cocteau fut le témoin, retrouvant,
ici réunis avenue Montaigne, tous les ingrédients d’un scandale retentissant
qui fera date dans l’histoire artistique du XXè siècle : tenues emplumées, faux esthètes, amateurs avertis n’ignorant rien
du style provocateur de Diaghilev, pour la création d’une nouvelle œuvre du
jeune compositeur Igor Stravinski, Le
Sacre du printemps, dans une chorégraphie d’une rare modernité de
Nijinski ! Frisson assuré, annoncé à grand renfort de communiqués de
presse par Diaghilev lui-même. Passé l'entracte, la première partie étant
consacrée à une œuvre plus classique, les Sylphides, sur une musique de Chopin…, émergeant progressivement de l’obscurité, les
premières dissonances orchestrales apparurent, ne suscitant, au début, que
quelques rires incrédules et quelques sifflets… Avant que ne se déchaînent,
devant cette musique et cette danse frénétiques, au niveau des loges du premier
balcon, domaine réservé de la grande bourgeoisie, les plus vives manifestations
de mécontentement, transformant le théâtre en arène de la lutte des classes,
échauffourée d’une rare violence entre partisans et détracteurs, d’après
Gertrude Stein. Vaine violence et folle passion, qui rapidement disparaîtront
lors des représentations suivantes, le chaos laissant place à la satisfaction,
et les huées aux bravos. Au-delà de l’anecdote, le Sacre du printemps marque, indiscutablement, un tournant décisif
dans l’évolution de l’avant-garde musicale, prenant délibérément le parti
d’immerger la musique dans la gestique du corps en mouvement, les thèmes
mélodiques se pliant aux accents toniques, aux rythmes et à la danse. Une
évolution expliquant que les nouvelles écoles nationales (Stravinski en Russie, Bartòk en Hongrie, Janáček en Tchécoslovaquie, Ravel en France et de Falla en Espagne) aient choisi de se
consacrer à la redécouverte du patrimoine folklorique oublié, luttant par
là-même contre la toute puissance germanique, son abstraction formelle et
harmonique dont les archétypes sont représentés par la symphonie de Beethoven
et l’opéra de Wagner.
Plus encore qu’au folklore, c’est dans
le paganisme primitif russe que le Sacre du printemps prend racines : les hommes se livrent à la danse et
interrogent la terre. L’Adoration de la
Terre est une sorte de théogonie rudimentaire dont le rite conditionne la
survie, et le baiser du sage signe le pacte avec les puissances telluriques,
scellant l’union spirituelle entre l’homme et la divinité. Cette vénération de
la terre s’inscrit dans la mystique et la culture orthodoxe où la nature occupe
une place centrale. Déjà, dans la Genèse,
Adam, de l’hébreu adamah ou terre, le premier homme,
est tiré de la terre avant d’être animé par le souffle divin, et le baiser à la
terre n’est pas sans rappeler le Cantique
des Cantiques : « Qu’il me
baise des baisers de sa bouche… ». Dans le Sacrifice, l'Élue assure le salut du corps social, son image
devient celle d’une mère suprême où le féminin figure la limite transparente
entre Dieu et le monde. Les barrières, ici, s’estompent entre volonté
individuelle et volonté universelle, l’homme découvrant alors les dimensions de
son éternité. La pensée de Nietzsche et les dithyrambes ne sont pas loin dans
l’éréthisme dionysiaque de la danse sacrale proposée par Nijinsky.
Ici, la chair exulte sa souffrance, celle d’un corps totalement engagé dans sa
tâche sacrificielle. Dés 1890, la Russie entre en contact avec la pensée de
Nietzsche, expliquant ainsi que la chorégraphie de Nijinsky puisse en porter la trace. Au seuil de la folie, en 1919, Nijinsky ne dira t- il pas : « J’aime Nietzsche…J’aime la nature, je
comprends la nature, la nature me ressent. ». Des mots qui se font l’écho
d’une pensée. Celle de Nietzsche dans la
Naissance de la Tragédie. Mais le Sacre s’inscrit, également, dans une modernité revendiquée, et Stravinsky de
dire : « Il faut être résolument moderne ! ». Fusion
élémentaire, d’après le musicologue américain Richard Taruskin,
exégète de l’œuvre, entre nationalisme et modernité au sens où folklore et
avant-garde se renforcent mutuellement, usant d’harmonies fluctuantes, de
dissonances et de rythmes instables ou irréguliers qui firent dresser l’oreille
à certains musiciens de jazz comme Charlie Parker. Celui-ci incorpora les
premières notes du Sacre dans son
solo de Salt Peanuts. Le Sacre du printemps, qui restera dans
l’histoire de la musique comme une œuvre phare et ouvrira la voie à toute la
modernité musicale, d’une extrême complexité formelle, chargée d’influences,
notamment debussystes, plus ou moins conscientes, est une œuvre emblématique
d’un XXè siècle qui, inquiet de son devenir, cherche
dans ses racines primitives les clés de la compréhension du monde… Inquiétude
bien légitime à l’aube de ce siècle devant le développement des pogroms anti
juifs déclenchés par la petite bourgeoisie russe, les lynchages de jeunes noirs
aux États-Unis et l’antisémitisme grandissant en France, réactivé par l’affaire
Dreyfus. Inquiétude que l’histoire ne démentira pas…
Stravinsky
et Diaghilev © Hulton Archive
A l’occasion de son centenaire
(inauguration de la salle, le 31 mars 1913) et du centenaire de la création de
l'œuvre (le 29 mai 1913, sous la direction de Pierre Monteux), le Théâtre des
Champs-Élysées proposait différentes interprétations du Sacre du printemps, orchestrales et/ou chorégraphiques, comme
autant de visions différentes témoignant de l’universalité d'une composition
qui n’a cessé d’interroger musiciens, chorégraphes et spectateurs depuis un
siècle. Étaient notamment convoqués pour célébrer cet anniversaire, Valery Gergiev et l’Orchestre et le Ballet du Théâtre Mariinski, Esa-Pekka Salonen à la tête du Philharmonia Orchestra, Daniele Gatti et l’Orchestre National de
France, Yannick Nézet-Seguin aux commandes du
Philharmonique de Rotterdam, dont Gergiev fut le
directeur musical il y a quelques années.
Valery Gergiev : Retour aux sources.
Igor STRAVINSKY : le Sacre du printemps. Ballet en deux tableaux. Argument
d'Igor Stravinsky et Nicolas Roerich. Ballet &
Orchestre du Théâtre Mariinsky, dir.
Valery Gergiev. Chorégraphies de Vaslav Nijinsky (1913) et Sacha Waltz (2013, création).
© DR
De
1913.... © Vincent Pontet
Retour
aux sources pour cette version inaugurale proposée par Valery Gergiev, à la tête de ses troupes du Mariinsky.
Une vision, musicalement, somme toute assez sage, bien policée où Gergiev a à cœur d’arrondir les angles et de ne pas
choquer…Sans fautes de goût et sans reproches, mais sans génie non plus, bien
menée de bout en bout, quasiment « classique » dans son
interprétation. L’orchestre parvient à servir admirablement, à la fois dans les
rythmes et les sonorités, la partition complexe de Stravinsky, où plusieurs
chefs, dont Leonard Bernstein, se sont, par le passé, cassés les dents !
La chorégraphie de Nijinsky, remontée par Millicent
Hodson et Kenneth Archer, en 1987, donne un aperçu de ce que le public avait pu
voir le soir de la création. Il n’y a plus, aujourd’hui, quoi que ce soit qui
puisse choquer dans cette vision un peu surannée qui n’a plus qu’un intérêt
historique. Force est de reconnaître, toutefois, la modernité, pour l’époque,
de cette représentation, qui rompait totalement avec la tradition du ballet
classique dont le Théâtre Mariinsky et l’Opéra de
Paris étaient, en ces temps bénis, les garants, expliquant probablement en
partie le scandale de la création. Globalement, une belle interprétation
orchestrale et chorégraphique oscillant entre primitivisme et cosmogonie, deux
éléments constitutifs essentiels de la Russie païenne. Un primitivisme, étudié
dès 1912 par Emile Durkheim (Les Formes
Élémentaires de la Vie Religieuse) où
l’univers reste pour ces peuplades primitives objet de célébration. Leurs
cultes puisent leur signification dans un rapport direct avec le cosmos.
À
2013... ©Vincent Pontet
Quant
à la création chorégraphique de Sacha Waltz,
spécialement conçue pour ce centenaire, elle se situe entre tradition et
modernité. Mais il faut bien avouer qu’elle ne convainc qu’à moitié par le
manque de lisibilité du discours et la perte de l’élément symbolique, le cercle
notamment, si important dans la définition de l’espace sacré. Dès 1899, Henri
Hubert et Marcel Mauss (Mélanges
d’histoire des religions) étudient l’importance de la géométrie dans les
rituels sacrificiels, trouvant dans le cercle différents niveaux de
religiosité. Le centre concentre les énergies, c’est le lieu idéal du
sacrifice, mais la pénétration dans l’espace sacré est toujours l’aboutissant
d’une initiation, comme l’a si bien signalé Mircea Eliade (Le Mythe de l'Éternel Retour). Cette tentative, toutefois
méritoire, de la chorégraphe berlinoise fait, hélas, pâle figure comparée aux
autres chorégraphies « modernes » de référence, ne possédant ni le
dramatisme bouleversant de Pina Bausch, ni l’impact physique de Béjart, ni
l’expressivité animale de Preljocaj.
Esa-Pekka Salonen, le
Magnifique : envoûtant !
© DR
Un
Théâtre des Champs-Elysées plein comme un œuf pour ce concert réunissant le très
renommé orchestre londonien, dirigé par son chef titulaire, Esa-Pekka Salonen, et la très
médiatique pianiste française, Hélène Grimaud. Un programme difficile,
Lutoslawski, Ravel et Stravinski, à la hauteur de la réputation du chef et
compositeur finlandais qui s’affirme depuis quelques années comme une référence
incontournable de la direction d’orchestre. Autant dire que sa vision du Sacre du printemps était
particulièrement attendue, et avouons d’emblée que le résultat fut à la hauteur
de nos espérances. Un Sacre envoûtant, s’approchant parfois de la transe par l’alternance très marquée des
tensions et détentes. Obsédant, par un respect absolu de la métrique, une
pulsation vitale qui sait se faire entendre jusque dans les silences. Contrasté
par ses rythmes, comme par l’accentuation des nuances, allant des pianissimos à la limite de l’audible aux forte les plus furieux, à la fois anguleux
et dramatiques, poétiques et barbares. Une interprétation quasiment
nietzschéenne, proche du dithyrambe, qui souleva l’enthousiasme de la salle et
des musiciens. En première partie, deux œuvres superbes, d’une étonnante
modernité, avaient précédé cette interprétation d’anthologie de l'œuvre de
Stravinsky : la Musique funèbre pour orchestre à cordes de Witold Lutoslawki (1913-1994), composée en 1958, à la
mémoire de Bartók, où le musicien use pour la première fois des séries de douze
sons dans une lente progression par vagues entre solo de violoncelle et accords
dissonants ; et le Concerto en sol de
Ravel, composé en 1931, dont Marguerite Long fut la dédicataire et la
créatrice. Une œuvre empreinte de virtuosité à la fois orchestrale et
pianistique, dont Hélène Grimaud sut extraire toute la poignante poésie du
mouvement lent. Magnifique soirée, magnifique orchestre, magnifique
interprétation !
Daniele Gatti : clair et juste.
© DR
Il
existe, assurément, une grande connivence entre le « National », le
chef milanais et l’œuvre de Stravinsky puisqu’ils viennent de graver, tout
récemment, pour le label Sony, un disque entièrement consacré au compositeur,
comprenant Petrouchka et le Sacre du printemps. (cf. infra). Mais,
au-delà de l’événement discographique, l’attachement de Daniele Gatti semble plus ancien et plus essentiel puisqu’il donna cette œuvre lors du
concert inaugural de son règne à la tête de l’Orchestre National, le 18
septembre 2008. Il existe aussi une familiarité, quasiment historique, de
l’orchestre avec la pièce, qui débuta le 30 mai 1938, date à laquelle le
« National » exécuta son premier Sacre, à l’occasion du vingt cinquième
anniversaire de sa création. Igor Stravinsky signa alors le livre d’or
de l’orchestre avec cette dédicace : « Au magnifique Orchestre National
que j’aime beaucoup, un bien sincère merci pour sa merveilleuse exécution de
mon Sacre… ». C’est donc tout
naturellement que l’orchestre, en résidence au TCE, et le chef italien furent
invités à proposer leur vision de cette composition tumultueuse. Une version formidable,
au sens étymologique du terme, oscillant entre beauté et épouvante. Une
interprétation laissant place à la méditation, sans doute plus intériorisée que
les précédentes mais parfaitement claire dans sa réalisation, sans aucun
dérapage rythmique ou instrumental, limpide dans son déroulement, juste dans
son interprétation, préférant l’expressivité à la fureur. Les sons deviennent
images et danses. Gatti nous raconte, ici, une histoire avec un sens du récit
hors du commun qui parvient à nous tenir en haleine de bout en bout. Le
« National » réagit à merveille et fait preuve de tout son talent
(des vents et percussions superlatifs !) en même temps que de toute sa
cohésion, sans faille, sous la direction discrète mais péremptoire de Gatti. On
ne s'attardera pas sur le défilement pénible, pendant l’exécution de la pièce,
d’une bande dessinée calamiteuse de Sagar Forniés,
dont la laideur graphique n’a d’équivalent que l’ineptie du discours chargé de
contre sens… En première partie, Wagner était de sortie, bicentenaire oblige,
avec l’Ouverture de Tannhäuser, le Prélude de Lohengrin, le Prélude et Mort d’Isolde et le Prélude des Maîtres chanteurs. Une
interprétation perturbée à plusieurs reprises par le brouhaha du public, sans
parler des portes qui claquent et des téléphones qui sonnent… Obligeant le chef
à interrompre le cours du concert ! Une lecture un peu trop solennelle
parfois, empreinte d’une belle ferveur souvent. Mais le grand triomphateur de
la soirée restera indéniablement Stravinsky, encore une fois superbement servi
par le « National ».
Yannick Nézet-Seguin : extraverti.
© DR
L'ultime
version du Sacre du printemps concluant ce long cycle consacré par le TCE à l’œuvre de Stravinsky, était
confiée au jeune chef québécois Yannick Nézet-Seguin,
à la tête du Philharmonique de Rotterdam dont il fut le directeur musical, tout
comme Valery Gergiev, quelques années avant lui. Une
interprétation bien différente des précédentes où Nézet-Seguin
préféra la puissance à la clarté et le spectaculaire à l’envoûtement. Une
théâtralité où la pulsation tellurique, si importante, progressivement se perd…
Une vision souvent entachée d’une certaine opacité par manque de précision des
attaques, surtout au niveau des vents, bois et cuivres confondus. Un Sacre très extraverti où les nuances et
les variations de tempi majoreront l’expressivité, mais nuiront à l’unité de
l’œuvre et à son caractère envoûtant. Un Sacre qui, malgré l’engagement du chef, ne parviendra pas à nous captiver. En première
partie, honneur à la musique française avec une Valse de Ravel nous entraînant dans un « tourbillon
fantastique et fatal », suivie de La
Mer, bien menée, mais souffrant parfois de quelques lourdeurs orchestrales,
qui desservirent quelque peu la beauté et la ciselure de l’orchestration
debussyste. Un formidable cycle stravinskien, qui se conclut sur un petit
regret !
Patrice Imbaud.
***
Haut
Imbroglio amoureux aux Jeux Olympiques
Josef MYSLIVECEK : L'Olimpiade. Opera seria en trois actes. Livret de Pietro Metastasio.
Précédé de La Passion de Jésus-Christ de Myslicvcek,
et et conclu par un extrait d'Ezio de Christoph Wilibald Gluck. Johannes Chum,
Katerina Knezikova, Tehila Nini Goldstein, Sophie Harmsen, Raffaella Milanesi, Krystian Adam, Helena Kaupova,
Alena Hellerova, Jan Mikusek,
Vaclav Cizek, Tomas Kral. Collegium 1704, dir. Vaclav Luks. Mise
en cène : Ursel Herrmann.
© Hana Smejka lová
Peu connu, Josef Myslivecek (1737-1781) est pourtant l'auteur d'un corpus phénoménal. Le praguois se rendit
très tôt en Italie pour rencontrer la fortune musicale. Elle fut telle qu'il y
gagnera le surnom de « Il divino boemo »,
et y restera le restant de sa vie. Il rencontre les Mozart, père et fils, en
1770, à Bologne, et se lie d'amitié avec eux. Wolfgang considèrera toujours ce
collègue comme un excellent maître, au point qu'il en subira l'influence dans
ses jeunes compositions, et des œuvres telles qu'Ascanio in Alba K. 111
ou Il Sogno di Scipione K. 126 lui doivent certainement. Ils se reverront, l'année suivante, à Vérone,
puis, une dernière fois, à Munich, où Mozart le visitera à l'hôpital. Si les premiers
succès de Myslivecek à l'opéra datent des années
1760, dont Il Bellerofonte, de 1767, à Naples,
suivis de bien d'autres, en tout 26 ouvrages, c'est dans sa dernière période
créatrice qu'il compose cet Olimpiade, créé en
1778, de nouveau au Teatro san Carlo de Naples. L'immanquable Métastase en fournit la trame, une intrigue
amoureuse croisée sur fond de Jeux Olympiques, où l'un des prétendants, plus
amoureux que sportif, demande à un autre, plus capable athlète, de concourir à
sa place. Il concourt et conquiert, car la belle aimée est conduite à revoir
ses sentiments ! On imagine le parcours de l'éconduit, et de quelques autres.
Mais tout finira bien, dans un « lieto fine » obligé, ici mâtiné ici d'une aria empruntée à Gluck. Le retour à la
vraisemblance théâtrale - un euphémisme sans doute ici - dans ce qu'on
appellera « opera seria »,
prôné par les tenants de la réforme dite de l'Académie Arcadienne, puise ses
ressources dans le modèle français, cornélien en particulier, et se veut libre
de la manière hybride du passé, et donc du mélange des genres. En tout cas, le
texte figure parmi les plus réussis de son auteur. Il illustre ce qu'il appelle
lui-même le « théâtre de parole », par opposition au « théâtre
d'action ». Le pouvoir de la parole prime, en effet, celui de l'action et
les deux intrigues, principale et accessoire, se déroulent au fil de dialogues
traités en récitatifs et d'arias fleuries, sur le mode lyrique, et quelquefois
le ton « di furie ». Myslivecek les parent
d'une musique somptueuse, dont l'inspiration ne fléchit pas.
© Hana Smejkalová
La production donnée par l'opéra de Dijon,
dans son vaste auditorium, vient de Prague, où elle a été créée début mai, au
Théâtre Tyl, là où Mozart révéla la primeur de son Don Giovanni. Le dramma per musica de Myslivecek est sans doute au large dans le vaisseau
dijonnais, par rapport à l'intimisme de la bonbonnière praguoise, mais
l'acoustique flatteuse met en valeur des timbres attachants, des tournures bien
ficelées, un débit souvent incandescent, que Vaclav Luks et son ensemble Collegium 1704 fignolent avec amour.
On dit que celui-ci occupe, en Tchéchie, la place
qu'ont chez nous les Arts Florissants de William Christie ; comparaison qui
pour être flatteuse, n'en est pas moins dénuée de sens. Car la sonorité est
aussi fraiche que vraie. Et le geste ample chez un chef qui sait ce
qu'accompagner un chanteur signifie en termes de ferme soutien et de souple
respiration. Le continuo est particulièrement travaillé, avec le pianoforte. Sa
distribution est valeureuse, un panel de jeunes voix, encore un peu gauches
dans des joutes sans merci, en fin d'air notamment, mais indéniablement
engagées. Il faut dire que la pièce exige de l'endurance et ne ménage pas ses
chanteurs. La mise en scène d'Ursel Herrmann est fidèle aux principes qui guident ses
réalisations, dont l'esthétisme dans la proposition décorative : plateau nu en
forme de boîte, se prolongeant par un corridor lumineux, sol en miroir dont
émergent quelques éléments, un arbre, une fontaine de feu, une sculpture, et
éclairages étudiés. Surtout, la direction d'acteurs est ingénieuse, qui
s'attache à faire vivre l'action secondaire, afin de mieux rendre compte des
liens unissant les personnages, peu exploités dans l'intrigue principale, par une schéma privilégiant les confrontations directes entre eux. Un brelan de quatre
larrons, figurant le chœur, vêtus d'une longue jaquette à queue de pie vert
bouteille, vont tirer les ficelles et jouer les facilitateurs d'une action dont
seuls les Dieux connaissent l'issue. Manière d'apporter une intéressante
diversion à une dramaturgie a priori paresseuse, comme un grain de facétie : ne
franchissent-ils pas allégrement les murs latéraux, telles des ombres ? A moins
que l'un d'eux ne passe la tête entre deux, de la plus comique façon, ou
n'accompagne du regard telle interrogation existentielle d'un protagoniste.
Rien non plus d'empesé dans les échanges, qui prennent là un tour presque
captivant. Au final, un spectacle original dont il faut saluer l'initiative, à
porter au crédit du dynamique directeur de céans, Laurent Joyeux, qui n'hésite
pas à jouer la carte de l'inédit.
Jean-Pierre Robert.
Un monde de fantaisie : Mârouf à l'Opéra
Comique
Henri RABAUD : Mârouf, Savetier du
Caire. Opéra-comique en cinq actes. Livret de Lucien Népoty.
Jean-Sébastien Bou, Nathalie Manfrino, Nicolas Courjal, Franck Leguérinel,
Frédéric Goncalvès, Doris Lamprecht, Luc Bertin-Hugault, Christophe Mortagne.
Chanteurs de l'Académie de l'Opéra Comique. Accentus.
Orchestre Philharmonique de Radio France, dir. Alain Altinoglu. Mise en scène : Jérôme Deschamps.
©Pierre
Grosbois
« J'espère ne pas avoir fait un
ouvrage qui ne ressemble à rien, car je me suis au contraire appliqué à ce
qu'il ressemble à quelque chose », confie Henti Rabaud (1873-1949) à son librettiste Lucien Népoty,
plus de quinze ans après la création triomphale de son Mârouf,
en 1914, à l'Opéra Comique. Certes, car ce second ouvrage lyrique cèle une mine
d'inventions musicales et dramatiques. Lucien Népoty,
fine plume, procure une trame originale où l'amusant le cède à l'insolite : ce
savetier qui végétant au Caire, sous la férule d'une femme qui le bat, et s'en
va au loin rouler sa bosse en quête de jours meilleurs. Il va trouver au pays
des Mille et Une Nuits un succès bien peu ordinaire, jusqu'à conquérir la fille
du Sultan du coin, qui lui ouvre sa bourse et ses trésors, persuadé d'en être récompensé
et de rentrer dans ses fonds, grâce à l'or que le malin bonhomme assure
renfermer dans les coffres d'une caravane devant débarquer instamment. Las,
« la caravane, la caravane », elle n'est qu'un leurre. Encore qu'à en
supputer si ardemment l'existence, cette arlésienne finira bien par se faire
jour, au final d'une intrigue bien ficelée. Là dessus, Rabaud couche une
musique singulière, au demeurant ininterrompue. A la touche orientaliste, voire
arabo-andalouse, fait écho un métier sûr, qui s'affranchit de toute dette
envers aussi bien Wagner que Debussy, dont la création récente de Pelléas et Mélisande est dans tous les
esprits, et que notre compositeur admire tant. Nous sommes en 1914, et la
réussite, Rabaud la doit au fait qu'on s'amuse à l'écoute de son opéra-comique,
et que c'est « si bien
français ». L'évolution du goût et des idées va ensuite reléguer celui-ci
au rang de pièce de Musée, et à part un disque (Universal Accord), les occasions de l'apprécier se feront rares. Aussi la production de
l'Opéra Comique était-elle attendue. Elle n'a pas déçu. Fidèle à sa manière,
Jérôme Deschamps, qui dit rêver de longue date de monter la pièce, ouvre la
boîte de pandore du dépaysement, et nous divertit par une approche en petites
touches, plus malicieuses que franchement comiques, ne fardant pas ce qui
ressortit à la naïveté des situations, à leur invraisemblance aussi : des coups
de bluff qui tiennent lieu de morale de vie. Les tableaux léchés et nets se
succèdent sans solution de continuité, grâce à un décor modulable, rehaussé de
belles couleurs et d'éclairages habiles. Voilà un Orient imaginé avec doigté,
finement croqué par des costumes hauts en couleurs, à l'aune des personnages
qui les portent, et en particulier des couvre-chefs signant leur manière d'être
: ce pâtissier arborant toque rehaussée d'une grosse pomme rouge luisante, ce
sultan plus vrai que nature, à l'immense chéchia blanche, son grand Vizir
perspicace bardé d'un museau de loup, le muezzin encore, dont le chapeau se
prolonge d'un mini haut-parleur. Le détail amusé se niche jusque dans
l'accoutrement hyperbolique des choristes, voire des animaux, immanquables
attributs de l'attirail oriental, chevaux à la langue bien pendue, dromadaires
d'allure désopilante. Si Deschamps prend les choses à bras le corps, ses
figures accusent un relief savoureux, mais non caricatural, entre rêve et
réalisme, et le trait s'avère plus délié que souligné.
© Pierre
Grosbois
Le succès est tout autant dans la fosse, au
demeurant idéale pour cette pièce conçue pour elle et l'acoustique présente du
lieu plus adapté que l'Opéra Garnier, où l'œuvre sera transplantée dès les
années 1920. Alain Altinoglu coule les mélismes de
Rabaud et, avec le Philar, dispose d'un orchestre
très au fait de la chose lyrique. L'architecture est jugée avec un sens exact
de ce que cette musique offre de diversité à la fois modale et rythmique. Car
la suave mélodie sait céder la place à l'accent tranché, de la bastonnade par
exemple, infligée au pauvre Mârouf sur dénonciation
éhontée de l'épouse cairote, ou à l'ostinato ornant les danses, qui doivent
quelque chose aux russes. Sans parler du discret usage du leitmotiv, plus dans
la manière imaginée par Debussy que dans celle instaurée par Wagner. On se
prend à savourer la palette des bois que Rabaud met en avant pour typer
personnages et situations, aux cordes revenant la tâche de créer l'animation
générale. La direction favorise cette déclamation lisible, qui restitue mille
nuances dramatiques. Les chanteurs en sont les heureux bénéficiaires.
Jean-Sébastien Bou, Mârouf, marche incontestablement
sur les traces de Jean Périer, le créateur du rôle. Tout comme lui, il possède
ce timbre clair du baryton Martin et cette souplesse du débit qui valurent au
grand chanteur de créer le rôle de Pelléas, et à
celui-ci d'en être, nul doute, un des interprètes de choix aujourd'hui. La
simplicité est ici mise au service d'une expression naturelle, dépourvue
d'emphase. Et la performance, un brin physique, est tout autant magistrale, et
du même niveau d'excellence que celle du rôle-titre de Claude, l'opéra
d'Escaich-Badinter, récemment créé à l'Opéra de Lyon.
La troupe, fort bien distribuée, ne faiblit pas : Nicolas Courjal,
cocasse Sultan, un tantinet précieux, d'une incommensurable crédulité, Frank Leguérinel, mielleux Vizir, confident paré de
vraies-fausses bonnes intentions, Frédéric Goncalvès,
adroit Ali, personnage clé, par qui la prospérité du savetier prend son essor,
Nathalie Manfrino, aimable mais pas fade Princesse Saamcheddine, nouvelle épouse qui faisant sienne la
baliverne du savetier, permet à l'histoire de finalement rebondir, Doris
Lamprecht, Fattoumah, l'épouse décidément
insupportable, qui fait d'une certaine stridence une vertu. Plusieurs chanteurs
de l'Académie maison complètent le cast, démontrant
des capacités plus que prometteuses. Le chœur Accentus se tire adroitement d'affaire. Congratulations à l'équipe de l'Opéra Comique
d'avoir enfin assuré à cet opéra-comique la place qu'il n'aurait jamais dû
perdre !
Jean-Pierre Robert.
L'Orchestre de l'Opéra de Paris et son chef titulaire sur le podium
©
ONP / Jean-François Leclercq
S'il est un moyen de vérifier,
de manière encore plus définitive que dans la fosse, le degré d'entente entre
le directeur musical de l'Opéra national de Paris, et « son »
orchestre, c'est assurément de les entendre en concert. Pour celui, donné au
cours d'une dernière partie de saison chargée, notamment par les
représentations de La Gioconda (cf.
NL de 6/2013) et la préparation de l'entier Ring de Wagner, Philippe
Jordan n'avait pas misé sur la facilité, encore que les deux compositeurs à
l'affiche, Mahler et Chostakovitch, soient d'immenses faire-valoir pour un
orchestre. Cette audace s'est avérée payante. Gustav Mahler a laissé inachevée
sa 10 ème Symphonie, et bien des vicissitudes
ont entouré le destin d'une œuvre enfantée dans la peine, car marquée par les difficultés du musicien avec Alma,
son épouse. Des cinq mouvements projetés, seuls les deux premiers, dont
l'adagio initial, donné ici, ont été orchestrés par Mahler, qui n'a laissé que
des esquisses des trois autres. Alma les publiera, brisant la loi du secret,
alors que Bruno Walter, l'héritier spirituel du musicien, ne voulait pas y
toucher, et ne les dirigera jamais. L'adagio montre une écriture complexifiée
par rapport à la Neuvième Symphonie : un rondo libre, sorte de nébuleuse
dont se détachent quelques motifs, à commencer par un andante et son motif aux
altos, qui reviendra en boucle, suivi des divers épisodes étranges, puissamment
charpentés par les cordes, avec appels des trompettes, jusqu'au climax d'un
fantastique accord. Une coda développée aura raison de la résignation, du
détachement même, qui baignent ce morceau, pour s'achever sur un adieu
prolongé. Jordan garde une belle objectivité face à ce parcours accidenté, et
ménage adroitement les transitions parmi les changements harmoniques et
rythmiques. Voilà du beau travail d'orchestre. Celui-ci donne tout de lui-même
et l'on apprécie une sonorité nourrie, à travers la nouvelle conque de scène,
inaugurée ce soir-là. L'impression de plénitude est la même au fil de
l'exécution de la Treizième Symphonie de Chostakovitch (1962). On y retrouve le même souci d'objectivité, qui ne
signifie pas froideur, car les formidables aplats d'orchestre, les empilements
sonores, sont bien là, tout comme les moments de répit au milieu de la course
effrénée à l'abîme. Seulement, et par comparaison avec un Valery Gergiev, lors de son concert à Pleyel, plus tôt dans la
saison (cf. NL de 2/2013), la manière prend ses distances avec une œuvre dont
la désespérance éclate à chaque page. L'effroyable narration que Chostakovitch
déroule au fil des cinq mouvements contrastés, Jordan l'aborde avec un regard
lucide (« Babi Yar »), parfois glacé
(« L'humour »), en tout cas d'un dramatisme intériorisé (« Au
magasin », « Peurs »). L'allegretto conclusif
(« Carriérisme ») se vit telle une immense réflexion désabusée sur la
vanité des comportements humains. On savoure l'habileté instrumentale dans les
parties solistes, tant sollicitées, à des fins de coloration du discours, comme
la clarinette basse puis le tuba, au quatrième mouvement, et bien sûr, les
petites flûtes, au dernier. Sans parler des percussions, appelées à une
expression virtuose. Là encore, le fait que la formation soit une habituée
d'opéra, comme l'est l'Orchestre du Théâtre Mariinski,
apporte un supplément de souplesse intéressant, alors que la confrontation avec
le chœur et la voix soliste demeure un paramètre essentiel. Les Chœurs d'hommes
de l'ONP, enrichis de ceux du Chœur Philharmonique de Prague, font merveille de
sarcasme, et la tenue vocale est exemplaire. La basse bien
timbrée d'Alexander Vinogradov, au grain plus charnu que son confrère Mikhail Petrenko chez Gergiev, n'est pas moins efficace dans les interventions
solistes, nombreuses et exigeantes : les poèmes édifiants d'Evgeni Evtoutchenko requièrent de ce récitant de passer du
simple chuchotement à la véhémente déclamation.
Jean-Pierre
Robert.
Le regard lucide et tendre d'un cinéaste sur Così fan tutte
Wolfgang Amadée MOZART : Così fan tutte. Dramma giocoso
en deux actes. Livret de Lorenzo da Ponte. Anett Fritsch, Paola Gardina, Andreas Wolf, Juan Francisco Gatell,
Kerstin Avemo, William Shimell. Orchestre
symphonique et chœurs de La Monnaie, dir. Ludovic Morlot. Mise en scène : Michael Haneke.
© Bernard
Coutant
Aux circonstances quelque peu floues de sa
composition, fait écho dans Così fan tutte de
Mozart, la signification d'un sujet, l'inconstance féminine, largement
tributaire de la morale ambiante. Rejeté par ses contemporains qui le perçurent
comme scandaleux, voire sulfureux, méprisé ensuite par ceux qui ne crurent y
voir que mécanique ridicule, cet opéra effectue un spectaculaire retour en
grâce au XX ème siècle, marqué par les avancées de
l'analyse psychologique. Par une salutaire prise de conscience, on se rend à
l'évidence qu'il s'agit de la plus belle inspiration du compositeur. Nombreux
sont ceux qui placent Così au rang des
purs chefs d'œuvre de son auteur, bien près de Don Giovanni. Est-ce pour
cela que Michael Haneke, lorsque contacté par Gérard
Mortier, proposa sans hésitation de le mettre en scène ? Le projet ne put alors
se concrétiser, et le cinéaste se tourna vers Don Giovanni, et la
production que l'on sait à l'Opéra Garnier. L'idée n'en était pas pour autant
abandonnée, et c'est encore chez Mortier, au Teatro Real de Madrid, qu'il prendra forme, cette année, avant de venir à Bruxelles. A
y regarder de près, cet opéra est une mine pour un metteur en scène, de la
trempe de Haneke de surcroit, dont on sait le regard
lucide et intransigeant, la manière précise et épurée. Così fan tutte n'est-il pas le huis clos idéal : six personnages, pas de
rebondissement extérieur, une comédie des erreurs chez de jeunes gens comme ils
sont tous, de tous les temps, et leurs seuls sentiments à faire valoir en guise
d'intrigue. Et finalement un sujet traité par Mozart avec une étonnante
modernité ! Haneke le voit grave, et ne lâche pas ses
personnages, êtres d'« os et de chair », dit Despina,
figures humaines, tendres et si malléables, terriblement poignantes dans leurs
apparentes certitudes. Dans un palais italien en bord de mer, deux figures
locales donnent une réception, façon pendaison de crémaillère et soirée
costumée, Despina et Alfonso, mari et femme ici. Au
cours de la conversation, le temps de l'Ouverture, un petit groupe de quatre
jeunes gens se détache pour échanger sur un sujet suffisamment sérieux pour que
maître et maîtresse de maison s'enquièrent de ce qui se passe céans. Dès la
première scène, mettant en cause les deux jeunes gens, Ferrando et Guglielmo, et Don Alfonso, les autres
protagonistes sont donc présents : les deux jeunes femmes et Despina. Sous le regard intrigué des autres invités, la
machinerie va se déclencher. On perçoit que le pari lancé par Alfonso, homme
des Lumières, dont témoigne son habit Grand Siècle, est sans doute fortuit, ou
de l'ordre de la bravade lancée au fil d'une conversation animée. Que cela
prenne des allures d'expérimentation quasi scientifique est une autre affaire, sûrement
pas contradictoire. Le fait est que le bonhomme, d'une froide impassibilité, va
mener son jeu avec une haute maîtrise, aidé en cela par une Despina omniprésente. La relation entre les deux est telle - n'ont-ils pas eux aussi
des comptes à régler - que le personnage de la dame prend une dimension
centrale, loin de la diablesse pseudo comique de bien des productions.
© Bernard
Coutant
Ce qui fait la force de la régie, c'est son
naturel doucement ironique, le climat de doute subtil qui s'insinue peu à peu,
dans une apparente placidité, durant une journée particulière. Haneke enchaîne les scènes les unes aux autres, travaillant
les transitions avec infiniment de sagacité. Les effets de symétrie aussi,
quoique mettant un malin plaisir à brouiller les pistes. Les récitatifs, donnés
ici dans leur quasi intégralité, sont l'ossature d'une dramaturgie extrêmement
lisible, les arias en étant le prolongement évident, sculptée chacune dans sa
signification essentielle. Combien fascinante est la perception qu'ont de cet
instant privilégié les autres protagonistes : la résolution inébranlable d'une Fiordiligi, dans « Come scoglio »,
si peu feinte qu'elle en ébranle ses proches, et plus tard, le douloureux aveu
qu'elle se fait à elle-même d'aimer deux hommes à la fois (« Per pietà »).
Ainsi, loin d'être détaché du contexte, chaque air est son aboutissement ou un
passage nécessaire à l'avancée du processus dramaturgique. Ainsi encore de
« Tradito, schernito »),
où Ferrando, déchiré, lâche « je sens que mon
âme l'adore toujours », devant un Alfonso surgissant, témoin inopiné de la
détresse du pauvre garçon. C'est que cet homme mûr est sans doute plus proche
qu'on le croit des quatre jeunes gens qu'il manipule : il ne veut, sans doute,
pas se moquer d'eux, juste leur montrer les limites de leurs sentiments. Malgré
la différence de génération, chacun cherche à interroger son propre vécu,
Alfonso tout comme eux. Il leur tend un piège lucide et le gère en veillant à
ce que tout aille bien. A bien des égards, sous l'œil impitoyable,
déstabilisant de Haneke, les femmes triomphent et
savent malmener leur partenaire. Des jeux de scène d'un érotisme suggestif le
démontrent avec acuité. Le marivaudage se vit de manière désabusée, et nulle
trace de méchanceté ne transparait. Dès
lors, on passe sur le tic consistant, pour tout un chacun, à se donner bonne
contenance, ou mauvaise posture, en fréquentant assidument le bar, luxueusement
achalandé, de la maison. Au final, la question reste ouverte de savoir ce qu'il
advient de cette curieuse aventure chez les femmes, de l'échange des vrais
amoureux pour les amants exotiques. Une dernière image en dit long cependant du
happy end : les masques tombés laissent, à n'en pas douer, de terribles
blessures, à l'aune de ces six personnages qui se tenant par la main,
s'écartèlent en tous sens...
© Bernard
Coutant
La production offre aussi ce bonheur
précieux que les protagonistes ont l'âge de leur personnage ; et cela sonne
juste. Le sextuor est une réussite, qui pour ne pas compter de grands noms,
n'en est pas moins d'une exemplaire efficacité. Les deux jeunes gens, Andreas
Wolf, Guglielmo, et Juan Francisco Gatell, Ferrando, offrent une
conviction à toute épreuve, en même temps qu'une fragilité palpable, une
souffrance vraie, et vocalement le meilleur aussi, le premier d'un beau métal
de baryton clair, le second d'un ténor assuré et ductile. Les femmes assurent
d'aussi remarquables portraits : Paola Gardina, Dorabella curieuse, dotée d'un vrai sens pratique - une
aventure n'est que la manifestation des intermittences du cœur - plus maligne
qu'espiègle pour s'aventurer la première dans les délices du goût d'autre chose
; et Anett Fritsch, Fiordiligi,
nullement taxée par une partie éprouvante de soprano, si pathétique, si brave
dans son combat intérieur pour rester fidèle à ses principes, pourtant
questionnée et peu à peu ébranlée dans ses repères, et si vraie dans la
défaite. Cette résistance, Despina l'aura malmenée
pourtant, par ses commentaires frappés au coin d'un certain bon sens : ce rôle
pivot de la dramaturgie, Kerstin Avemo le vit avec un
apparent « air de ne pas y toucher », frêle et douce, d'une présence
étonnante, qui rachète haut la main un ambitus vocal moindre que celui de ses
collègues. Haneke accuse chez elle le trait d'une
insondable tristesse. Le Don Alfonso de William Shimell avance telle une force tranquille, où perce pourtant une vraie lueur de bonté.
La dimension du personnage, démultipliée par la régie, est assumée
magistralement : un riche bourgeois empêtré dans ses propres difficultés de
couple, au point de gifler Despina, pour tout
remerciement d'une collaboration pourtant indispensable à la réalisation de son
machiavélique plan. Comme elle, ne prend-il pas, finalement, fait et cause pour
les deux femmes ? Ludovic Morlot, chef permanent à La
Monnaie, livre une lecture qui se veut bien articulée et progresse en intensité
au fil de la représentation : un brin erratique entre tempos brusques
(l'Ouverture et le premier finale) et débit très mesuré, voire lent, dicté nul
doute par la régie. Celle-ci lui demandera même des silences longs, mais
combien évocateurs, où l'on touche du doigt le poids du drame intérieur et de
ses ambiguïtés.
Jean-Pierre Robert.
Où Valery Gergiev se fait le champion de
Berlioz
Hector BERLIOZ : Benvenuto
Cellini. Opéra en trois actes. Livret de Léon de Wailly et Henri Auguste Barbier. Sergei Semishkur, Ekaterina Semenschuk, Anastasia Kalagina,
Yuri Vorobiev, Mikhail Petrenko, Andrei Popov, Oleg Sychov,
Andrei Zorin, Dimitry Koleushko, Sergei Romanov. Chœur et Orchestre du Théâtre Mariinski, dir. Velery Gergiev.
© V. Baranovsky
Benvenuto Cellini demeure une œuvre
incomprise. On incrimine son livret, certes bien curieusement ficelé, et un
style qui, plus qu'ailleurs chez Berlioz, cultive l'incessant changement, à
l'aune d'une trame dramatique flirtant avec l'invraisemblance. Tout sauf cartésien donc. Mais à y regarder de près,
on tient là une des musiques les plus originales du musicien, qui fait oublier
les approximations du livret. Berlioz lui-même, dans ses Mémoires, ne
constatera-t-il pas « une variété d'idées, une verve impétueuse, et un
éclat des coloris musical, que je ne retrouverais peut-être jamais ».
Mettre en scène cet opéra tient du casse tête, et on se souvient qu'à
Salzbourg, déjà sous le direction musicale de Gergiev, la vision était bâtarde, pour ne pas dire frôlant
le ridicule. Au concert, le risque est évité, et les chances préservées d'une
exécution non polluée par la fantaisie d'un régisseur. Pour l'exécution
concertante, au Théâtre des Champs-Elysées, Valery Gergiev,
à la tête des forces du Théâtre Mariinski, donne une
leçon d'interprétation. Quel flair pour la verve de cet opéra, son
orchestration singulière, mélange de pittoresque et d'expressivité, alliance
entre pathétique et comique, digne de Shakespeare ! Quelle dextérité dans
l'enchaînement inattendu, la rupture soudaine ! De l'ambiguïté rythmique, consubstantielle
ici, érigeant en règle le décalage incessant dans la cadence, il fait son miel,
et on admire la pulsation constamment incisive, mêlée à un savant dosage
d'intensité, du piano évanescent au glorieux fortissimo. On se délecte des
habiletés d'écriture, des détails d'orchestration (clarinette basse, guitare et
percussions métalliques, tambourin, tambour de basque). De la hardiesse du
trait surtout, qui fit tant grincer des dents à la création, à Weimar en 1852,
grâce aux bons offices de Liszt : le premier trio, haletant, scandé pour faire
saillir les mots lâchés comme des onomatopées ; plus tard, le sextuor endiablé,
avec ses phrases hachées, qui fait entrer le Pape lui-même dans cette histoire
de fonte de la statue de Persée, dont il vient demander la livraison,
brandissant non l'excommunication, mais bien la pendaison, en cas de non
exécution... La diversité de climats entre scène intimiste et tableaux
d'ensemble est ménagée naturellement. Ces derniers, qui sont une des vignettes
de la pièce, le Carnaval place Colonna en particulier, Gergiev les voit grandioses et fougueux, chœurs et solistes traités de manière
différenciée, une des inspirations remarquables de Berlioz. Enfin, la palette
de couleurs est un régal, grâce à un travail d'orchestre, à n'en pas douter,
méticuleux. L'Orchestre du Mariinski, qui démontre une étonnante capacité à épouser des
styles musicaux aussi divers que les russes, Wagner, ou la musique française,
ne laisse percevoir aucune trace d'un accent qui ne soit pas idiomatique. L'affiche
vocale est plus que valeureuse, assez incroyable. « Il est venu avec son
bagage russe » lance mon voisin. Mais existe-t-il aujourd'hui un Opéra,
autre que le Théâtre Mariinski, capable d'aligner une
distribution entièrement maison, qui tienne la route en pareille occurrence ?
On sait que l'institution de Saint-Pétersbourg est adossée à une école de chant
à la réputation enviable, qui a mis au monde des interprètes partis conquérir
la planète lyrique. Assembler un cast pour une pièce
si singulière tient du tour de force. Celui réuni ici a peu de reproches à
entendre, et en tout cas pas de sarcasme à souffrir, question style ou
intonation, voire même diction du français. Car, à part peut-être le ténor
Serguei Semishkur, tous la défendent avec une sincérité
qui fait chaud au cœur, et sans doute, cette sûre application qui, chez un
étranger, veut que l'articulation soit très soignée afin de rester
intelligible, même pour des non français. L'achalandage des voix est des plus
justes. Au jeu des éloges, c'est la Theresa de Anastasia Kalagina qui tient
la palme, soprano lumineux, style accompli, et le Pape Clément VII de Mikhail Petrenko dont la basse
d'airain chez Wagner, se fait ici mordorée, pas moins cynique. Ekaterina Semenchuk, dans le rôle travesti d'Ascanio, montre habileté
et verve, Yuri Vorobiev, une belle faconde pour
composer Balducci, improbable père, et Andrei Popov,
un cocasse débit boiteux, chez le coquin Fieramosca.
Le Cellini de Semishkur ménage l'alternance de
lyrisme et d'héroïsme, même si on le sent sur la réserve vis à vis d'un rôle
épineux. La phalange chorale est vaillante dans ses interventions et
chaleureuse dans la ligne vocale. Que demander de plus, sauf à se complaire
dans un mode philistin.
Jean-Pierre Robert.
Claudio Abbado, l'Orchestra Mozart, et l'au-delà des notes...
© DR
Foule des grands soirs à Pleyel, et public
recueilli : La manière de Claudio Abbabo en impose,
tout comme la perfection de ses jeunes de l'Orchestra Mozart di Bologna. Après les
Ouvertures Coriolan et de Leonore 2 et 3, il y a peu, au Festival de
Pâques de Lucerne (cf. NL de 04/13), le maestro aborde celle de Prométhée. Première
des grandes Ouvertures du maître de Bonn, et page introductive d'un ballet, Les
Créatures de Prométhée (Vienne, 1801), sa forme comme sa facture
s'inspirent du modèle baroque, haendélien en particulier, avec une introduction
lente et une seconde partie con brio, où s'affirme la manière du jeune
compositeur. Abbado ne cherche pas l'effet héroïque, mais la puissance de
l'inspiration. Le concerto K 595, 27 ème et ultime,
ouvre la voie au dépouillement stylistique caractéristique des dernières œuvres
de Mozart. Si le genre du concerto de piano offre la quintessence de sa musique
et le regard le plus perspicace sur l'homme Mozart, assurément celui-ci dévoile
une émouvante sérénité, et délivre un message, non pas de détachement, de
transfiguration plutôt. Par l'usage constant de la modulation, le passage
incessant du majeur au mineur, les oppositions de timbres. L'interprétation de
Radu Lupu le met en évidence. Les chemins d'Abbado et
du pianiste roumain ne se sont croisés que récemment, à la faveur, au
demeurant, de l'annulation d'une pianiste française connue. Ne sont-ils pas
faits pour s'entendre, et partager une vision commune de l'épure ? Un sentiment
de mélancolie s'impose d'emblée à travers cette lecture décantée, purifiée,
toute de retenue. L'effectif, a priori nombreux, quoique nanti de quatre
contrebasses seulement, sonne on ne peut mieux chambriste. L'allegro, très
symphonique, de par sa longue introduction, paré du subtil jeu des bois, est le
creuset dans lequel s'épanouit le soliste, librement, brodant à satiété sur le
thème initial, en une sorte de mélodie continue, et un délicat dialogue avec la
flûte puis le hautbois. La vision devient combien poignante au larghetto, qui
au fil d'une des plus belles mélodies mozartiennes, dispense une
« angoisse dominée, exorcisée » (Jean & Brigitte Massin). Le finale restera empreint de pareille réserve, et
le sourire se fera discret. Rien de triste cependant, une joie plus résignée
que libérée : la dualité de la vie tout naturellement, et ces allers et retours
du rire aux larmes, si caractéristiques chez le musicien Mozart. Cette vivacité
asservie nous bouleverse, comme le jeu de ces jeunes entourant un vieux Sage du
clavier. Un mouvement de sonate, donné en bis, prolonge ce jardin secret.
© DR
Au fil des ans, le maestro Abbado se replie
sur les classiques viennois et cet équilibre fondamental qui les distinguent. Aussi, Josef Haydn vient-il
naturellement auprès de Mozart et de Beethoven. Et cette fois, avec le Concerto
pour trompette en mi bémol majeur. Nul doute aussi pour exalter les
qualités d'un interprète, premier soliste de l'Orchestra Mozart. On connaît la
faconde de ce morceau, et sa profusion mélodique qui tombe sous le sens. Reinhold Friedrich le joue avec aisance et esprit, en
particulier lors des cadences qui sollicitent les extrêmes du registre de
l'instrument. En bis, et en hommage à son maître au CNSM de Paris comme au
grand « Maurice » (André), qui en fit son cheval de bataille, il
donne une mélodie populaire de Champagne, gagnant définitivement les ovations
de la salle. Rupture complète pour la partie conclusive du concert : la Symphonie
Classique de Prokofiev. Les affinités du chef italien avec l'idiome de
celui-ci est connue. Mais était-on préparé à tel
prodige sonore ? Cet opus 25 est un régal d'orchestre, il est vrai. Écrit
« dans le style de Haydn » dira l'auteur, en en empruntant
l'effectif, qui est, ici, quasi identique, comme la limpidité du débit et son
inventivité mélodique. Le morceau est conçu non comme un pastiche, encore moins
un exercice de style, mais tel un hommage. L'interprétation d'Abbado et de ses
merveilleux musiciens est tout bonnement miraculeuse : de souple articulation
(allegro à l'écriture serrée et aux modulations aussi brusques qu'inattendues,
dont ces coups d'archets millimétrés des violons, telles des saillies, font
plaisir à entendre autant qu'à voir), d'esprit aussi (le larghetto, tel un vrai
faux menuet, et sa dernière phrase évanescente), de refus de l'emphase encore
(une gavotte pimpante), de discours alerte enfin (un finale aux multiples
rebondissements et d'une finesse impalpable). Partout, légèreté rime avec
suprême fluidité, raffinement avec extrême clarté des plans, originalité des
accents avec ce zest d'imprévisibilité qui caractérise les chutes. Le public,
debout, comprend qu'il a assisté à quelque chose d'unique. Le dernier mouvement
de la Symphonie « La surprise » du Papa Haydn le confirme encore.
Jean-Pierre Robert.
Musique de chambre de Brahms, sotto voce...
© Félix Broede
Avant dernier de la série « Brahms
toute la musique de chambre en 8 concerts », de Piano ****, à Pleyel,
centrée autour des solistes du Berliner Philharmoniker, celui donné par la Jerusalem Quartet laisse une impression mitigée. Le programme rapprochait le Premier et
le Troisième Quatuor, et le Premier Quintette à cordes. Brahms n'est venu que
tardivement au genre du quatuor. Le modèle beethovénien, révéré, était sans
doute lourd à affronter. Plusieurs esquisses, divers projets le laisseront
insatisfait. Le Quatuor op 51 N°1 (1873) est austère, ce que renforce la
tonalité d'ut mineur : dramatique à l'allegro initial, dont le débit se répète
ostinato, quoique entrecoupé d'un second thème bien
mélodique, très intérieur lors de la « romanza »,
sombre et mélancolique à l'intermezzo dont le trio, au thème vaguement tzigane,
ne parvient pas faire émerger un répit. Le finale, complexe, car garni de pas
moins de six thèmes, cultivera tout autant la sévérité. Les Jerusalem,
fins musiciens, ne cherchent pas à dissiper ces aspérités, et leur manière
objective, comme effleurée dans les moments élégiaques, élude la tension. Il en
sera de même au fil du Troisième Quatuor, pourtant plus amène question
profusion mélodique, et de veine essentiellement lyrique. Les Jerusalem l'abordent bien charpenté, et livrent le vivace
du premier mouvement sans se départir d'une certaine distance, comme à
l'andante. L'agitato, sorte de scherzo, vient mieux, et le finale, thème et
variations, a une indéniable allure. Mais, là encore, à vouloir trop fignoler
le trait, les musiciens semblent perdre une vision d'ensemble. La manière n'est
pas toujours détendue, et une certaine monotonie gagne l'écoute. Au milieu, le
Quintette pour cordes N° 1, op 88 (1882) offre d'autres vertus communicatives,
et plus de flamme. Brahms l'a conçu pour deux altos, doublant ainsi les cordes
médianes, le violoncelle faisant office d'arbitre, ou de soutien de la partie
grave avec ses délicats pizzicatos. L'œuvre présente la particularité de ne
comprendre que trois mouvements, encore que le deuxième fasse office de section
lente et d'intermezzo tout à la fois, de par sa coupe
lent-rapide-lent-rapide-lent. L'inclusion des sections animées, allegretto puis
presto, confère à l'ensemble un caractère d'improvisation, parfaitement rendu par
les présents interprètes. Le finale, « energico »
est complexe, et offre une riche polyphonie, même fuguée. Les Jerusalem, avec le renfort de Amihai Grosz, alto solo du Philharmonique de Berlin,
et ex membre du présent Quatuor, en livreront une interprétation parfaitement
équilibrée, même si les deux altos se signalent à l'attention de l'auditeur,
une des originalités de cette pièce.
Jean-Pierre Robert.
Concert et Conférence par Helga Schauerte à l’Église évangélique allemande
Commémoration
À l’initiative de l’Ambassade d’Allemagne à
Paris et à l’occasion du Cinquantième Anniversaire du Traité de l’Élysée ayant,
en 1963, « officialisé » l’amitié franco-allemande, — en présence de
Monsieur Fried Nielsen,
Ministre Conseiller aux Affaires culturelles près l'Ambassade d'Allemagne —, l’organiste et
musicologue Helga Schauerte-Maubouet a proposé à un auditoire particulièrement attentif un programme très
représentatif de la musique d’orgue des XVIIe, XVIIIe et XXe siècles, en
Allemagne et en France, sous le titre « Histoires croisées… ». Après
les paroles de bienvenue du Pasteur Martin Beck, Madame Sarah Steinbach, Secrétaire à l’Ambassade d’Allemagne, a rappelé
qu’après exonération accordée par les Douanes françaises, le matériel pour
l’orgue du facteur allemand Detlef Kleuker a pu être acheminé en France. Il s’agit du premier
instrument baroque d’un facteur allemand installé dans notre pays, permettant
d’interpréter fidèlement la musique de J. S. Bach, entre autres.
Conférence
Helga Schauerte est à la fois une brillante organiste, une excellente musicologue et une
pédagogue avisée. Dans sa Conférence étayée d’illustrations (jointes au
programme), elle a procédé par comparaisons et oppositions entre la composition
d’un Orgue de Hambourg (4 manuels et pédalier) et celui de La Flèche (4
claviers et pédalier) ; entre les tessitures et les ambitus de chaque
instrument, ainsi que les jeux (16’, 32’…) et les critères
d’interprétation. En France, la basse est jouée par la main gauche ; en
Allemagne, à la pédale, ce qui — selon la facture (allemande ou française) —
pose des problèmes pour les organistes (cf. dessin quelque peu caricaturé d’un organiste jouant avec les deux pieds sur
deux claviers et les mains sur le pédalier…). La conférencière a mis en
relation les œuvres données en concert. En France, le répertoire, avec des
pièces brèves, privilégie la mélodie et le rôle liturgique du plain chant,
alors qu’en Allemagne, les Luthériens ornent davantage la mélodie du choral
(cantus firmus), en vue de la traduction figuraliste des images et des idées du texte. Les organistes allemands copient leurs œuvres
à la main, alors que les français les font imprimer et précisent la
registration définie par la forme de chaque pièce (ex. : Tierce en taille), selon L’Art du facteur d’orgues (1766-1778)
rédigé par Dom Bedos de Celles, exposé pour la circonstance. Les Français
privilégient la couleur, alors que les Allemands s’en soucient peu. Après la
Révolution, les instruments français étaient dans un état lamentable ; les
Allemands privilégient la virtuosité du pédalier. En France, des jeux doivent
être ajoutés aux manuels et au pédalier, pour jouer des œuvres de plus grande
dimension comme, par exemple, la Toccata
en ré mineur de Gaston Bélier (1863-1938).
Concert
La première partie du concert a été
introduite par le Prélude en sol mineur (BuxWV 149) de Dietrich Buxtehude, d’abord incisif,
puis méditatif et virtuose, puis le Magnificat du premier ton de Michel Corrette (né en 1707, l’année de la mort de
Buxtehude), page mettant en valeur les registres spécifiques de l’Orgue Kleuker, notamment Tierce
en taille, Basse de cromorne, Grand Jeu et les diverses atmosphères
(pétillante, méditative, enjouée, puis pesante) et l’ornementation à la
française. La Toccata en ré mineur (BWV 565) de J. S. Bach s’est imposée par son tempo raisonnable, énergique, ses
attaques précises, un solide sens de la construction et la parfaite maîtrise de
l’organiste.
La seconde partie a proposé une
intéressante confrontation autour de la version de J. S. Bach pour le Choral de Pentecôte à 4 voix : Komm, Heiliger Geist, Herre Gott avec cantus firmus au soprano et la mélodie ornée par comblement d’intervalles,
et une autre technique compositionnelle dans la Fantasia (BWV 651), plus élaborée, avec un puissant cantus firmus
énoncé à la pédale. Après ces deux versions de Bach, dans celle (BuxWV 199) de D. Buxtehude, le cantus firmus, très orné,
plane au soprano. La musique française était représentée par le Veni Creator Spiritus, thème grégorien pour Pentecôte (1699) en
Taille à 5, de Nicolas de Grigny, avec cantus firmus au ténor, et, pour le XXe
siècle, par la Toccata en ré mineur (1912) de Gaston Bélier, de facture assez classique, massive, énergique,
volontaire, presque provocante et toujours en mouvement. Quant à Jehan Alain,
sa spécialiste avait retenu ses Variations
sur un thème de Clément Janequin et ses Litanies (1937), œuvre emblématique au thème accrocheur, envoûtante, voire obsédante.
Après le Pasticcio,
op. 91 (1956) de Jean Langlais, dans l’esprit français, avec un rythme incisif
et un peu comme une fanfare, ce concert d’une haute tenue artistique s’est
terminé en feu d’artifice par le Postlude
festival (1912) du compositeur français Amédée Reuchsel (1875-1931), page festive époustouflante avec un interlude méditatif et
lyrique. Ce témoignage d’amitiés musicales a attiré un auditoire très
impressionné par les nombreuses qualités intellectuelles, techniques et
pédagogiques de l’organiste titulaire de l’Église évangélique allemande de
Paris, Helga Schauerte.
© Clémence Banvillet
Édith Weber.
Un Wagner
lumineux au Théâtre des Champs-Elysées.
© DR
Écouter la musique de Wagner
sous forme d’extraits choisis est assurément, comme le signale Gérard Condé, une
faute contre l’esprit, tant a toujours été impérieux le désir du musicien de
révolutionner l’opéra par la construction d’un édifice dramatico-musical
continu, sans solution de continuité… Mais c’est néanmoins une source de pure
jouissance artistique que le public du Théâtre des Champs-Elysées, nombreux ce
soir là, ne démentira pas. Un Wagner lumineux conduit par Christian Thielemann à la tête de la Staatskapelle de Dresde, une prestigieuse
phalange, parmi les plus anciennes du monde, dont Wagner, fut en son temps, le
directeur musical. Premier concert d’une courte tournée européenne reprenant le
concert inaugural du 24 mai, au festival de Dresde (cf. supra). Le ténor sud
africain Johan Botha remplaçant, pour cette tournée, l'allemand Jonas Kaufmann.
Un programme associant des extraits de Rienzi,
du Vaisseau fantôme, de Lohengrin et de Tannhäuser, aux côtés de la Faust Ouvertüreet de Fraternité (1999) de Hans Werner Henze (1926-2012), seule pièce non
wagnérienne. Comme un hommage au compositeur récemment disparu, nommé peu avant
sa mort, « Capell-Compositeur » de
l’orchestre pour la présente saison. Un programme sur mesure permettant de
mettre en valeur la musicalité exceptionnelle de celui-ci, en même temps que la
voix de ténor dramatique de Johan Botha, qui interprètera successivement
« All mächt’ger Vater », extrait de Rienzi, « In fernem Land » de Lohengrin, « Inbrunst im Herzen »
de Tannhäuser. Le ton fut donné dès l’Ouverture du Vaisseau fantôme, d’un impressionnant réalisme, menée avec la
fougue de la tempête, vent dans les drisses, ambiance dramatique, peur
imminente, avant que ne se réinstallent calme et sérénité, puis par l'ouverture
de Faust, chargée de chromatismes, et
celles de Rienzi, de Lohengrin et de Tannhäuser, où Thielemann, très présent,
fit merveilleusement sonner l’orchestre, tout en nuances et en couleurs,
trouvant en permanence le ton juste entre interprétation chambriste et fougue
orchestrale. Une interprétation d’une lisibilité absolue, une direction animée
par le souci du détail et le travail des timbres, qui saura maintenir tension et émotion de bout en bout.
D’un point de vue vocal, si le timbre de Botha apparait, certes, un peu plus
rugueux que celui de Kaufmann, sa prestation fut, néanmoins, d’une indiscutable
qualité, facile dans l’émission, souple dans la ligne de chant,
merveilleusement servie par la direction de Thielemann,
qui sait faire respirer l’orchestre avec
le chanteur dans une symbiose très convaincante. En « bis », ils
donneront le Prélude orchestral de l’acte III de Lohengrin. Un magnifique concert qui ne put que ravir, en cette
année anniversaire, le « Parsifal » de
Maurice Denis étendant, depuis le plafond du théâtre, son ombre tutélaire sur
l’orchestre et le public ravi !
© DR
Patrice Imbaud.
Quand la musique est bonne…Gustavo Dudamel et le Concertgebouw Orchestra.
Une des phalanges parmi les plus
prestigieuses au monde, un chef qui ne cesse de s’affirmer comme un phénomène
de la direction d’orchestre, un programme audacieux, voila de quoi remplir la
grande nef de la salle Pleyel. Un programme déjà donné quelques jours
auparavant à Cologne associant, en première partie, des œuvres contemporaines comme Colores de la Cruz del Sur d’Esteban Benzecry (°1970) jeune compositeur argentin, déjà joué partout de par le monde, par les
plus prestigieux orchestres. Une composition complexe (2008), bien connue du
chef vénézuélien, commande de Radio France, qui utilise différentes techniques
de composition comme les gammes pentatoniques, l’atonalité, la modalité, la
tonalité, le minimalisme, le contrepoint, la polyrythmie et les clusters dans
un savant mélange avec les rythmes et traditions de la culture
latino-américaine. Une œuvre comme un voyage à travers le continent sud
américain (Machu Picchu,
Patagonie, lac Titicaca, Amazonie et la pampa argentine en hommage au compositeur
argentin Alberto Ginastera), en cinq mouvements sollicitant tous les pupitres
dans un très beau travail sur les timbres, les rythmes et les couleurs de
l’orchestre, allant du cosmos au chaos. Vinrent ensuite les Neruda Songs de Peter Lieberson (1946-2011), superbe composition
vocale (2005) très émouvante, sur les poèmes d’amour de Pablo Neruda, composée
pour Lorraine Hunt, épouse du compositeur, aujourd’hui disparue, remarquablement servie, ici, par Christianne Stotijn dont on ne
pourra que louer la très bonne diction, la présence scénique et la vocalité
sans faille, associant puissance et legato, en regrettant toutefois une léger
vibrato entachant les graves. Après la pause, une œuvre célébrissime, dirigée
sans partition, la Symphonie n° 9 dite
« du Nouveau Monde » d’Anton Dvorak, qui nous conduit, cette
fois, dans les grands espaces nord américains, portés par l’enthousiasme
débordant de l’orchestre et de Dudamel qui sait faire
sonner magnifiquement cordes, vents et percussions, trouvant en permanence le
ton juste entre rêverie et passion. Une mention particulière pour Miriam Pastor Burgos au cor anglais. En « bis » un
extrait de la Symphonie n° 5 du même
Dvorak…Et la salle Pleyel debout ! Bravo !
Patrice Imbaud.
Le Requiem de Verdi au
Théâtre des Champs-Elysées : entre lyrisme et ferveur.
Curieuse œuvre que ce Requiem de Giuseppe Verdi, dont Hans von Bülow affirmait qu’il s’agissait, en fait, d’un opéra en habits
ecclésiastiques. Propos acides sans doute mais, néanmoins, assez proches de la
réalité. C'est ni un opéra, ni une œuvre sacrée, mais plutôt une sorte
d’oratorio où solistes et chœur sont traités sur un pied d’égalité. L'œuvre a
été composée en 1874 par un Verdi agnostique, pour célébrer la mémoire
d’Alessandro Manzoni, chantre du Risorgimento et ami
du compositeur. La composition trouve ses origines dans une ébauche du
« Libera Me », composée en 1869, laquelle devait faire partie d’un
ouvrage collectif dédié à Rossini, lui-même décédé en 1868. La genèse fut
complexe pour cette œuvre emblématique du musicien, dont on ne compte plus les
versions dites « de référence » ni les productions scéniques, surtout
en cette année de bicentenaire ! Après la version, très remarquée, de
l’Orchestre de l’Opéra de Paris, dirigé par son chef titulaire Philippe Jordan,
c’était au tour de l’Orchestre National conduit par Daniele Gatti de proposer sa vision de cette œuvre, qui apparait plus comme une représentation du drame de l’humanité face à la
mort que comme un hymne à la vie éternelle. Une œuvre terriblement humaine où
Verdi fait se succéder les contrastes et les transitions, depuis le
dépouillement, à la limite de l’audible, jusqu’aux emportements les plus
violents, alternant ou associant lyrisme et ferveur, mysticisme et jubilation.
Une tâche difficile, on en conviendra, dont Daniele Gatti, attentif et précis, se tira avec un brio indéniable, grâce à la qualité
superlative du Chœur de Radio France, à la souplesse des cordes et à la
rutilance bien connue des vents du « National ». En revanche, et
c’est là précisément que le bât blesse, il fut moins bien servi par le quatuor
de solistes. Si la soprano Julianna di Giacomo et le
ténor Fabio Sartori parurent à la hauteur, il n’en fut pas de même pour la
mezzo Sonia Ganassi, et la basse Matti Salminen. Manque de puissance et de graves pour la
première, manque d’ampleur et de legato pour le second, entachant de ce fait la
somptueuse beauté des soli et ensembles vocaux, qui parurent souvent assez
opaques et brouillons. N’est pas Christa Ludwig ou Nicolai Ghiaurov qui veut ! En ouverture de programme,
était donné un très bel « Ave Maria »,
extrait d’Otello, en hommage à Henri Dutilleux, récemment
disparu.
© DR
Patrice Imbaud.
Soirée russe au Théâtre des Champs-Elysées : Youri Temirkanov décevant !
Une prise de risque limitée pour la
mythique phalange russe façonnée pendant 50 ans (1938-1988)
par le grand Mvravinski, dirigée, aujourd’hui,
par son successeur Youri Temirkanov. Un programme exclusivement russe (Stravinski,
Borodine, Rimski-Korsakov), une interprétation lyrique, certes, mais sans éclat
et sans surprise, qui ne tarda pas à nous conduire inexorablement vers l’ennui,
faute de nous surprendre… Trois œuvres célébrissimes, chorégraphiées par Michel
Fokine dans le cadre des Ballets russes à Paris, s’intégrant dans l’éveil des
écoles musicales nationales, qui en s’appuyant sur les thèmes folkloriques et
de nouvelles formes d’expression, comme le ballet, cherchaient à s’émanciper de
la tutelle musicale germanique, représentée par la symphonie de Beethoven et
l’opéra de Wagner. L’Oiseau de feu de
Stravinski ouvrait la soirée, créé en 1910 à Paris, sous la direction de
Gabriel Pierné, est une œuvre toute empreinte des leçons de Rimski-Korsakov,
qui porte néanmoins en filigrane toute la modernité orchestrale de Stravinski,
laquelle ne fera que se confirmer avec Petrouchka et le Sacre du printemps. Vinrent
ensuite les Danses polovtsiennes,
tirées de l’opéra de Borodine (1883-1887).
Le
Prince Igor,
dont Rimski, affirme, dans Chronique de ma vie musicale, qu’elles furent orchestrées en une
nuit avec l’aide de Liadov, juste avant leur
création, en version de concert, en 1879 à Saint-Pétersbour,
Borodine étant occupé par ses activités de chimiste. Shéhérazade, suite symphonique de Rimski-Korsakov (1844-1908),
composée en 1888, clôturait le concert. Trois œuvres magnifiques,
incontournables, piliers du répertoire symphonique, pleines de charme et de
couleurs dont Temirkanov ne donna qu’un pale reflet malgré une direction très
théâtrale et un enthousiasme certain de l’orchestre, parfois surprenant !
En « bis » Prokofiev et Stravinski. Dommage…Une interprétation un peu
dilettante, on espérait mieux !
© DR
Patrice Imbaud.
Splendide Pénélope : Une si longue attente…
Gabriel
FAURÉ : Pénélope. Opéra en trois actes. Livret de René Fauchois, d’après l’Odyssée d’Homère. Anna Caterina Antonacci, Roberto Alagna,
Vincent Le Texier, Edwin Crossley-Mercer,
Marina de Liso, Julien Behr,
Sophie Pondjiclis, Jérémy Duffau, Khatouna Gadelia, Marc Labonnette. Orchestre & chœur Lamoureux, dir. Fayçal Karoui.
© DR
Une si longue attente… Mais une
patience justement récompensée par la beauté de cette Pénélope de Gabriel Fauré (1845-1924), donnée en version de concert
au Théâtre des Champs-Elysées dans le cadre de la célébration de son
centenaire. Le seul et unique (si l’on
excepte le colossal Prométhée) opéra de Fauré, dédié à Camille Saint-Saëns, créé à
l’Opéra de Monte Carlo le 4 mars 1913 avec un accueil mitigé, qui dut attendre
le 10 mai de la même année pour connaitre le succès lors de sa création
parisienne, au TCE. Un opéra, que seules les plus grandes divas ont osé
aborder, Lucienne Bréval commanditaire et créatrice
de l’œuvre, puis la radieuse Germaine Lubin, la mythique Régine Crespin qui en
donna une exécution encore inégalée, enregistrée en « live » au
TCE en 1956, conduite par Inghelbrecht, et aujourd’hui Anna Caterina Antonacci par un juste retour des choses. Une œuvre rare qui aura attendu un
peu plus d’un demi-siècle pour se retrouver au lieu même d’où partit l’aventure.
Un opéra qui coûta à Gabriel Fauré plus de cinq années de labeur pour recentrer
le drame autour des personnages d’Ulysse et surtout de Pénélope dont il fit
l’archétype de l’intelligence, de la patience et de la fidélité. Une musique
admirable (cf. l'analyse parue dans l'Éducation musicale, 2011, n° 573), à la recherche de l’intime, faisant appel
à une orchestration sobre et volontiers chambriste, réservant les violences
instrumentales aux moments culminants du récit, usant de motifs conducteurs et
d’une prosodie superbement adaptée. Une œuvre qui participa au renouveau de
l’opéra français, avec Debussy et Dukas, dans le début du XXe siècle, dont
Fayçal Karoui, à la tête de l'Orchestre Lamoureux,
donna une interprétation digne d’éloges : direction claire, précise et
engagée, toujours au service du récit et des chanteurs, chœur sans reproches,
orchestre réactif avec prédominance des cordes évoluant par larges vagues sur
lesquelles viennent s’inscrire les interventions des vents de grande qualité.
Une musique chargée d’émotion associant climat dramatique ou pastoral et
sentiment d’urgence. Une richesse musicale parfaitement rendue, annoncée d’entrée de jeu par la
somptuosité du Prélude. Au plan
vocal, la grande triomphatrice de la soirée fut assurément Anna Caterina Antonacci, splendide Pénélope par le ramage et le
plumage, une vocalité facile qui jamais ne faiblira tout au long de ce marathon
vocal, un timbre et une ligne de chant dignes de Crespin, une belle présence
scénique, une grandeur, un charisme…Roberto Alagna campa lui aussi un Ulysse
plein de bravoure, avec son timbre si particulier, sa diction, reconnaissables
entre tous. On regrettera, toutefois, que ce timbre si beau dans le médium, se
durcisse quelque peu dans l’aigu. Vincent Le Texier fut superbe dans le rôle du
fidèle Eumée. Parmi les prétendants, il convient de
souligner la très belle prestation du ténor Julien Behr (Antinoüs). Une reprise totalement réussie, qui clôt cette année du centenaire
en beauté ! Une longue ovation du
public salua cette magnifique interprétation avec en « bis » une
reprise du final. Admirable !
© DR
Patrice Imbaud.
***
Haut
PIANO
BEETHOVEN : Concerto n°1 en do majeur pour piano
et orchestre op. 15 édité par Jonathan Del Mar. Bärenreiter Urtext. Partition complète : BA 9021. Réduction
pour piano d’accompagnement : BA 9021-90. Partie de soliste : BA
9021-90.
On ne saurait trop
insister sur la qualité de cette nouvelle édition qui ne compte pas moins de
dix-sept corrections inédites effectuées par Beethoven lui-même après la
publication de l’œuvre. Elle inclut également trois cadences de Beethoven.
Quant à la partition du soliste, elle comporte, comme dans l’édition originale,
l’ensemble de la basse chiffrée, ce qui permet au pianiste de diriger en même
temps l’orchestre, comme à l’époque de Beethoven. Et bien sûr, la copieuse
préface permet de comprendre et d’apprécier le remarquable travail qui a été
effectué et de mettre en œuvre l’ensemble avec le maximum de précision et
d’efficacité.
Mike SPRINGER : Not just another Jazz Book. Vol 1. Niveau début deuxième cycle. 10
Original Piano Solos avec CD d’accompagnements facultatif. 1 vol. 1 CD.
Alfred : 40527. http://www.alfredUK.com et http://www.alfred.com/.
Saluons d’abord l’arrivée
dans nos recensions de cette maison d’édition anglaise mais qui diffuse ses
productions dans le monde entier. On consultera avec profit le très abondant
catalogue de cette maison dans tous les domaines musicaux.
Voici un recueil bien
réjouissant : ces pièces sont aussi variées qu’intéressantes et bien
écrites. Le CD d’accompagnements, s’il n’est pas indispensable à
l’interprétation, apporte pourtant un complément très appréciable : pour
chaque pièce, il donne le modèle avec basse et batterie, une version
d’accompagnement à tempo réduit puis la version finale, le tout avec beaucoup
de goût et de délicatesse. Il s’agit donc d’un travail très original offrant de
nombreuses possibilités. Pour éviter toute ambigüité, précisons que le CD est
bien fourni avec le recueil.
Sharon GOODEY : Playing with colour. Vol.1 :
« Commencer le piano », vol 2 « Mains ensemble au piano »,
vol 3 : « En parcourant le premier degré au piano ».
Alfred : 20132, 20133, 20134.
Cette méthode de piano
s’appuie beaucoup sur le côté visuel du clavier et des mains puisqu’elle joue entièrement
sur les couleurs. Certes, elle est en anglais, mais puisque nos chères têtes
blondes sont maintenant initiées à la langue de Shakespeare dès le primaire
sinon dès la maternelle… Ceci dit, la progression est tout à fait intéressante.
Comme toujours avec ce type d’approche, il faudra veiller à ce que le visuel ne
l’emporte pas sur l’auditif mais en soit seulement l’auxiliaire. La
présentation est très claire et très agréable, les morceaux judicieusement
choisis et harmonisés. On sent que l’auteur est une pédagogue…
Dances of Our Time. Collection
de nouvelles pièces pour piano. Petrushka Project. Schott : ED 21 470. www.schott-music.com
Il s’agit d’une collection
unique en son genre : les éditions Schott ont ainsi grâce au Projet Petrushka mis à contribution soixante-quinze compositeurs
de vingt-six pays pour réaliser avec de courtes pièces un album consacré au
thème de la Danse de notre temps. Il est évident que ces œuvres contemporaines
sont aussi variées et originales que possible. On pourra s’en faire une idée
sur le site www.petrushka-project.com qui contient de très nombreuses vidéos des œuvres ainsi que de copieuses
informations sur les compositeurs et leur pièce. Ajoutons que l’ensemble est
destiné à des pianistes ayant au moins trois années d’expérience mais aussi aux
pianistes professionnels et amateurs. Il s’agit d’un projet ambitieux mais très
réussi.
MOSZKOWSKI : 15 études de virtuosité pour piano op. 72. Schott : ED 21498.
Disons tout de suite
combien nous apprécions qu’il s’agisse d’une édition trilingue. Philipp Alexander Marguerre, qui
a édité ces études, fait une préface très intéressante et y ajoute un index des
difficultés techniques fort bienvenu. Ajoutons-y une présentation claire. Les
doigtés sont ceux de la première édition de 1903, la plus fiable dans ce
domaine.
Hans-Günter HEUMANN : The Classical Piano Method. Method Book 1. 1 vol. 1 CD. Schott : ED 13352.
Autrefois, nous avions dit
tout le bien que nous pensions des volumes Piano
Détente de cet auteur publiés aux éditions Lemoine. Nous le retrouvons avec
plaisir pour cette méthode de Piano classique parue aux éditions Schott. Le
volume est accompagné d’un CD très utile sinon indispensable à la mise en
œuvre. L’ensemble est très intuitif et laisse dès le départ une large part à
l’improvisation. La culture musicale du jeune pianiste n’est pas négligée
puisqu’il est invité à se frotter dès le départ aux thèmes célèbres des grands
musiciens. Un seul souhait : pourquoi les éditions Schott ne nous
donneraient-elles pas une version en français de ce remarquable travail ?
Hans-Günter HEUMANN : Best of Piano classics. 50 pièces célèbres. Schott : ED
9060.
Voici, réactualisés, les
« classiques favoris ». De Bach à Satie, H.G. Heumann nous propose un parcours qui contient effectivement les
« incontournables » de l’étude du piano. Précisons qu’il n’y a aucun
arrangement ou aucune simplification : les textes sont scrupuleusement respectés,
doigtés et annotés et le choix particulièrement judicieux et équilibré. Voilà
un recueil qui devrait être bien utile pour les professeurs et leurs élèves.
Arletta
ELSAYARY : La valse du coucou pour
piano. Débutant. Lafitan : P.L.2574.
On sait combien il est
difficile d’écrire pour les débutants. Cette charmante pièce, où le coucou
passe d’une main à l’autre est pleine de grâce et devrait séduire les jeunes
interprètes. Un grand bravo à l’auteur !
ORGUE
Andrew
AGER : Toccata et Fugue op.30 n°
1 pour orgue. Delatour : DLT2136.
On écoutera avec beaucoup
de plaisir cette pièce sur le site de l’éditeur. La toccata, très brillante,
fait penser parfois à Jehan Alain, mais c’est un avis tout personnel. Quoi
qu’il en soit, on est emporté et charmé par ce flot de musique qui demande
quand même un instrument qui ait du « coffre ». A cette toccata
succède une fugue très lisible dont le thème est très lyrique. Elle se termine,
bien sûr, en apothéose. Bref, cette œuvre séduisante devrait faire le bonheur des
organistes.
GUITARE
Cristóbal PAZMIÑO : Sol de madrugada. Sonorités d’Amérique
latine. 14 pièces originales pour guitare. Van de Velde : VV 300.
Le titre, traduit
librement, signifie : Premières
lueurs du jour. Cette aurore est bien agréable et variée. Une introduction
fournit quelques repères culturels fort bien venus
pour permettre une interprétation de ces pièces accessibles dès la troisième
année de guitare. On trouve beaucoup de charme, de variété et de dépaysement
dans ce recueil aux allures de fête.
CHANT
Didier
MATRY : Madrigal pour soprano et
orgue. Fortin-Armiane : EAL544.
Le très beau texte de
Michel Ange que Didier Matry a choisi de mettre en
musique offre de grandes possibilités expressives, à la fois poème d’amour et
allégorie philosophique. Si l’œuvre est difficile, elle est très expressives,
très fidèle au texte, très belle, en un mot.
Frank LAFORGE et Will EARHART : The
Best of Pathways of Song compiled, arranged, translated and edited. Low voice. 1
vol Alfred : 39937.
Traduisons… Il s’agit en
fait d’une compilation d’œuvres vocales de niveau moyen allant de Bach et Haydn
à Grieg et Richard Strauss. Le recueil ne compte pas moins de quarante-neuf
morceaux, tous de grand intérêt. Les deux CD comportent tout simplement les accompagnements
de piano, très joliment enregistrés. Pas d’ « arrangements »
ici, au sens peccamineux du terme, mais des adaptations fort bien venues
lorsqu’il s’agit d’œuvres avec orchestre. Ajoutons que même si l’ensemble est
en anglais, les textes originaux sont toujours présents et permettent donc une
interprétation dans la langue d’origine.
Mary K. Sallee : Inspirational Hymn Medleys. 8 arrangements pour piano solo
d’hymnes éternels. Alfred : 40827.
Les huit pièces proposées
intègrent chacune deux « hymnes » ou cantiques de la tradition
protestante, à commencer par le fameux choral de Luther. Les adaptations sont
fidèles aux originaux mais en présentent aussi des variations. Tout cela ne
manque pas d’intérêt.
MUSIQUE
CHORALE
Red RADOJA : Le chêne de Dodone – Lisi i Dodonëspour voix de femmes (SSAA). Fortin-Armiane : EAL530.
Ce compositeur et
musicologue albanais nous offre une très belle pièce de moyenne difficulté.
Deux parties dans cet hommage au roi Pyrrhus d’Epire : une lamentation
dans le style de la plurivocalité traditionnelle
albanaise, et une berceuse plus « classique » dans la deuxième. C’est
une musique intéressante, belle et sensible.
MONTEVERDI : Vespro della Beata Vergine. Bärenreiter Urtext. Partition : BA 8794, voix et réduction de
piano : BA 8794-90.
Quelle édition
monumentale ! Que louer de plus ? La très copieuse et remarquablement
documentée préface de l’éditeur, Hendrik Schulze et de ses coéditeurs ?
Cette préface, à la fois technique, historique et liturgique est du plus grand
intérêt à la fois pour la compréhension de l’œuvre et pour son interprétation.
Quant à la partition elle-même, elle est d’une lisibilité totale. La partition
voix et piano ne reprend pas la préface mais donne cependant la traduction
intégrale du texte latin en anglais et en allemand. Bref, il s’agit d’une
édition de tout premier plan.
John
LEAVITT : Missa Festiva. Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Agnus Dei. Alfred : TTB 3979, SATB
39676, deux voix 39680, SSA 39678, SAB 39677.
On l’aura compris, cette œuvre
est à géométrie variable et permet de s’adapter à toutes les formations
chorales. Il s’agit d’une commande du Festival International Choral Symposium
de Kansas City. Ecrite dans un style très original, cette œuvre, sans être très
difficile, demande cependant un chœur expérimenté. On ne peut la considérer
comme une œuvre liturgique : si Kyrie, Sanctus et Agnus suivent fidèlement
le texte originel, le Gloria et le Credo présentent une version courte des
textes. Mais ce n’est pas forcément un obstacle… Quoi qu’il en soit, cette
Messe est véritablement festive.
VIOLON
Jean-Michel
TROTOUX : Lulu la tortue pour
violon et piano. Débutant. Lafitan : P.L.2658.
L’auteur se joue des
difficultés inhérentes à l’écriture pour un violoniste débutant pour nous proposer
une pièce fort agréable, plus ou moins modale, et évoquant bien, de surcroit,
la marche de la tortue. Il y a là de quoi séduire le jeune violoniste et même
lui permettre de jouer avec un pianiste sinon débutant du moins de petit niveau
car la partie de piano, qui n’est pas une simple partie d’accompagnement mais
dialogue avec le violoniste, n’est pas très difficile.
VIOLONCELLE
Leonello CAPODAGLIO : Trois récréations pour violoncelle et
piano. Fortin-Armiane : EAL542.
Voici trois charmantes
pièces assez faciles : La veuve du
bois viennois dans l’esprit de Franz Lehar, En rêvant une berceuse, dans l’ambiance
russe de Stravinsky, et Le Duvernoy de Peynet, lyrique et naïf à souhait. Il y a là de quoi
charmer auditoire et élèves. Que cette musique est rafraichissante !
Fabienne
VENIEN : 22 chansons enfantines pour
violoncelle(s) et piano. Combre : C06728.
Quelle excellente
idée ! Ces vingt-deux chansons, classées par ordre de difficulté sont
présentées sous deux formes : la mélodie seule avec les paroles sur un
page et sur l’autre une version simple mais pleine de charme et très
respectueuse de la mélodie à trois violoncelles. Ce recueil permet donc tout un
travail culturel (ces chansons ne sont que trop peu connues aujourd’hui), vocal
car on peut les chanter à l’unisson ou accompagné par le trio de violoncelles,
et instrumental, bien entendu, comme une initiation à la musique de chambre. Un
fascicule complémentaire donne deux autres versions : une pour élève et
professeur, l’autre pour violoncelle et piano. Toutes ces versions sont
compatibles… Espérons que tous les professeurs de violoncelle vont se hâter de
profiter et de faire profiter leurs élèves de ce remarquable travail.
CONTREBASSE
Leonello CAPODAGLIO : Humoresque pour contrebasse et piano. Fin de premier cycle. Sempre più : SP0052.
Comment ne pas être séduit
par cette pièce au rythme un peu déjanté et pleine d’un humour qui fait honneur
au titre ? A un début tout à fait réjouissant succède une partie plus
lyrique mais non moins réjouissante. On revient ensuite au caractère du début.
La partie de piano n’est pas pour rien dans le côté humoristique de la pièce.
Rodolphe
AUGUSTE-DORMEUIL : Ballad for Sandrine pour contrebasse et piano.
Assez facile. Delatour : DLT2181.
Il s’agit de la troisième
pièce d’une série de courtes œuvres pour contrebasse et piano qui retracent les
grands courants musicaux du XX° siècle. Celle-ci est composée dans le style de
Duke Ellington. Il s’agit d’une romance sentimentale faisant appel au
« contrepoint » du Duke. Les harmonies délicates et le
« swing » (ternaire) lui donnent un caractère tout à fait séduisant.
FLÛTE
A BEC
Christophe
FRIONNET : Variations autour d’un
Moi réfractaire pour 3 flûtes à bec. Niveau moyen. Delatour :
DLT2132.
Cette pièce atonale pour
deux flûtes soprane (élèves) et une flûte alto (professeur) se caractérise en
particulier par le fait que le thème n’apparaît qu’au terme des trois
variations. Elle est d’abord un travail sur les sonorités et les frottements de
notes mais n’utilise aucun procédé spécial de jeu. C’est à découvrir.
FLÛTE
TRAVERSIERE
Florent
MOTSCH : Dialogues pour flûte et
piano. Lemoine : 2971 H.L.
Destinée à un niveau de
fin de deuxième cycle, cette œuvre est une commande du CRR de Boulogne
Billancourt. Il s’agit d’une œuvre exigeante et bien nommée : flûte et
piano sont entraînés dans un dialogue lyrique dans des jeux de timbres et de
rythmes qui demande aux deux instrumentistes une grande écoute mutuelle.
Carlos
GRÄTZER : Vagues d’Air. Flûte et
piano. Préparatoire. Dhalmann : FD 0376.
L’auteur joue sur les
mots… et sur les notes avec beaucoup de charme. Tantôt lyriques, tantôt
rythmées, ces vagues instaurent un dialogue serré entre flûte et piano, pour
une musique sensible et expressive.
HAUTBOIS
Michel
NIERENBERGER : Classijazz. Pièce en deux mouvements pour hautbois
et piano. Niveau moyen. Lafitan : P.L.2635.
Cette pièce assez virtuose
mêle, comme son titre l’indique, structures classiques et rythme de jazz :
le deuxième mouvement se termine par un court ragtime. On y trouve beaucoup de
caractère et même de lyrisme. Tempo de marche, adagio lyrique, cadence, rien ne
manque à cette pièce très variée et toujours surprenante.
Claude-Henry
JOUBERT : Un drame à l’Opéra. Une
enquête du commissaire Léonard pour hautbois (fin de premier cycle).
P.L.2685.
Professeur et élève,
puisque la pièce est pour hautbois avec accompagnement du professeur de
hautbois, auront autant de travail pour résoudre cette énigme policière. Une
large part est en effet laissée à l’improvisation. Mais attention : il ne
s’agit pas d’improviser n’importe comment. L’auteur, avec son sens pédagogique
habituel, guide professeur et élève dans un dialogue improvisé, certes, mais
construit, et dont il donne les clés. Cette pièce est vraiment intéressante à
tout point de vue. Espérons que les professeurs auront la hardiesse de s’y
risquer… pour le plus grand plaisir et le plus grand profit de leurs élèves.
SAXOPHONE
Nicolas
PROST : Adolphe Sax Album. Musiques
de Massenet, Berlioz, Delibes, Fry, Wettge, Thomas,
Bizet, Saint-Saëns. Adaptation pour Saxophone et piano. Lemoine : 28891
H.L.
Les adaptations proposées
ici sont de niveau moyen. Elles ont le mérite de proposer des transcriptions
d’œuvres qui ne sont pas forcément les plus connues de leurs auteurs. La partie
de piano a été réalisée avec beaucoup de soin et de goût. Voilà de quoi faire
découvrir au jeune saxophoniste tout un répertoire duquel il n’est pas
forcément familier. Souhaitons donc beaucoup de succès à cet album.
Leonello CAPODAGLIO : Florilège pour saxophone alto et piano.
Fin de premier cycle. Sempre più : SP0051.
On ne peut que tomber sous
le charme de ce Florilège qui déroule
une jolie mélodie très poétique sur des harmonies délicates.
« Amoureux » : tel est le caractère annoncé pour cette pièce.
C’est effectivement tout à fait cela. Gageons qu’élève et professeur tomberont
à leur tour amoureux de cette pièce.
Gilles
MARTIN : Maestro Saxolino. 4 mouvements pour saxophone en mib ou sib et piano. Fin de premier cycle. Sempre più : SP0058.
Andantino, Allegro vivo, Calmo et Allegro, tels sont les quatre petits mouvements
qui composent cette mini suite. L’ensemble est fort agréable, d’une écriture
classique tout à fait plaisante. C’est de la très bonne musique.
BASSON
Michel
NIERENBERGER : Vacances méridionales pour basson et piano. Préparatoire. Lafitan :
P.L.2629.
Méridionales sans doute,
en tout cas, ce sont des vacances bien agréables et variées tant dans leur
style, tantôt lyrique, tantôt très rythmé que dans la variété du parcours. Bien
sûr, ces vacances seront aussi studieuses pour les jeunes interprètes, mais ils
devraient in fine y trouver beaucoup
de plaisir.
PERCUSSIONS
Michel
PASCAL : Cinq études de
caisse-claire avec sons fixés. Pour le premier cycle. 1 vol. 1 CD. Dhalmann : FD 0272.
Michel Pascal présente
lui-même la visée pédagogique de chacune des études et explique le rapport
qu’il y a avec le CD. On saluera tout particulièrement cette réalisation qui
sort le jeune batteur de son isolement pour le faire interagir avec le CD qui
utilise toutes les possibilités du traitement électronique du son.
Nicolas
LEFEBVRE : Crazy Drum. Trio
pour deux tambours et grosse caisse. Assez difficile. Dhalmann :
FD 0268.
Il s’agit d’une pièce très
rythmée qui ne laisse guère de repos à ses interprètes. Disons qu’elle illustre
bien son titre grâce à son rythme endiablé.
MUSIQUE
D’ENSEMBLE
Leonello CAPODAGLIO : Air et Valse pour violon, violoncelle et
piano. Fortin-Armiane : EAL540.
De niveau facile, cette
pièce charmante peut constituer une excellente initiation à la musique de
chambre pour des élèves de second cycle. Mais elle n’est pas seulement
cela : c’est de l’excellente musique, lyrique et mélodieuse. Qui s’en
plaindrait ?
Joseph-Ermend BONNAL : Prière
et Choral pour quintette à cordes et orgue. Delatour :
DLT1816.
La pièce, composée en 1908
à la mémoire de l’organiste compositeur Samuel Rousseau mort en 1904 fait
évidemment penser à Franck dont Samuel Rousseau a été l’élève. On notera
notamment que le choral est en la mineur… Cette œuvre à l’écriture fouillée
mérite de figurer au programme de nos concerts même si les salles avec un orgue
digne de ce nom sont plutôt rares sur Paris… Mais il n’y a pas que Paris en
France !
Daniel
Blackstone.
***
Haut
Carl DAHLHAUS : Fondements de l’histoire de la musique. Présenté
et traduit de l’allemand par Marie-Hélène Benoit-Otis,
Paris, Actes Sud/Cité de la Musique (www.actes-sud.fr ), 2013, 287 p. – 35 €.
Depuis plusieurs
décennies, les méthodes d’analyse et les approches historiques se multiplient,
et les critères se diversifient. Les travaux du musicologue allemand Carl Dahlhaus (1928-1989) — digne successeur de H. H. Stuckenschmidt, comme Professeur d’Histoire de la musique à
la Technische Universität de Berlin — font autorité. M.-H. Benoit-Otis,
Professeur de Musicologie à l’Université de Montréal, a le mérite de mettre à
la disposition des lecteurs francophones ce livre paru en allemand depuis 1977 et d’ajouter à sa Préface un un éclairant Guide de lecture. Comme le précise C. Dahlhaus, il ne s’agit pas d’un « manuel de
méthodologie de l’histoire ou encore de l’historiographie », ni d’une
« introduction à l’histoire de la musique » ou encore moins d’un
« panorama général des grands courants et des événements
importants qui ont marqué cette histoire ». L’auteur livre ses réflexions
historiographiques mettant l’accent sur l’aspect théorique et sa pratique
concrète d’historien. Il définit sa vision de l’histoire et a le don de poser des questions :
« l’histoire en perte de vitesse ? », « Quel est le sujet
agissant de l’histoire de la musique ? »… Il propose une introduction
à « l’herméneutique historique », à l’histoire structurelle, sans
oublier « l’histoire de la réception ». Cette vaste remise en
question repose sur la double nature de l’œuvre musicale : « entre
historicité et caractère esthétique » ; elle compare et critique les
différentes approches et méthodes de l’historien. En dix chapitres, C. Dahlhaus expose ses idées sur les bases théoriques de
l’histoire de la musique, leur contradiction et les difficultés et associe le
double point de vue historique et esthétique. Il a ainsi signé un livre
indispensable aux historiographes de la musique. À ce maître-livre sont joints
une abondante Bibliographie présentant des références à la fois philosophiques, esthétiques, historiques,
théoriques et sociologiques, un Index des Noms et un judicieux Index thématique. Cet ouvrage fondamental
remet en cause la conception narrative de l’histoire de la musique. Sa
traduction française doit figurer dans toute bibliothèque musicologique.
Édith Weber.
Bruno BOSSIS (dir.) : Mélodie et fonction
mélodique comme objets d’analyse. Sampzon, DELATOUR FRANCE (www.editions-delatour.com), 2013, 183 p. DLT0911 – 20 €.
Ce livre constitue
les Actes du Colloque qui a eu lieu en octobre 2006 à l’IRCAM. Il paraît dans
la Collection « Pensée Musicale », sous la direction de Jean-Michel
Bardez, centrée autour de la question : « La notion de musicologie est
multiple et ouverte : ne s’agit-il pas de penser le musical tout à la fois
dans chaque contexte et, de manière plus générale, pour l’être humain, dans le
cours d’une véritable anthropologie ? » Neuf auteurs français et
étrangers abordent des problèmes relatifs à la phénoménologie de la
mélodie ; au processus mélodique (dynamique musicale, dynamique sonomotrice) et au sens du symbole ; mais aussi à la fonction
de la perception dans l’écoute ; aux implications harmoniques et
phraséologiques de la mélodie tonale. Les Sonates
pour violon seul de Jean Sébastien
Bach révèlent « la relation durées/hauteurs ou de la fragmentation »
et, plus proches de nous, à la fin du XXe siècle, la tonalité mélodique est
étudiée chez Edgar Varèse ; et l’écriture mélodique, dans un extrait de Terrain (1992) de Brian Ferneyhough (hommage à E. Varèse), et enfin la présence de
cycles et chaînes mélodiques dans Wagner Dream (2006) de Jonathan Harvey. Les communications,
très bien structurées et présentées avec de nombreuses citations musicales et
exemples musicaux à titre de démonstration, ainsi que des tableaux synoptiques,
sont aussi dotées d’importants repères bibliographiques très utiles. Cette
synthèse concernant la fonction mélodique repérable à la lecture (partition)
comme à l’écoute (œuvre interprétée, musique improvisée ou tradition
orale) démontre que « dans la plupart des cultures, la fonction
mélodique représente indéniablement l’un des éléments les plus fortement
structurants de l’art musical », sans oublier les
« invariants ». Cette publication qui fait honneur à l’IRCAM
complètera, sous l’aspect mélodique, les nombreuses approches analytiques
actuelles.
Édith
Weber.
Jean EHRET (dir.) : L’esthétique de l’effet
de vie. Perspectives interdisciplinaires. Editions L'Harmattan, Collection
« L’univers esthétique », (www.librairieharmattan.com ), Paris, 2012, 1 vol, 314 p. – 33 €.
À propos des œuvres
d’art, nous avons déjà attiré l’attention de nos lecteurs sur les principes de
l’esthétique de l’Effet de vie lancés
par Marc-Mathieu Münch, effet associé à l’émotion et
à un invariant anthropologique — et non « concept construit sur
l’histoire », selon J. Ehret. Ce volume met
l’accent sur l’interdisciplinarité, la comparaison interculturelle et la
correspondance entre les arts. Il réunit des contributions de spécialistes de
linguistique, de littératures française et étrangères,
de littérature comparée, d’anthropologie, et même de sinologie. Après la
contribution de M.-M. Münch relative au Beau des arts et à son projet pour une esthétique générale, J. Ehret tente une introduction critique à l’œuvre münchéenne et à sa réception. À l’aide d’exemples précis,
Aurélie Choné illustre l’effet de vie et ses corollaires, ainsi que l’« effet
de plurivalence », dans la Gradiva de Wilhelm
Jensen. Julie Brock traite la question de l’ouverture
et de son importance dans les poèmes d’Abe Kobo (à lire
en japonais pour se faire une idée des sonorités originales). Peter Por évoque l’opposition complémentaire du singulier de
l’art et du pluriel du beau, chez Rainer Maria Rilke. Charles-W. Scheel aborde
le thème « Effet de vie et
exaltation auctoriale » dans Encore une fois la mer de Reinaldo Arenas. Après ces
communications sur la réception et les applications, dans la partie suivante,
intitulée Développements théoriques et
critiques, tout d’abord, Muriel Détrie, prenant
exemple sur des œuvres de fiction chinoises anciennes replacées par rapport à
la théorie de l’effet de vie, estime
qu’« il y a bien là un fonds d’universalité » à propos des notions
d’ouverture et de plurivalence dans la théorie de M.-M. Münch.
Puis, l’étude de François Guiyoba, s’appuyant, entre
autres, sur R. Jakobson et F. de Saussure, en déduit qu’ils conceptualisent
l’art par des méthodes différentes et que M.-M. Münch se fonde sur la nature spécifique de l’art, alors que R. Jakobson se réfère à
la communication linguistique. Enfin, dans la dernière partie, Rencontres et dialogues, Mireille Chazan envisage l’historiographie médiévale sous le
titre : L’histoire à Saint-Denis de
France du IXe au XVe siècle : brièveté et « beauté de
l’histoire ». Et Hermann Hofer présente le livret des Troyens de Berlioz avec ses contraintes
historiques, démontrant les « multiples réalisations du privilège de la
polyvalence et de la plurivalence ». Enfin, Véronique Alexandre Journeau, schémas et exemples musicaux à l’appui, conclut
sur la « conformité entre la pratique chinoise et la théorie de l’effet de vie ». Autant d’approches internationales et pluridisciplinaire de l’Effet de vie qui commence à être ancré
dans les mentalités et les courants esthétiques.
Édith
Weber.
Olivier BELLAMY : Un monde
habité par le chant. Teresa Berganza. 1
vol, Buchet & Chastel, collection
« Document », 2013, 206 p, 20 €.
La grande Teresa Berganza n'a pas sa langue dans sa poche. Elle se raconte
ici avec passion, humour, franchise, et cette fierté espagnole qui la caractérisent
: la sphère privée, et les tribulations matrimoniales de la dame, qui subit
deux époux, avant de trouver l'amour fou, la dévotion à la famille, parents
puis enfants et leur descendance, les hobbys, le goût immodéré pour la mode,
fruit de cette amour du beau, et bien sûr le métier.
La passion du chant, elle la découvre tôt, et ce sera celle de sa vie, au sens
fort, car bien des renoncements, même et surtout privés, en seront le prix. Là,
Teresa est intarissable et son jugement perspicace, voire sans appel. Ce sont
sans doute les rencontres avec les chefs qui forment les pages les plus
palpitantes du livre : Karajan, l'homme tout sauf facile, « qui dirigeait en vous
transperçant du regard », Giulini, le gentleman
italien - « il suffisait de le regarder pour bien chanter » -, et
surtout Abbado, le complice, l'ami. Les liens tissés avec les collègues sont
tout autant révélateurs, Maria Callas, d'abord, puis ses ténors adorés, Luigi Alva, Alfredo Kraus, Placido Domingo, à l'endroit duquel elle me mâche pas ses mots ; mais pas une parole
pour les autres divas ibériques. Le trait se fait sans complaisance à l'endroit
de la coterie de metteurs en scène « qui ont calqué leurs obsessions
sexuelles sur des chefs-d'œuvre ». La carrière de Berganza est un modèle, menée avec doigté, hors de toute précipitation, sans faute de
goût, partagée entre la scène, Mozart, Rossini et quelques baroques, et
l'estrade, pour laquelle elle concoctera moult récitals, incontournables à
l'époque. Avec un perfectionnisme, frôlant l'incroyable, et générant quelques
annulations ; nul doute, pour rester fidèle à ce que l'auteur qualifie de
« don inné pour la communication avec le public ». On se souvient de
cette phrase lancée au énième bis, lors d'un récital au Théâtre des Champs-Elysées,
« je vous aime » !
Bien sûr, aborder,
après bien des hésitations, Carmen, l'obligera à renoncer à tous ces
personnages, Chérubin, Dorabella, Rosine ou
Charlotte, qui composaient sa galerie de portraits. Mais quelle Carmen ! Tout
sauf « ces matrones qui abusaient des sons poitrinés et exagéraient le côté mangeuse d'hommes » ; et remettant les pendules à
l'heure : « Carmen n'est jamais agressive ». Olivier Bellamy, qui est
à l'origine de ces entretiens, n'apparait pas : seules les réflexions de la chanteuses nous sont
livrées : des anecdotes savoureuses, qui la montrent « les pieds sur
terre », des révélations étonnantes aussi : Klemperer lui proposant, déjà,
« de faire Carmen » avec lui, et son refus aussi ferme que celui opposé au
maestro Karajan en la même occurrence. Faut-il avouer, toutefois, qu'en
refermant le livre, on reste un peu sur sa faim, et que pour qui a côtoyé cette
immense interprète, sympathique, même si un peu distante, la litanie des
souvenirs, parfois seulement effleurés, reste frustrante, et que l'envie se
fait d'en posséder davantage sur cette voix ensorcelante entre toutes.
Jean-Pierre
Robert.
***
Haut
Jean Sébastien BACH : Concerti, Capriccio et Aria nel gusto italiano. 1 CD AEON (www.outhere-music.com ): AECD
1111. TT. : 62’ 11.
Le pianiste suisse
Olivier Cavé, né en 1977, soliste de réputation internationale, a sélectionné
des Concerti, Capriccio et Aria dans le
goût italien de J. S. Bach qui, pour
mieux comprendre les différentes esthétiques, a transcrit des œuvres d’A.
Vivaldi, A. et B. Marcello, et pratiqué ainsi la technique de la parodie. Entre
1708 et 1717, au service du Prince Johann Ernst de Saxe-Weimar, il s’est
intéressé aux formes instrumentales italiennes. En principe destinées au
clavecin, ces œuvres restent proches du modèle italien, tout en amplifiant le
discours musical avec des adjonctions et variantes contrapuntiques et
rythmiques. Le Concerto en Fa majeur (BWV 978), d’après Antonio
Vivaldi, prend pour modèle le recueil de l’Estro armonico op. 3 (Amsterdam, 1711) ;
se présente comme une marche en avant équilibrée, en 3 mouvements. Bach
fait une version allante, bien enlevée et coulant de source du premier
mouvement du Concerto en Sol majeur (BWV 973) d’après Vivaldi. Le
second, plus méditatif, contraste avec le dernier, page de virtuosité d’un seul
souffle. Les frères Marcello : Alessandro (né à Venise en 1673, et mort
dans cette ville en 1747) et Benedetto (né à Venise en 1686, et mort à Brescia en 1739) font l’objet,
respectivement, des Concertos en ré mineur (BWV 974) et en do mineur (BWV 981). D’une veine toute
italienne, le Concerto italien, en Fa majeur (BWV 971) s’impose avec son thème brillant, transparent et entraînant,
son mouvement lent, expressif et soutenu et, enfin, sa conclusion décidée
et très énergique. Entre 1704 et 1706, lorsque Johann Jacob (1682-1732) est
engagé comme hautboïste dans l’armée de Charles XII de Suède, Bach compose son Caprice sur le départ de son frère bien-aimé (BWV 992), pièce remplie de charme, en six mouvements reposant sur quelques
idées : cajolerie de ses amis pour le détourner d’entreprendre ce
voyage ; description avec ornementations à la française ; évocation
des accidents possibles, puis idée de lamentation et air de marche, l’Air du cornet du postillon suivi d’une Fugue en fanfare sur un rythme alerte et
enjoué. Belle défense de la technique de la parodie intelligemment maniée par
Bach et interprétée par Olivier Cavé avec finesse et musicalité.
Édith
Weber.
Jean Sébastien BACH : Kantaten zu Marienfesten.Das Kirchenjahr mit J. S. Bach, vol 9/10. 1 CD RONDEAU PRODUCTION (www.rondeau.de ) : ROP
4039. TT : 81’ 06.
Poursuivant son
intéressante série de Cantates pour les différents temps de l’Année liturgique
avec Jean Sébastien Bach, le volume 9/10 concerne les Fêtes mariales. Cet
enregistrement en direct du Thomanerchor et du Gewandhausorchester de Leipzig est placé sous la fidèle
direction du Kantor de St Thomas Georg
Christoph Biller. Deux Cantates sont précédées de leurs
sources respectives : Hymnes correspondant à la Festo purificationis Mariae (Mit Fried und Freud ich fahr dahinBWV 125) et à la Festo annunciationis Mariae (Wie schön leuchtet der Morgenstern BWV 1), extraites du Florilegium selectissimorum Hymnorum (1594) de la Collection d’Erhard Bodenschatz. La Cantate Herz und Mut und Tat und Leben BWV 147 (2 juillet 1723) — chantée avant et
après la Prédication — repose sur le texte (1717) de Salomon Franck
(1659-1725). Les mélomanes reconnaîtront aisément la mélodie du choral de
Martin Luther : Mit Fried und Freud ich fahr dahin (1524) et celle de Philipp Nicolai : Wie schön leuchtet der Morgenstern (Brillante étoile du matin)
(1599). Ce CD illustre la pratique
dominicale à St Thomas d’une Cantate de Bach jusqu’à nos jours. À maintes
reprises, nous avons attiré l’attention des discophiles sur les remarquables
qualités des interprétations du Chœur de St Thomas et de l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig. Le mérite en revient à Paul Bernewitz et Stefan Kahle (petits
chanteurs) et aux solistes Christoph Genz, Martin Petzold, Gotthold Schwarz et Matthias Weichert,
et au chef Georg Christoph Biller, dont la réputation n’est plus à faire. Une
version à la fois historique et fidèle qui rend honneur à la tradition
liturgique de l’Église St Thomas de Leipzig.
Édith
Weber.
Jean-René
Combes-Damien : « Comme
l’écho d’un silence divin ». Suite grégorienne. 1CD TRITON
(www.disques-triton.com ) : TRI 331183. TT : 61’ 57.
Cette sélection
grégorienne — réalisée dans divers « Châteaux », en présence du
compositeur, Jean-René Combes-Damien (né en 1957) et du conseiller artistique
André Thiébault — est titrée : « Comme l’écho d’un silence divin… Une
dégustation. En écoutant les cinq mouvements de la pièce Apostorolorum Passio, vous
pourrez discerner cinq moments d’une dégustation de vin… », avec 1. L’ouverture - Le
Regard (la robe - brillance, lumière, intensité…) ; 2. la Mélodie : L’Olfactif (note
boisée…); 3. l’Accord : L’Attaque (prise en bouche…) ; 4. le Mouvement : Milieu de bouche (belle
bouche…); 5. la Coda : Fin de bouche (mémoire…). Le programme musical, avec la Suite Grégorienne est élaborée par J.-R.
Combes-Damien avec la participation du chantre Francis Aylies.
Il s’agit d’incipit grégoriens bien connus : Sicut Cervus (Ps. 42), Christus, Requiem, Factus Est, Impropères chantés ; ils sont
entrecoupés des pièces instrumentales : Ave Maria (percussions, piano), Alleluia (hautbois, piano), Locus Iste (violon, alto), Resurrexit (violoncelle, contrebasse), O Redemptor (flûte), Cibavit Eos (clarinette basse, violoncelle), Apostolorum Passio (trompette, trombone, vibraphone)
et Gloria conclusif (pour 12
instruments). Ces différentes pièces concernent notamment le Dimanche des
Rameaux, la liturgie du Vendredi Saint, le temps de Pâques, la Messe des
Défunts, ou encore le Graduel de la dédicace d’une Église… Le dénominateur
commun est le chant grégorien multiséculaire qui, selon Jean Brun :
« dépouillé, mais nullement élémentaire, …l’est dans la mesure où il
transfigure le temps en faisant de celui-ci l’onde porteuse du cri qui cherche
Dieu », revu par un compositeur contemporain. Il émane de cette
réalisation quelque peu insolite toute la souplesse du chant grégorien, un
climat de mystère (n°6), le dépouillement, la langueur et la tristesse des
Impropères (n°12). Dans le Gloria conclusif (précisément enregistré au Château Gloria…), les intonations
grégoriennes alternent avec des phrases instrumentales à découvert, et se
terminent par la Doxologie (n°13). Si « L’abus d’alcool est dangereux pour
la santé », la musique, elle, n’a pas besoin d’être consommée avec
modération…
Édith
Weber.
Antonio VIVALDI : L'Oracolo in Messenia overo La Merope. Opera in musica en trois actes.
Livret de Apostolo Zeno.
Reconstruction de la version viennoise de 1742 par Fabio Biondi.
Ann Hallenberg, Vivica Genaux, Romina Basso, Julia Lezhneva, Franziska
Gottwald, Magnus Staveland, Xavier Sabata. Europa Galante, dir.
Fabio Biondi. 2CDs Virgin Classics : 50999 6025472
6. TT.: 79'49+76'52.
L'héritage opératique du Prêtre roux est
décidément inépuisable. Car voici une « première » : la
reconstruction de la version dite de Vienne, de son opéra L'Oracolo in Messenia.
Un peu d'histoire : Au soir d'une vie fort remplie, où rien ne fut laissé au
hasard pour asseoir puis conforter sa réputation de compositeur assoluto, Vivaldi écrit en hâte un nouvel opus, tiré d'un
livret célèbre de Apostolo Zeno, La Merope, tiré d'Euripide, et déjà abondamment mis en
musique par d'autres, dont Geminiano Giacomelli. Vivaldi emprunte à ce confrère, comme il puise
dans ses propres cartons, et c'est donc un « pasticcio »
qui voit le jour en 1737, à Venise ; avec un succès mitigé. Trois ans après, le
désamour avec la Sérénissime étant devenu sans appel, Vivaldi décide de la
quitter pour Vienne. L'Autriche, il la courtise depuis des lustres, depuis
qu'il a écrit ses concertos op 9, La Cetra,
pour l'Empereur Charles VI, en 1727. Celui-ci est devenu un de ses plus sûrs
protecteurs en Europe. Vivaldi, qui a déjà été joué à Vienne, pense, en
remaniant son opéra, y briller de nouveau. Las, l'empereur meurt peu après, et
notre compositeur n'a plus que neuf mois à vivre. Il reprend le canevas,
toujours dans la manière du pasticcio. Il n'en verra
pas la création, qui n'interviendra qu'en 1742, avec la fameuse cantatrice Girò, qui fut naguère son égérie ; revanche posthume ! Les
versions de Venise et de Vienne étant perdues, Fabio Biondi s'est attelé à la reconstruction de la seconde. Et pour ce faire, s'est inspiré
à la fois du texte de Vivaldi et de celui de Giacomelli,
outre deux emprunts à Hasse et à Boschi. On ne
s'offusquera pas du procédé, initié par l'auteur lui-même, génial réviseur et
maître de ce qu'on appellerait aujourd'hui l'art de la compilation. Le résultat
est de toute beauté, et il y a une vraie cohérence entre des styles, certes
différents, finalement pas si éloignés. Les morceaux de Vivaldi, que celui-ci
avait emprunté à des opéras antérieurs, tels Griselda, Motezuma, Farnace ou Catone in Utica, sont aussi
variés qu'originaux. Ceux provenant de La Merope de Giacomelli ne le cèdent en rien au style
vénitien énergique et preste. Il en résulte un festin d'arias démonstratives,
la déclamation symphonique s'agrégeant à la voix dans ses abondants méandres.
Dans les deux cas, le récitatif est traité avec hardiesse. Fabio Biondi et la vingtaine de musiciens d'élite d'Europa
Galante dispensent des sonorités envoûtantes et une rythmique différenciée :
scansion quasi sauvage, ritournelles rageuses ou martiales, mais aussi
élégiaques, parant les arias d'une vêture grandiose, le discours des cordes
étant rehaussé, le cas échéant, des hautbois ou des cors. La distribution
réunie pour ce qui fut une exécution de concert mémorable, au Konzerthaus de Vienne précisément, est brillante, adornée
de voix graves fascinantes, rivalisant d'altières intonations, Vivica Genaux, Romina Basso, Ann Hallenberg, et une nouvelle venue, Franziska Gottwald, ou
d'un soprano agile, Julia Lezhneva, dans des cascades
de trilles prestissimo et ppp ; les deux ténors étant un soupçon en
deçà. Une discrète mise en espace évite toute monotonie.
Jean-Pierre Robert.
Vincenzo BELLINI : Norma. Tragédie lyrique en deux actes. Livret de Felice Romani. Nouvelle
édition critique de Maurizio Biondi et Riccardo Minasi. Cecilia Bartoli, Sumi Jo,
John Osborn, Michele Pertusi, Liliana Nikiteanu, Reinaldo Macias. International chamber Vocalists. Orchestra La Scintilla, dir.
Giovanni Antonini. 2CDs Universal Decca : 478 3517. TT. : 81'34+61'37.
Cette version du chef d'œuvre de Bellini se
veut un retour aux sources. La surprise est de taille, à rebours du type
d'interprétation précédemment véhiculée, même de celle de Maria Callas, à qui
l'on doit la redécouverte de l'œuvre dans les années 1950. Cecilia Bartoli, à
l'origine des recherches approfondies ayant abouti à cette nouvelle édition
critique, explique combien le fil interprétatif de cet opéra s'est perdu, écrit
pour des voix bien spécifiques : Giuditta Pasta, puis Maria Malibran, pour ce qui est du rôle titre,
savoir un timbre assimilable à ce qu'on qualifie aujourd'hui de mezzo-soprano, Giulia Grisi, dans le cas d'Adalgisa,
voix de soprano claire, et Domenico Donzelli, métal
de ténor rossinien quant à Pollione. Opter de nouveau
pour de telles couleurs vocales rompt avec la tradition de l'achalandage des
deux voix de femme, soprano et mezzo, telle qu'illustrée par la paire Callas/Stignani, et plus proche de nous, Montserrat Caballé/Verrett, ou Sutherland/Horne. La balance vocale s'inverse,
avec une Norma plus sombre, et une Adalgisa soprano.
La vraisemblance dramatique gagne à ce jeu de miroir inversé : face à la grande
prêtresse et femme de résolution, la jeune novice fragile. De même, la partie
de ténor prend une toute autre physionomie, et le proconsul romain est ici,
question souplesse, le digne frère de ses collègues rossiniens, plus que le
large ténor annonçant Verdi. L'orchestre subit la même cure d'amaigrissement et
sonne moins solide que de coutume, révélant ces subtils traits d'orchestration
qu'admirait Richard Wagner. Alors surtout qu'on s'est efforcé d'être fidèle aux
tempos d'origine : plus prestes dans le mode rapide, plus retenus, par contraste,
dans les moments de lyrisme où le mode lent est de rigueur. Giovanni Antonini et l'Orchestre La Scintilla de l'Opernhaus Zürich, qui connaît son pré romantique sur le
bout des doigts, délivrent une coulée plus que séduisante. Dès l'Ouverture on
est frappé par le ton adopté, une savante alternance du ppp et du forte,
un travail sur le crescendo, une articulation résolument assumée. Il y a
quelque chose de martial, ce qui ne messied pas en l'occurrence, dans les
premières interventions du romain Pollione, ou de
terriblement dramatisé durant le terzetto qui conclut le Ier acte, ou la grande
scène d'ensemble du second. A l'inverse, les arias sont pris très lent, ce qui accentue le trait dramatique. Ainsi de « Casta Diva », et de sa suave introduction à la flûte,
ôtant à cette page son côté morceau de bravoure, plus justement conférée à la cabalette enflammée qui suit. Le traitement des chœurs
subit pareille revitalisation. Certes, l'économie générale de l'opéra, du moins
au sens où on l'entendait jusqu'alors, s'en trouve bouleversée, et plus d'une
scène prend une autre allure, décapée de ses scories pré romantiques. Mais
cette « re création » ne manque pas de
panache. Car la distribution réunie a de solides atouts. Et d'abord, la Norma
de Cecilia Bartoli, dont l'assomption dans ce rôle emblématique est totale :
vision grandiose d'une femme hors du commun, qui ne retrouve l'humain que peu à
peu, et définitivement dans la bouleversante ultime aria. Ce qui couronne un
parcours sans faute, débuté par une « Casta diva »
vécue, justement, telle une prière, et non pas comme un florilège acrobatique.
« Fil di voce », inflexions infinitésimales, phrasé murmuré à la
limite du souffle, échappées dans le haut du registre d'un voix hors norme,
tout ici est de l'ordre du parfait, même si on sent parfois une volonté de trop
bien faire. Sumi Jo offre un soprano agréable, plus
lisse dans la couleur, et certes moins puissante dans le débit que sa
partenaire, du moins telle qu'ici captée, et la composition est sensible. Les
deux duos, qui scellent si bien l'inversion des timbres mentionnée ci-dessus,
où le deux voix s'enlacent l'une dans l'autre, sont
purs moments de bonheur. S'il n'a pas,
en Pollione, la stamina claironnante du ténor italien, John Osborne le compense largement par une
ductilité que la pratique des héros rossiniens lui a apprise. Et Michele Pertusi, moins caverneux
que bien de ses pairs, est une Ovoreso fort capable.
La prise de son, dans un temple zürichois, à
l'acoustique ouverte, restitue à la fois le grandiose et la proximité de ce
grand œuvre bel cantiste.
Jean-Pierre Robert.
Wolfgang Amadée MOZART : Sinfonia concertante pour violon et alto, K
364. Concertone K 190. Pierre Amoyal,
violon, Yuko Shimizu Amoyal, alto. Camerata de Lausanne. 1 CD Warner classics : 2564 65215 8. TT.: 56'16.
Mozart avait une prédilection pour l'alto
et savait, comme nul autre, dépasser les genres : sa symphonie concertante K
364 (1779) tourne résolument le dos au style galant inhérent à ce type de
pièce. Le dialogue, opposé au simple monologue du concerto, y est prétexte à
une inspiration d'une étonnante densité expressive, au fil des trois mouvements
: au maestoso initial, à la fois douloureux et volontariste, à l'image de la
cadence enjouée, mais où perce la mélancolie ; à l'andante, qui pousse
l'échange vers le radieux, mais ne lâche jamais l'introspection, ce qu'Amoyal et ses forces traduisent par des passages purement
symphoniques plus rapides que souvent, la partie soliste ne versant pas dans un
épanchement excessif ; au presto final, joyeux, par la souple battue imprimée
par Amoyal. Ce qui est une merveille d'habileté pour
deux sensibilités instrumentales différentes, le violon de Pierre Amoyal, comme l'alto de Yuko Shimizu Amoyal le portent au zénith d'un son tout en finesse. Le Concertone,
de 1774, offre une distribution peu commune, puisque deux violons, mais aussi,
même si à un moindre degré, le hautbois et violoncelle se partagent les parties
solistes. La pièce tient encore du concerto grosso et se rattache à la manière
galante ; mais quelle brassée d'inventions mélodiques, et déjà quelle maîtrise
de la forme : la pièce n'annonce-t-elle pas les futures pièces concertantes,
dont le K 364, ou plus encore, la Symphonie concertante pour instruments à
vents ! L'idée du concertino des solistes y sera reprise. Le spiritoso initial cherche à séduire, les deux cordes
rehaussées par le piquant du hautbois, et l'andantino grazioso poursuit ce
climat aimable, quoique le développement se fasse plus grave. Le finale et son
original tempo di menuetto, marqué
« vivace », est enjoué. Les deux violons solos, rejoints par les deux
autres solistes, ouvrent, au bref trio, une plage plus réfléchie. La présente
exécution chambriste décape une tradition qui avait tendance à grossir le
trait.
Jean-Pierre Robert.
Wolfgang Amadée MOZART : Concerto pour clarinette et orchestre K 622. Concerto pour flûte et
orchestre K 314. Concerto pour basson et orchestre K 191. Alessandro Carbonare,
clarinette, Jacques Zoon, flûte, Guilhaume Santana,
basson. Orchestra Mozart, dir. Claudio Abbado. 1 CD Universal DG : 477 9331. TT.: 62'24.
Avec ce CD Claudio Abbado, l'Orchestra
Mozart et ses premiers solistes achèvent l'intégrale des concertos pour vents
de Mozart. Le point de focalisation est, bien sûr, le Concerto pour clarinette,
K 622. On en sait l'origine, qui remonte à 1789, alors que le compositeur
envisage une pièce concertante pour cor de basset, à l'intention de l'ami Anton
Stadler, et ce dans la foulée du quintette pour clarinette. Le projet prendra
forme, en 1791, au lendemain de La Flûte enchantée. La tonalité de la majeur reprend celle du quintette, comme il en est de
l'écriture pour le soliste, développée dans le grave de l'instrument, une
conquête du dédicataire virtuose. On connait l'atmosphère maçonnique qui
enveloppe la pièce, et ses climats opposés, lutte entre lumière et nuit à
l'allegro, intensité du bouleversant cantabile de l'adagio, hymne de victoire
au finale. La présente exécution s'inscrit dans la tradition, menée bon train
par Abbado, sans alanguissement au mouvement central, et magistralement jouée
par Alessandro Carbonare, premier soliste de l'orchestre. Le concerto K 314,
pour flûte et orchestre est la transcription du concerto pour hautbois K 285.
Pressé d'écrire plusieurs concertos et quatuors pour flûte, « un
instrument que je ne supporte pas », dira-t-il alors dans une lettre à
Léopold, Mozart ne s'acquittera que partiellement de la commande, et fera du
« remake » dans le cas présent. Mais le passage d'un instrument à
l'autre vient naturellement : discours volubile du soliste à l'« allegro
aperto », dont la petite cadence pétille d'esprit dans la manière qu'y
apporte, ici, Jacques Zoon, piquant du rondeau final,
mené, là encore, bien allant par Abbado, avec de nouveau une cadence imaginative
du soliste, et agréable mélopée à l'adagio médian. S'attaquer au basson pour sa
première incursion dans le genre concertant pour vents, est assurément original
: le Concerto pour basson, K 191, de 1774, asservit le style galant à une
objectivité qui en fait tout le prix : moins séduisant que la flûte, moins
brillant que la clarinette, le basson n'en offre pas moins une riche palette de
timbres dans les contrastes de registre, aigu et extrême grave. Voire une part
d'humour dans la cadence du premier mouvement, et une liberté de ton
qu'illustre de bout en bout la présente interprétation : le soliste, Guilhaume
Santana, y fait montre de flair et d'élégance, et Claudio Abbado de ce naturel
qui, chez Mozart, révèle un don inné pour la phrase chantante.
Jean-Pierre Robert.
Gioachino ROSSINI : Petite Messe Solennelle. Version critique de Davide Daolmi. Marina Rebeka, Sara Mingardo, Francesco Meli, Alex Esposito. Orchestra e Coro dell'Accademia Nazionale di Santa Cecilia, dir.
Antonio Pappano. 2CDs EMI Classics : 4 16742 2. TT : 56'26+26'53.
Au soir de sa vie, Rossini, revenu à Paris,
se consacrera à quelques pièces choisies, essentiellement dans le domaine
chambriste, les fameux « Péchés de vieillesse », dont la primeur est
livrée aux concert des Samedis, organisés par Olympe,
l'épouse dévouée, devant un parterre de célébrités du monde des Arts. Mais
aussi à cette Petite Messe Solennelle. Créée, en quasi privé, en 1864,
dans une des chapelles de l'église de la Trinité, et dans une version pour deux
pianos et harmonium, il ne l'orchestrera que plus tard. Elle ne devait être
divulguée, dans cette nouvelle forme, qu'en 1869, un an après la mort de
l'auteur. C'est l'œuvre la plus ambitieuse de cette ultime période créatrice.
La veine en est encore vivace, même comparée au Stabat Mater (1841), qui
retint plus l'attention de la postérité. Meyerbeer en louera le talent habile,
et ne sera pas le seul. Mais Rossini, dans l'envoi au dédicataire, et avec
l'humour dévastateur qui lui est coutumier, de s'interroger s'il s'agit de
musique sacrée ou de « sacrée musique » ! En tout cas l'écriture
conserve le style flamboyant de l'auteur de Guillaume Tell. Cette
« Petite » messe n'a rien de confidentiel, dans sa version pour grand
orchestre du moins, telle que donnée ici. Se calquant sur l'ordinaire de
l'office latin, elle en déploie les diverses séquences dans une facture
classique, mais aussi une manière grandiose qui doit beaucoup à l'inspiration
opératique, comme déjà constaté dans la précédente pièce chorale. De sombres
accents laissent vite la place à des envolées lyriques (« Domine
Deus », confié au ténor, dans une forme de marche enlevée ; « Crucifixus » se berçant d'une cavatine ornée de la
soprano, dont la ligne vocale est sollicitée tant dans le registre aigu que
dans le bas medium). Les transitions sont originales, telle celle précédant le
« Quoniam tu solus Sanctus », et ouvrant sur une aria de la basse, on ne peut plus libérée.
Les trouvailles rythmiques et mélodiques coulent de source : le « Cum santo Spiritus », qui clôt
le Gloria, est une amusante fugue pimpante du chœur, conçu pour ces
« chérubins » dont Rossini fait état dans son épigraphe. Le Credo
s'ouvre tout aussi fastueusement, et les déchaînements orchestraux on les
trouve encore au « Et resurrexit ». Le
lyrisme pare tout autant le Sanctus, confié au quatuor de solistes, chantant a
capella, les voix par deux, contralto-basse, ténor-soprano, ou l'Agnus Dei, une
cavatine un brin emphatique de la contralto sur un
rythme syncopé de l'orchestre, repris par le chœur en sourdine. Une originalité
que le « Prélude religieux pendant l'Offertoire », morceau purement
instrumental, qui débuté par un appel de l'orchestre entier, se mue en un solo
d'orgue, pour finir de manière cuivrée. Antonio Pappano est l'homme de la situation, tout comme son Orchestre de l'Accademia di Santa Cecilia possède la juste couleur. Le chef lyrique connaît l'art de
ciseler la mélodie et de contraster les ressorts internes comme les climats
émergeant d'une coulée italienne indéniablement sincère. Le quatuor de solistes
est remarquable, tout comme le Chœur romain.
Jean-Pierre Robert.
Robert SCHUMANN : Fantaisie en ut mineur,
op. 17. Kreisleriana, op 16. Joaquín Achúcarro, piano.1 CD La dolce volta
: LDV 10. TT.: 71'38.
Ces deux pièces, essentielles de Schumann,
trouvent ici une interprétation qui ne l'est pas moins : le pianiste espagnol
Joaquín Achúcarro, spécialiste de la musique
ibérique, est aussi tenant d'une grande lignée interprétative. « J'ai
passé toute ma vie à la recherche de ce son qui fait que le piano suggère et
rappelle le chant », confie celui qui est aussi un pédagogue renommé. La
Fantaisie op. 17, de 1836, pensée en hommage à Beethoven, dédiée à Liszt, mais
écrite pour Clara, est « une plaintive carte du tendre destinée à la seule
Clara », remarque Brigitte François-Sappey (« Robert Schumann », Fayard, 2000). Un monde de mobilité harmonique
et rythmique se déroule à travers ses trois parties, que Achúcarro pare d'un jeu viril : le motif péremptoire de la première, qui recouvre une
plainte irrépressible, la marche très décidée, quasi héroïque, de la deuxième,
et l'hymne nocturne, d'une poésie magique, celui-là même de bien des lieder du
musicien, sur lequel se referme le morceau. On est transporté ici dans des
climats diversifiés, du grand romantisme au dépouillement presque énigmatique.
Les Kreisleriana, op. 16 (1878), livrent, eux aussi,
un univers immensément contrasté, et cette confrontation, si schumannienne,
entre forces antagoniques. Tout est ici frappé au coin du paroxysme, et
hallucination rime avec vertige. Toutes les indications sont précédées du mot
« très », signifiant l'extrême, l'excès : très vif/animé/agité, ou
très lent/intérieur. L'alternance rapide-lent au long de ces fantaisies, la
succession de climats opposés, à l'intérieur d'une même pièce, de la violence
rageuse à l'épanchement serein, l'art de transformer un thème, de le
déconstruire, voire de le démanteler, pour finalement revenir à la cohérence
initiale, caractérisent ces huit morceaux. La science de la couleur aussi, qui
a à voir avec une expression souvent exacerbée. Le pianiste espagnol est maître
de tous ces paramètres. L'enregistrement, de 2003, naguère paru sous le label Ensayo, n'a pas pris une ride, car magistralement remastérisé : l'instrument est saisi dans une ambiance de
podium de salle de concert, graves bien définis, aigus non agressifs.
Jean-Pierre Robert.
Carl Maria von WEBER : Der Freischütz.
Opéra romantique en trois actes. Livret de Friedrich Kind. Christine Brewer, Sally Matthews, Simon O'Neill, Lars Woldt, Stephan Loges, Martin Snell, Gidon Saks, Marcus Fansworth,
Lucy Hall. London Symphony Chorus. London
Symphony Orchestra, dir. Sir Colin Davis.2CD LSOlive LSO0726. TT.: 64'20+58'23.
Fruit d'une captation de concerts donnés en
avril 2012, au Barbican de Londres, ce CD est sans
doute le dernier témoignage du merveilleux travail accompli avec le LSO par son
aimé Président. L'affinité de feu le grand chef britannique avec la musique de
Weber est connue. Il la démontre au fil d'une lecture
intense qui confère tout son poids à cette pièce, emblème de l'opéra
romantique. La symbiose de la bonhomie champêtre et du grand fantastique trouve
ici interprétation mémorable : candeurs des danses paysannes, simplicité
rustique du chœur des chasseurs, sentiment profond de la nature, pastorale ou
menaçante, que couronne une scène de « la Gorge aux Loups » impressionnante
par la tension progressive et le déchainement des éléments, dont il est peu
d'exemples aussi réussis. Surtout, Colin Davis ménage la couleur instrumentale
avec infiniment de soin. Le LSO lui offre une palette glorieuse, quels que
soient les pupitres. Il est, dès lors, dommage que la version proposée soit
amputée des dialogues, ce qui brise l'impact dramatique, et paradoxalement,
prive la pièce de ressort, sa singularité découlant précisément de l'alternance
entre scènes chantées et parlées. Si la contribution chorale brille par son
excellence, tel n'est pas le cas de celle des solistes : Christine Brewer, Agathe, ménage avec sensibilité la cavatine du III
acte, mais gâte la ligne extatique de l'aria « Leise, leise » par la stridence des aigus. Sally Matthews
est, à ses côtés, une Ännchen à l'organe presque trop
puissant, qui ne se différencie pas assez avec la prima soprano, et la
prestation n'est qu'agréable. Le Max de Simon O'Neill offre une quinte
wagnérienne exacerbée, là où le rôle gagne à être distribué à une voix plus
légère et, partant, plus ductile. Le Gaspard de Lars Woldt a la noirceur requise, mais peu de charisme, et les autres rôles masculins,
toutes sur le versant sombre, sont passablement tenus.
La prise de son ne cherche pas autre chose qu'à être l'écho du concert, et il
n'est ici pas question, ne serait-ce que d'un essai, de mise en scène sonore.
Au final, le témoignage d'un beau concert, plus qu'une interprétation marquante
au disque, où la concurrence est forte.
Jean-Pierre Robert.
Piotr Ilyitch TCHAIKOVSKY : Sérénade pour cordes en ut majeur, op 48. Souvenir de Florence,
op. 70. Pierre Amoyal. Camerata de Lausanne. 1 CD Warner classics : 2564 65218 2. TT.
: 62'52.
Logique idée de rapprocher ces deux pièces,
composées pour un petit ensemble de cordes. La Sérénade pour cordes, de 1880, Tchaikovsky, pourtant timide dans sa démarche créatrice, la
voit comme « un morceau venu du cœur », confiera-t-il à sa
bienfaitrice, Madame von Meck.
De fait, le premier mouvement offre ce mélange topique d'élan passionné et
d'effusion intime. La valse qui suit, le montre absolu maître du rythme, et
déploie un charme irrésistible. L'Élégie, que Pierre Amoyal voit « d'une poésie incroyablement émouvante », libère une large
phrase suave des premiers violons, sur les pizzicatos des seconds, reprise par
les altos. Amoyal et son ensemble le prend très lent,
sur le ton d'une conversation, où perce quelque déclaration amoureuse pudique,
pas moins passionnée. Le contraste est finement jugé avec le finale,
« Tema Russo », introduisant une danse
cosaque pleine d'esprit et autres rythmes volatiles et lyriques. La pièce
intitulée « Souvenir de Florence », op. 70, que Tchaikovsky écrit en 1891, durant la même période qui voit éclore le ballet La Belle au
bois dormant, et l'opéra La Dame de Pique, est le fruit d'une
curieuse commande de 1887, de la société de musique de chambre de Saint
Saint-Pétersbourg, d'un sextuor à cordes. L'ombre de celui de Brahms dissuadera la musicien de se lancer dans l'aventure. La pièce qui
verra le jour, aura la même forme que la Sérénade op. 48. C'est « un tour
de force virtuose pour ensemble de cordes », selon Amoyal.
L'adagio cantabile en est le centre de gravité, et en constituera l'idée
première, celle de la mélodie sinueuse qui l'orne, jouée tour à tour par les
violons, puis les altos, encore une fois sur un discret accompagnement de
pizzicatos, pure merveille de l'art tchaïkovskien, et
qui débouche sur une développement plus dramatique,
autre constante de celui-ci. Les premier et troisième
mouvement font une large part à la danse, se traduisant par un
traitement difficile de l'écriture pour les cordes (allegro con spirito), ou à une inspiration folklorique (allegro
moderato), qui fait peser à quelque passage d'Eugène Onéguine. Quoique cette veine soit plus slave que russe, on se délecte d'une écriture
extrêmement flatteuse dans ses nuances et évolutions inattendues, spirituelles
ou mélancoliques. Le vivace finale introduit un autre paysage, de fête, et se
signale par son adroit contrepoint. La Camerata Lausanne, fondée en 2002, par Pierre Amoyal, forte
d'une douzaine de musiciens, fait merveille par un imparable sens du phrasé et
des couleurs.
Jean-Pierre Robert.
Anniversaire Verdi
Giuseppe VERDI : Falstaff.
Opéra en trois actes. Livret d'Arrigo Boito. Geraint Evans, Ilva Ligabue, Sesto Bruscantini, Anna Maria Rota, Oralia Dominguez, Mariella Adani, Juan Oncina, Hugues Cuénod, Mario Carlin, Marco Stefanoni,
Harold Williams. The Royal
Philharmonic Orchestra, dir. Vittorio Gui. 2 CD Glyndebourne
: GFOCD 012-60. TT.: 56'13+65'48.
Ce document est inestimable de la qualité
vintage du Festival de Glyndebourne des années 1960.
Tirée des archives pieusement conservées, cette captation en direct durant le
mois de juin 1960 se signale d'abord par la direction miraculeuse de Vittorio
Gui, alors directeur musical céans. La finesse du discours, la vivacité du
propos, le sens de la juste proportion, la souplesse dans l'enchaînement des
ensembles (une scène chez Ford pétillante de vie), l'articulation incisive,
mais pas brusque, et par dessus tout, l'esprit et l'élégance (un magique
tableau final), voilà ce qui caractérise une lecture inspirée. Le Royal Philharmonic Orchestra, qui officiait alors, offre un son
vraiment italien, cordes vivaces, bois, dont les interventions sont soulignées
par le chef, tour à tour piquants ou enjoués, cuivres mordorés. Passée une
impression « boxy », renforcée par
l'acoustique très présente de l'ancien théâtre, on est vite saisi par une
captation préservant un bel équilibre entre orchestre et voix. Et quelle
distribution ! Geraint Evans, alors au zénith, fut un des interprète choisis du
rôle titre : un portrait finement détaillé, largement dû à la mise en scène de
Carl Ebert, où notre homme s'amuse visiblement et ne force pas le trait, que ce
soit dans le petite tirade de « l'onore » (1ère scène), du monologue, au III, du retour
cuisant des eaux fraiches de la Tamise, ou dans les bravades infatuées avec les
commères. Son chant est une vraie leçon, frôlant la perfection : aigus
fulgurants, non pas hurlés, ligne immaculée. Sesto Bruscantini apporte à Ford un timbre de baryton clair et
souple, contrastant idéalement avec le grain « british » de son
partenaire. Leur échange aigre-doux, et son monologue lors de la scène chez le
Gros ventru sont morceaux d'anthologie de beau chant et de goût. Juan Oncina fait un régal de la partie de Fenton, de sa jolie
voix rosssinienne. Chez les dames, Ilva Ligabue, qui se fit une spécialité du rôle, est une
malicieuse Alice, même si pas dans sa meilleure forme vocale. Oralia Dominguez, vrai métal de
contralto profond, dont il n'existe sans doute pas d'exemple aussi typé
aujourd'hui, campe une Mrs Quickly savoureuse parce
que pas « chargée », et le soprano solaire de Mariella Adani fait autre chose de Nanetta que la soubrette savante.
Jean-Pierre Robert.
Richard STRAUSS : Ariadne auf Naxos. Opéra en un acte et un prologue. Livret de Hugo van Hofmannsthal. Renée Fleming, Sophie Koch, Jane
Archibald, Robert Dean Smith, Eike Wilm Schulte, René Kollo, Christian Baumgärtel, Nikolay Borchev, Kenneth
Robertson, Steven Humes, Kevin Conners, Michael Ventow, David Jerusalem, Roman Grübner, Christina Landshamer,
Rachel Frenkel, Lenneke Ruiten. Säschsische Staatskapelle Dresden, dir. Christian Thielemann. Mise
en scène : Philippe Arlaud. 1DVD Universal Decca : 074 3809. TT : 2H09.
Captée au Festspielhaus de Baden-Baden (cf. NL de 04/2012), cette production s'adapte parfaitement au
petit écran grâce à l'ingénieuse prise de vues de Brian Large et de son équipe.
Outre son volet musical, l'intérêt de cette version réside dans la manière
sagace avec laquelle sont intégrés les éléments a priori hétérogènes de cet
opéra : ses origines à la fois française et italienne, l'enchaînement du
Prologue et de l'acte qui suit, la rencontre de deux mondes inconciliables, à
l'aune des contraires que sont le seria et le buffa. Phillipe Arlaud les ménage avec originalité, dans une environnement décoratif très ouvert qui mise sur les oppositions de couleurs,
l'utilisation aérée de l'espace, les symétries entre personnages, et une
direction dramatique joliment excentrique. Un certain nombre de clichés tombent
- l'empesé Majordome devient, ici, une sorte de deus ex machina froid, voire
calculateur ; d'autres au contraire insistent sur le parodique : ainsi de
l'animation désordonnée régnant dans les coulisses du théâtre au Prologue,
mêlant personnages et nombreux figurants, subtilement filmée, au point d'ôter
ce qui, sur le vif, pouvait paraître trop brouillon et anecdotique. Surtout, il
existe un lien entre les deux parties de ce tout improbable, une logique
triomphant de l'irrationnel. Le Compositeur, qui est l'âme de la première,
réapparaît ensuite, fugacement, soit pour distribuer leur partition à ses
chanteurs, soit afin de s'assurer que tout se déroule correctement, ou du
moins, que son chef d'œuvre ne perd pas sa substance. L'acte théâtral se situe
dans l'exact prolongement de sa préparation, avec de fugaces clins d'œil,
rappelant que tout cela est théâtre sur le théâtre. Ainsi, les invités du
« plus riche homme de Vienne », qui a commandé ce spectacle curieusement
mélangé, sont-ils présents sur scène en seconde partie, où l'on devine quelques
uns de ceux qui ont arpenté les alentours des loges au Prologue, dont les
admirateurs de la coquette Zerbinette. Ils en
viendront à quitter leur siège pour se presser autour de la diva, à l'ultime de
son grand air de bravoure. Pareillement,
l'intrication entre les interventions du quatuor bouffe d'Arlequin, Scaramouche
et consorts, appareillés en Dalton, emplissent de fantaisie débridée le
plateau, qui par ailleurs se veut, lors des invocations d'Ariadne,
austère et faussement guindé. Si le long finale paraît corseté, et sans grand
ressort, la pièce elle-même en reste responsable, et l'enflure que Strauss n'a
pas pu réfréner. Christian Thielemann est dans son
élément et avec la Staatskapelle de Dresde, ne se
départit pas d'une absolue transparence, jusque dans les effets les plus
grandioses. Le cast frôle la perfection, vocalement
et plastiquement. Encore que le ténor Robert Dean Smith ne puisse rivaliser
avec la « pêche » de ses consœurs : visage d'ange terriblement
séducteur de l'Ariadne de Renée Fleming, minois
déluré de la Zerbinette de Jane Archibald, et chez
Sophie Koch, amusante bouille de jeune Compositeur intransigeant, mais vite
gaillard lors que celle-ci se mêle de le séduire.
Jean-Pierre Robert.
Domenico
SCARLATTI : Danse avec Scarlatti. Sonates pour
clavier, transcrites pour guitare Thibault Cauvin, guitare. 1CD Vogue/Sony
Music : 88883725222. TT : 57’56.
Un disque très original, même si les
transcriptions pour guitare des sonates de Domenico Scarlatti, initialement
prévues pour clavecin, sont déjà quelque chose de connu. Moins connu, en
revanche, du grand public, le jeune et talentueux guitariste, Thibault Cauvin
donne à ces 14 sonates, qu'il a transcrites pour son instrument, un ton
nouveau, juvénile et dansant, où flotte comme un parfum venu d’Espagne…Espagne
où le compositeur vécut pendant de nombreuses
années. Ceci expliquant peut être cela ! Des sonates, 555 au total,
composées initialement à l’intention de l’infante Maria Barbara, fille du Roi
du Portugal Jean V, qui épousa Ferdinand VI d’Espagne. Une influence espagnole
sous-jacente qui permet à la musique de Scarlatti d’être tout naturellement
réinterprétée par le jeu de la guitare. Une interprétation convaincante, toute
en rondeur, servie par une excellente prise de son. A écouter absolument !
Patrice Imbaud.
The Mozart Sessions. Concertos pour
piano Nos 12, K 414, & 13, K 415. Sonate liturgique pour piano, K 336
(arrangée pour piano et orchestre .Markus Schirmer, piano. Ensemble The Far Cry. 1CD Paladino music : pmr 0038. TT : 55’54.
Des œuvres éditées par souscription par
Mozart, destinées à l’aristocratie viennoise, les Concertos pour piano n° 13 & n°12, avec en bonus l’arrangement
pour piano de la Sonate liturgique KV
336, tel est le programme de cet enregistrement choisi par le pianiste
autrichien Markus Schirmer, accompagné par
l’orchestre de chambre américain, The Far Cry. Deux
concertos dont Mozart lui-même, dans une lettre à son père datée de 1782, prétendait
qu’ils constituaient « un juste milieu entre le trop facile et le trop
difficile, brillants, agréables à l’oreille… ». Des œuvres délibérément
écrites pour séduire, dans un plaisir immédiat « qu’un cocher pourrait
chanter ensuite… ». Une orchestration simple puisque Mozart proposa
lui-même d’en écrire un arrangement avec accompagnement de quatuor à cordes, ce
qui rend tout à fait pertinente cette version avec ensemble à cordes. Un Mozart tout en légèreté, fraicheur et
« cantabile » où la musique porte encore les influences de
Jean-Chrétien Bach. Un jeu pianistique élégant et aéré. Une musique éternelle,
ici parfaitement interprétée, dans la note comme dans l’esprit.
Patrice Imbaud.
Claude DEBUSSY : Four-Hand Piano Music. Petite Suite. Marche écossaise. Six Épigraphes antiques.
Première Suite d'orchestre. Jean-Pierre Armengaud & Olivier Chauzu, piano. 1 CD NAXOS : 8.572979.
TT : 62’16.
Un disque précieux, à la fois par la rareté
des œuvres choisies et par la qualité de leur interprétation : la Petite Suite (1888-1889), qui suggère
tout au long de ses quatre mouvements le balancement de la mer, la joie de la
fête, et la danse ; la Marche écossaise (1890), martiale et pleine d’allant, commande du général écossais Meredith
Read, évoquant par ses contrastes, doux et poignants, les lointains paysages
écossais, associant la douceur des lacs et la rudesse des Highlands. Voilà une
composition qui sonne comme une revanche de la musique sur la vaine virtuosité.
Elle fut secondairement orchestrée en 1908 par Debussy, qui ne peut l'entendre,
dans cette forme orchestrale, qu’en 1913, à l’occasion d’un concert dirigé par
Inghelbrecht au Théâtre des Champs-Elysées. Le compositeur de conclure cette
première audition par un savoureux : « Mais, c’est
joli ! ». Viennent encore les Six
Épigraphes antiques (1915), graves et mystérieuses, contrastées,
archaïques, et pourtant étonnamment modernes, d’un charme vénéneux et
envoûtant, entre épitaphe et incantation. La Première Suite d’orchestre (1882-1884), enfin, de découverte
récente (2008), porte les influences d’autres compositeurs de la fin du XIXe
siècle, tout en affirmant les particularités qui feront de Debussy un
compositeur à part, dans un délicieux mélange de rêve, d’orientalisme, de
tradition et de modernité. Un très beau disque, un bien bel hommage à Debussy
sous les doigts aguerris de deux superbes pianistes, Jean-Pierre Armengaud et Olivier Chauzu,
spécialistes de la musique française, qui parviennent à rendre, de façon
évidente, tout le charme de cette musique. Indispensable !
Patrice Imbaud.
Igor
STRAVINSKY : Petrouchka.
Le Sacre du Printemps. Orchestre National de France, dir. Daniele Gatti. 1CD SONY Classical : 88725442552. TT : 69’54.
Ce disque tout Stravinsky présente un
intérêt commémoratif puisqu’il célèbre le centième anniversaire de la création
houleuse du Sacre du Printemps au
Théâtre des Champs-Elysées, le 29 mai 1913, sous la direction de Pierre
Monteux, chef attitré de la Compagnie des Ballets russes de Diaghilev, Mais
également un intérêt pédagogique puisqu’il permet de juger de la filiation des
deux œuvres présentées, en matière de dissonances et de complexité rythmique : Petrouchka (1911) annonçant le Sacre (1913). L’interprétation donnée,
ici, de ces deux œuvres est tout à fait admirable, à la fois dans la
réalisation instrumentale, le « National » y faisant montre de tout
son savoir faire, notamment au niveau des vents, dont il convient de signaler
l’excellence, comme dans la cohésion de l’ensemble orchestral. La direction
engagée et pertinente de Daniele Gatti ne souffre aucun reproche, et sa vision, à la
fois claire et juste, mène la musique comme on raconte une histoire, chargée
d’expressivité, de poésie et de drame, où les sons deviennent images. Un très
beau disque qui s’inscrit comme une référence pour tous les admirateurs du
compositeur.
Patrice Imbaud.
***
Haut
LA MUSIQUE DE FILM EN LIVRES
Très peu de livres ont été écrits
sur la musique de film, en comparaison de la littérature commise sur la musique
de répertoire. Peu d’auteurs se sont penchés sur cet art majeur de la musique
du XXème siècle. Peu de revues de cinéma abordent ce thème alors qu’elles
traitent du scénario, du cadrage, de la lumière, de la direction d’acteur. De
plus, il n’y a pratiquement pas d’écrits sur des réalisateurs parlant de la
musique. Il existe toujours cette inadéquation entre le cinéma et la musique de
film. Celle-ci est toujours considérée comme faisant partie du domaine de la
musique pure et non pas de celui du cinéma ; ce qui est quand même un comble
lorsqu’on voit comment elle participe à la narration filmique, et souvent sauve
des séquences entières d'un film. On oublie que la musique pour le cinéma est
née en même temps que lui. Hélas, les compositeurs du répertoire l’ont toujours
considérée comme le parent pauvre de la « grande musique » et s’ils
ont écrit pour le cinéma, c’était le moyen de se faire de l’argent sans trop se
fatiguer ! On ne peut pas dire que
les partitions cinématographiques d’Ibert, d’Honegger ou de Milhaud sont à
l’honneur de leur talent. Heureusement, il y a des compositeurs du répertoire
qui ont participé avec compétence et
talent à l’art qu’ils servaient. Parmi eux, on peut citer Auric, Prokofiev,
Henze, Korngold, Prévin,
Bernstein, Penderecki, Nyman, Glass, Ives, Tippett…
Et les musiques d’un John Williams, d’un Jerry Goldsmith ou d’un Bernard Herrmann sont souvent plus créatives que celles de certains
compositeurs qui aujourd’hui ont encore pignon sur rue du côté de
Beaubourg !
Cette rubrique présente quelques
livres qui valent qu'on s'y arrête, ou pour certains autres, qu’on aime
feuilleter. Tout dépend de l’intérêt qu’on porte à ce type de produit. La liste n'est pas exhaustive.
Mauricio DUPUIS : Jerry GOLDSMITH « Music Scoring for American
Movies ». 1 vol. Robin Essays.
Enfin un bon livre sur un grand compositeur. Celui de « Planet Of The Apes » , « Patton », « Chinatown », « The Wind And The Lion », « The Omen », « Rambo », « Alien », « Star Trek" : The Motion Picture », « Poltergeist », « Gremlins », « Legend », « Total Recall », « Basic Instinct », « L.A.Confidential », « Hollow Man »… Doté d’une solide formation classique, Jerry Goldsmith
a touché à tous les genres cinématographiques et sa grande culture musicale en
fait un des compositeurs majeurs d’Hollywood. Il a composé près de 180 musiques
de film ! Considéré comme un musicien avant-gardiste, il n’a jamais eu
cependant le succès populaire de John Williams. Il a également composé deux
œuvres d'inspiration sérielle, la cantate « Christus Appolo « (1969) et « Music for Orchestra » (1970), pièce
pour grand orchestre, commandée par Leonard Slatkin et l’Orchestre Symphonique de Saint-Louis. En 1999, coïncidant avec son 70ème
anniversaire, il compose "Fireworks", en hommage à la ville où il a toujours
vécu, Los Angeles. Il la jouera au Hollywood Bowl avec le Los Angeles Philharmonic. En 1997, il compose
la fanfare qui ouvre les films sur le logo d’Universal Picture. Sa musique est très inspirée de la musique contemporaine même
sérielle. Aucun ouvrage n’avait encore été publié sur lui. Au-delà de la partie
biographique, Mauricio Dupuis examine plus en détail certaines des compositions
de Jerry Goldsmith. Celui-ci est décédé en 2004, à l’âge de 75 ans.
Alexandre TYLSKI : John
Williams, un alchimiste musical à Hollywood. 1 vol L'Harmattan, 2011.
Alexandre Tylski est enseignant-chercheur à l'École Supérieure
d'Audio Visuel (ESAV) de l'Université Toulouse le Mirail, directeur de la revue
Cadrage, animateur de l'émission Le Cercle des Cinéphiles, et collaborateur à
Positif. Auteur de plusieurs travaux sur la musique au cinéma (textes et
interviews), il a rencontré John Williams aux États-Unis et suivi quelques-uns
de ses concerts. On saisit ici comment, en explorant et en analysant la
filmographie de Steven Spielberg, on discerne l’influence de la musique de John
Williams sur notre interprétation des images et le sens donné au montage. La musique : troisième
personnage ou troisième auteur ? Pour la première fois, un livre regroupe des
textes et des témoignages inédits entièrement consacrés au compositeur John
Williams. Celui-ci est également jazzman, chef d'orchestre, compositeur de
musique savante, et scénariste musical - pour Wyler, Altman, Eastwood, Spielberg, Hitchcock, Penn, Frankenheimer,
Lucas, De Palma, Stone, Pakula, Annaud, Pollack,
Parker. Après soixante ans de carrière, ses goûts et mélanges musicaux, et leur
impact socioculturel, restent à décrypter. Il s'agit d'éclairer ici son
héritage, sa technique, son esthétique avec des textes inédits de Stéphane
Abdallah, Olivier Desbrosses, Cécile Carayol, Michel Chion, Bruno
Coulais, Philippe Gonin, Florent Groult, Erwann Kermovant, Mario Litwin, Stéphanie Personne, Jérôme Rossi, Nicolas Saada, et
Alan Silvestri.
Michel CHION : La
musique au cinéma. 1 vol, Editions Fayard, 1995 Collection : Les
chemins de la musique.
Michel Chion a publié une vingtaine d'essais, dont plusieurs
sur le son au cinéma et, chez Fayard, sur Pierre Henry, sur la symphonie
romantique et sur le poème symphonique. Il est lui-même compositeur de musique
concrète, réalisateur de cinéma et de vidéo et enseignant à l'Université Paris
III et dans divers centres français et internationaux. C’est le grand
spécialiste du rapport du son et de l’image. En présence de discours souvent
compliqués et parfois abscons, il sait faire des analyses très fines sur le
sujet, poser les questions essentielles sur le rapport du son et de la musique
face à l’image, sur les effets produits par les mélodies, les sonorités et les
rythmes. La musique au cinéma devient une question réelle et entraîne d’autres
questions sur ce qu'est la musique, et bien sûr, sur ce qu'est le cinéma. On ne
peut l’ignorer. Il faut prendre son temps pour le lire et le comprendre.
François PORCILE & Alain GAREL : La Musique à l'écran. 1 vol CinémAction, Sacem, Corlet, Télérama.
Bien
qu'ancien, cet ouvrage est très intéressant et riche à bien des égards. Il pose
des questions qui sont toujours d’actualité. Il comprend de nombreuses
interviews de réalisateurs, de compositeurs. Les analyses sont pertinentes,
faites par deux grands spécialistes de la musique de film et du cinéma en
général. Un ouvrage indispensable pour amateur de BO. Il faut fouiller sur
internet ou dans les bibliothèques pour le trouver et le lire (cf. infra
l'interview de François Porcile).
Frédéric GIMELLO-MESPLON : Analyser la musique de film. 1 vol.
Editions Books on Demand, 2010, Collection Le
manuel des Arts du Spectacle.
Frédéric Gimello-Mesplomb est Maître
de conférences à l'Université de Metz. L'objet de cet ouvrage est d'offrir aux
enseignants quelques outils afin d'aborder la musique de film de manière simple
et intuitive dans un cadre pédagogique, que ce soit dans l'enseignement
traditionnel ou en Conservatoire. Évitant de préconiser des « pistes
pédagogiques », issues du savoir de quelques initiés, on a préféré rassembler,
sous la forme d'un ouvrage collectif, les retours d'expériences d'un certain
nombre d'éducateurs et de professionnels de la musique ayant eu à mener, à des
niveaux d'enseignement divers (du primaire à l'université), des analyses de
musiques de film auprès de leurs élèves ou étudiants.
Gilles MOUËLLIC est professeur à
l’Université de Rennes. En 1999, il a présenté sa thèse « Jazz et Cinéma
convergence esthétique ». Il enseigne la musique et le cinéma. Il
est directeur de thèse sur le sujet (cf. infra son interview). Il a publié
quelques ouvrages concernant la musique et l’image dont :
Gilles MOUËLLIC : Jazz et
cinéma. 1 vol. Cahiers du cinéma, 2000
L'histoire
commence avec, en 1927, « Le Chanteur de Jazz », puis se poursuit
avec « Hallelujah », « Stormy Weather », et les
temps forts que sont « Autopsie d’un Meurtre » de Duke Ellington,
« L'Homme au bras d'or » d’Elmer Bernstein, ou l'aventure de Miles
Davis composant en direct la partition d' « Ascenseur pour
l'Echafaud », ou encore, plus près de nous, « The Bird »,
la biographie de Charlie Parker. C'est une histoire aussi de malentendus, de
rendez-vous manqués, liée à celle d'une musique inventée par des Noirs dans un
pays où règnent la ségrégation et la domination culturelle des Blancs. Le
cinéma moderne, la nouvelle vague, s'emparent du jazz qui devient un modèle
pour penser et mettre en scène le cinéma autrement. « Moi un Noir »,
« The Connection » ou « A bout de
Souffle » affirment leur goût pour ces expériences inédites. Un glossaire
des termes du jazz, un index de films et une discographie complètent l'ouvrage.Voilà une bonne introduction pour connaître le
rapport du jazz avec le cinéma. Écrit par un amoureux du jazz, qui a tâté de la
basse dans sa jeunesse. De nombreux CD de BO de jazz existent encore sur le
marché dont celles citées plus haut. « Sais-t-On-Jamais » ou
« Le Coup de l’Escalier » (Odds Against Tomorrow) de John Lewis du MJQ sont à écouter absolument.
Gilles MOUËLLIC : La
musique de film, 1 vol. Cahier du Cinéma 2003, Collection CNDP.
Une
histoire qui commence avec le temps du muet, puis le parlant et l’omniprésence
de la musique « standard » de Max Steiner et les grands compositeurs
des studios, pour terminer avec les compositeurs actuels. Tout est passé en
revue. L’auteur donne les repères historiques nécessaires à la compréhension de
l’évolution des rapports entre image et musique. Il propose également des
témoignages, des textes théoriques et des documents concernant de nombreux
cinéastes parmi lesquels Charles Chaplin, Alfred Hitchcock, Roberto Rossellini,
Jean-Luc Godard ou Quentin Tarantino. Le livre
demande une certaine connaissance du cinéma, ce qui peut être paradoxal car il
est à destination des lycées. Au professeur de se débrouiller avec…Il est très
court est très riche, ce qui est un avantage.
Gilles MOUËLLIC : Improviser
le cinéma. 1 vol. Éditions Yellow Now – Côté cinéma, 2011.
Si
l’improvisation est a priori associée aux arts de la performance, et en
particulier au jazz,
elle n’en a pas moins accompagné le cinéma depuis les premiers burlesques
jusqu’aux expériences contemporaines de Rabah Ameur-Zaïmeche ou de Nobuhiro Suwa. Loin
du mythe de l’improvisé comme expression du « génie créateur », le
but de cet ouvrage est d’abord de comprendre les pratiques qui mettent
sciemment en jeu l’improvisation au cinéma puis, dans un second temps, d’en
révéler la capacité à générer des formes inédites. Les éditions Yellow Now aiment à prendre des
risques. C’est un ouvrage d’un universitaire qui aime jouer avec les mots et la
musique, ce qui n’étonnera pas compte-tenu de ses origines d’interprète de
Jazz.
Marie-Noëlle MASSON : Musiques et images au cinéma. 1 vol Presses Universitaires de Rennes,
Collection "Æsthetica", 2003.
Marie-Noëlle
Masson est maître de conférences en analyse et sémiologie musicales au
département de Musique de L'université Rennes 2, responsable du Laboratoire
Musique et Image Analyse et Création (MIAC) et membre du comité éditorial de la
revue Musurgia. Ce livre est un essai universitaire
et, comme tel, est très spécifique. Quelle est l'influence de la musique sur la
perception des images animées ? Que devient la musique quand elle n'est plus
qu'un élément parmi d'autres dans cet ensemble synthétique et temporel qu'est
le film ? Cette double question est à l'origine de l'ouvrage, qui confronte des
analyses de musicologues et de théoriciens du cinéma, de philosophes et de
cinéastes. On est dans la thèse plutôt que dans un vrai livre sur le sujet. Un
livre de musicologues, d’accès difficile.
Voici
encore quelques ouvrages, plus « légers », mais tout aussi instructifs
et à avoir dans sa bibliothèque pour les feuilleter de temps en temps.
N.T. BINH (dir.)
: Musique et cinéma « Le mariage du siècle. Catalogue de l’exposition de la Cité de la musique. 1 vol Actes Sud.
Préfacé par Alexandre Desplat, et sous la
direction de N. T. Binh,
l’ouvrage réunit quelques spécialistes : Michel Chion, Gilles Mouëllic, François Ribac, Pierre Berthomieu, François Porcile, Stéphane Lerouge, Lionel Pons. Il est enrichi d’entretiens inédits avec
Michel Deville, Nino Rota, Lalo Schifrin, Bruno Coulais-Benoît Jacquot, Jean Goudier (ingénieur du
son), Thomas Jamois (superviseur musical).
Une
belle exposition, un beau livre, bien documenté, bien illustré, bien écrit.
Quant au « mariage du siècle » ce n’est pas encore la grande passion
entre la musique et le cinéma, entre les réalisateurs et les compositeurs, même
s’il existe de grands couples mais qui se sont souvent fait des infidélités.
Vincent PERROT : B.O.F.
Musiques et compositeurs du cinéma français. 1 vol Dreamland Editeur, Paris, 2002.
Cet
excellent ouvrage, écrit par un fana de BO, est le seul sur les compositeurs
français. Ce beau livre est très documenté, bien illustré, et offre des
interviews instructives de compositeurs et de réalisateurs sur leur travail. Il
est accompagné d’une discographie idéale proposée par Edouard Dubois
(consultant musical) et d’un DVD sur ce dialogue impossible entre compositeur
et réalisateur. Un ouvrage indispensable pour les amoureux de la musique de
film.
Vincent PERROT : Vladimir Cosma, « comme au cinéma ». 1vol,
Hors collection, 2009.
Vincent
Perrot a fait un livre de ses entretiens avec Vladimir Cosma et a commis un très mauvais documentaire sur Belmondo . « Nobody is perfect ! »
Jean-François HOUBEN : 1000 Compositeurs de cinéma. 1 vol Edition Cerf-Corlet
Ce dictionnaire répertorie 982 compositeurs
internationaux qui, depuis les origines du 7e Art, ont écrit - épisodiquement
ou régulièrement - des musiques originales pour l’écran. Chaque notice
descriptive comprend une biographie détaillée et une filmographie, de même que
quelques précieuses références bibliographiques et discographiques. Il est
aussi fait mention de sites Internet de référence. L’édition francophone ne
possédait jusqu’ici aucun dictionnaire international de cette ampleur sur les «
compositeurs de cinéma ». Indispensable pour les amateurs de BO.
Stéphane Loison.
ENTRETIENS
La vision
globale de François Porcile
© DR
François Porcile est réalisateur, historien du cinéma et musicologue. Il est l'auteur, sur
la musique de répertoire, d’ouvrages tels que « La Belle époque de la musique française : Le Temps de Maurice Ravel
(1871-1940) » (Fayard, 1999), « Les Conflits de la musique française, 1940-1965 (Fayard,
2001) », « Maurice
Ohana », en collaboration avec Edith Canat de Chizy (Fayard, 2005) et du chapitre sur la
France dans « L'Harmonie des
peuples » (Fayard, 2006). Il s’est beaucoup investi dan le
domaine de la musique de film.
Il a écrit un livre majeur « la musique à l’écran » (Éditions du
cerf, 1969) et a participé, avec Alain Garel,
pour la revue CinémAction,
à un ouvrage « la musique à
l’écran », (1992), riche d’enseignements, et toujours d’actualité. Il
vient de participer à l’exposition « Musique
& Cinéma, le mariage du siècle », à la Cité de la Musique, au
catalogue de l’exposition (Éditions Actes Sud, 2013) et au colloque « Les
Musiques de Films, nouveaux enjeux », qui s’est tenu les 7 et 8 juin
dernier, à la Cité et à la Sorbonne, dont les actes doivent être publiés.
Ses livres, indispensables sur la musique
de film, peuvent encore être trouvés en occasion. « Musique & Cinéma, le mariage du siècle » est toujours
en vente.
François Porcile, comment êtes-vous venu à vous intéresser au
cinéma et à la musique de film ?
Au
départ je voulais faire de la musique. Il se trouve qu’au lycée Henri IV à
Paris, je suis tombé sur un professeur de latin-français qui s’appelait
Jean-Louis Bory. Il a donné à un certain nombre de
morveux de sa classe l’envie de faire du cinéma. C’était des gens comme Barbet
Schroeder, Bernard Eiseinschitz, Pierre Cotterell, et cela a coïncidé avec la naissance de la
nouvelle vague, l’année 59-60. C’était la découverte d’« Hiroshima Mon
Amour », de « Les 400 Coups », de « A Bout de
Souffle ». Rohmer tournait « Le Signe du Lion ». Il y
avait une certaine effervescence.
« Le Beau Serge » de Chabrol venait de faire un tabac, et puis il y a
eu la sortie de « Tirer sur le Pianiste » qui n’a pas marché. Bory nous a donné le virus, pas seulement au « Masque
et la Plume », mais avec sa tribune au « Nouvel Observateur ».
Il se trouvait aussi que la cinémathèque était encore rue d’Ulm, à deux pas du
lycée, et dès qu’on sortait, on filait à la cinémathèque. Et puis il y avait
les soirées du ciné Montparnasse. Tout ça a un peu tempéré mes envies de
musique, mais j’ai toujours gardé un pied dedans. Je jouais de la flûte, je
voulais composer. J’avais travaillé avec Louis Saguer,
le musicien de Rohmer, qui m’avait donné des notions d’harmonie. Il y avait
ainsi toute une folie, mais moi j’en avais une, particulière, par rapport à mes
copains qui n’aimaient que les westerns et les films noirs américains : les
courts-métrages français. Ce qui m’a amené à écrire un livre, édité aux
Éditions du Cerf, sur le court-métrage français. En fait, et ce n’était pas
calculé de ma part, cela m’a permis de rencontrer les gens qui faisaient des
courts-métrages et avec qui j’ai sympathisé ; c’était en 1965. Par ce biais
j’ai fait des stages de montage sur des courts-métrages et sur des films pour
la télé chez Pathé. C’était le début des grands films historiques d’archives
« trente ans d’histoire ». J’ai ainsi côtoyé les compositeurs de la
série « Pour une Paix Manquée 1919-39 », dont Yves Prin, compositeur, chef d’orchestre, qui s’est occupé des
commandes des œuvres à Radio France. Puis j’ai travaillé sur le court-métrage
de Michel Boschet, « Gloire à Félix Tournachon », qui a eu le prix spécial du jury à
Cannes en 67. La production a eu la gentillesse de produire mon premier court
métrage « La Saison Prochaine », et c’est mon camarade Alain Jomy, le compositeur par la suite de Claude Miller, qui a
écrit la musique. C’était la première fois qu’il composait hors de ses propres
films, qu’il réalisait aussi. C’est à cette époque que je me suis dit qu’il y
avait un hiatus dans la musique de film en général, en France, en Italie, en
Allemagne ou aux États-Unis, et qu’il y avait une dichotomie entre le langage
ciné, qui se modernisait, et une musique de film écrite comme si on était
encore au XIXème siècle. Je me suis toujours intéressé à ce phénomène qui veut
que les musiciens travaillant pour le cinéma soient totalement exclus du
domaine chic de la musique de concert. Des gens comme Georges Delerue, Pierre
Jansen, Maurice Jarre, Maurice Jaubert, étaient complètement ignorés par les
programmateurs de concert ou de radio parce que, selon eux, ces compositeurs
écrivant pour le cinéma ne composaient pas de la musique
« sérieuse ». Pierre Boulez, lorsqu'il entend un opéra de John Adams,
dit « c’est de la musique de film, ça n’a pas d’intérêt ». C’est une
attitude qui perdure encore.
Il y
a quand même des musiciens du sérail, comme Ibert, Honegger, qui ont travaillé
pour le cinéma ?
Oui,
en mettant des faux nez pour composer cette musique, disaient-ils. Et un homme
comme Stravinsky disait que ça nourrissait les compositeurs. Retour de bâton, Le Sacre du
printemps a servi à
Fantasia !…Poulenc, qui était un type intelligent, écrit à Stravinsky :
« pour bouffer j’ai été obligé à faire de la musique de film, j'espère que
vous ne m’en voudrez pas,». Écrire pour le Cinéma, ça voulait dire se
fourvoyer.
D’où vient cette
attitude ?
Elle
vient, je crois, de que le cinéma n’était pas un art mais une production
populaire, et du fait que c’était populaire, c’était méprisable. Il y avait eu une enquête autour des années
vingt sur : « Qu’est ce que la musique pouvait apporter au
film ? ». Il y avait des réponses de compositeurs tout à fait
appropriées, à commencer par Albert Roussel. Il disait que c’était un moyen
merveilleux d’éducation populaire, justement. Il expliquait ensuite qu’une
musique de film doit être simple, aller droit au but, ne pas s’encombrer des
complications de la musique de concert et être parfaitement lisible. C’était
quand même pertinent de sa part de souligner qu'une vraie musique de film ne
doit pas s’encombrer de complication !
Chostakovitch, lui,
a beaucoup écrit pour le cinéma...
La
musique de film, pour Chostakovitch, lui a permis de nourrir sa famille. Comme
il était mis à l’index pour sa musique de concert, il faisait du flon flon et çà lui permettait de
se nourrir pendant deux ans. C’était un grand musicien qui écrivait sciemment
de la musique nulle pour bouffer…
Et Prokofiev ?
Prokofiev,
lui, a été un privilégié parce qu’il était reconnu internationalement,
contrairement à Chostakovitch, et jusqu’au fin fond des États-Unis. C’était
quelqu'un qu’il fallait respecter. Il avait carte blanche, et, coup de chance,
Eisenstein était cultivé et assez compétent en matière musicale. Par la suite,
Prokofiev, comme Ivanov, a été mis, après guerre, au banc de la société pour
cause de formalisme. Mais à l’époque d’« Alexandre Newsky » et
d’« Ivan le Terrible », il avait les moyens et surtout le temps.
Et Schnittke...
C'est
un angoissé, un collectionneur d’infarctus. Il était trop angoissé pour bien
travailler pour le cinéma. C’est une chose que me disait Delerue, en toute
modestie, « …il faut avoir la santé pour ce métier, il faut être capable
en 5 minutes de modifier une séquence, de réorchestrer un passage, avec le
copiste dans votre dos qui vous arrache les pages une à une… parce qu’il faut
faire vite, parce que le studio coûte cher, c’est une métier d’équilibriste…. ».
Pour revenir à
votre parcours...
J’ai
écrit, en 1969, le bouquin, « la musique à l’écran ». En France, il
n'y avait que le livre de Colpi, de 1963 :
« Défense et Illustration de la Musique de Film ». Il m’en a beaucoup
voulu parce que j’ai osé le critiquer car il disait que
« l’Atalante » était un mauvais film ; mais on s’en est expliqué
devant moult whisky ! Ce n’était pas un grand cinéaste et ce qui l’a
perdu, c’est qu’il a eu la palme d’or pour un film assez quelconque, « Une
aussi longue Absence », mais qui a une particularité : une chanson qui a
fait flores : « trois petites notes de musique » et qui, curieusement,
lui a rapporté pas mal de droits d’auteur parce qu’il est le parolier et que
Delerue en a fait la musique. Mais ce n’est pas le succès du film qui a fait le
succès de la chanson !
Comment votre livre
a-t-il été reçu ?
En
fait, par rapport à celui de Colpi, comme c’était un livre
assez polémique, il a été très critiqué. Mais, curieusement, une dame adorable
et très connue sur France Culture, Claude Maupomé, a
adoré le livre et m’a invité à de nombreuses reprises. Ensuite, j’ai arrêté
d’écrire et j’ai fait des documentaires. A partir de 79 j’ai travaillé pour la
télé essentiellement et j’ai eu l’occasion de faire des portraits, dont ceux de
Dutilleux, Betsy Jolas, Michael Tippett, et un film sur Jaubert. Et en fin de
compte j’ai fait un film sur Édith (Édith Canat de Chizy), ce qui m’a permis de la rencontrer en 2000. Entre
temps j’ai fait des concerts filmés avec Dominique Jameux,
une série musiques filmées, mises en scène, tournées en studio avec de grands
interprètes, autour des Nocturnes (Gaspard de la Nuit, Chopin, Debussy, jusqu'à
Webern et Boulez..)
Et la musique de
film dans tout ça…
En
71, j’ai rédigé une biographie de Maurice Jaubert, grand compositeur qui a
écrit de la musique de film, dont « l’ Atalante».
Le livre est tombé entre les mains de François Truffaut, qui a vu que dans le
catalogue des musiques il y avait quantité d’œuvres inédites, et s’est dit :
« j’adore la musique de Jauber ; est-ce qu’après
tout, on ne pourrait pas imaginer un film entièrement « musiqué » par
des pièces inédites d’un compositeur, à titre posthume ». Entre temps il
m’avait recommandé auprès de Leibovici, qui avait
acheté le Film Français, pour que je fasse la chronique musicale dans la revue.
Ce que j’ai fait de 74 à 77.
Y a-t-il des
compositeurs qui vous ont étonné à cette époque ?
J’ai dit
du bien, par exemple, de Sondheim pour le
« Stavisky » de Resnais, une très grande musique de film. Sondheim est plus réputé comme compositeur de comédies
musicales. Resnais est quelqu’un pour qui la musique de film est importante,
c’est une grand découvreur de compositeurs. Il a
convaincu Sondheim d’écrire pour le cinéma, mais
aussi Henze, Penderecki. Il a pris des musiciens du répertoire, mais aussi
Frantz Eisler qu’il est allé chercher à Berlin Est, ce qui n’était pas simple à
l’époque, pour écrire la musique de « Nuit et Brouillard ». Son
producteur, Anatole Dauman, lui disait que c'était
déraisonnable. Quand Resnais a écrit à Eisler pour lui demander de composer
pour lui, c’était comme une bouteille à la mer. Il se trouve que la lettre est
arrivée chez Eisler un jour où il déjeunait avec Vladimir Pozner,
qui lui a dit que c’était formidable - c’est le réalisateur des « Statues Meurent Aussi » - et
le jour-même Eisler a répondu chez Argos films, à Dauman,
trois mots : « j’arrive, signé Eisler ».
Eisler a-t-il
beaucoup composé pour le cinéma ?
Il
était connu pour son travail avec Brecht, il a travaillé avec Ivens et d’autres
jusqu'à l’arrivée du nazisme. Puis il a fait un séjour en France avant de
partir pour les USA où il a travaillé avec Renoir, Lang …Puis il s’est fait
virer des États-Unis par la commission MacCarthy. Il
a écrit une bonne dizaine de musiques en France, dont « Bel Ami » de Daquin. Resnais a la particularité de changer de musiciens
pour pratiquement chaque film. Il estime que chacun a son ambiance musicale
particulière. Pour ses derniers il reprend le même, Snow le compositeur Xfiles. Peut-être qu’à 90 ans, il pense autrement. A cette
époque du Film Français, c’était les expériences musicales qui m’intéressaient.
Je me souviens d’avoir défendu la musique de Delerue pour un film de Benoit
Jacquot où je trouvais que Georges s’était renouvelé
A l’époque il
faisait beaucoup à la manière de…
Justement
pour ce film là comme pour le film de Yannick Bellon « Quelque part
Quelqu’un », il s’était remis en question et je trouvais cela intéressant.
Et un compositeur
comme François De Roubaix ?
Oui,
j’avais beaucoup défendu certaines choses de lui. Même s’il n’était pas très
exigeant, il a été un précurseur de la « home music ». C’était
inventif avec ce mélange de jazz et de sa formation classique. C’était un
autodidacte, donc il n’était figé.
Revenons à votre
collaboration avec Truffaut...
Donc,
je lui trouve du Jaubert pour quatre films. J’ai été son conseiller musical, un
des premiers. « L’histoire d’Adèle H », en 1975, a été une entreprise
folle, car pour un film qui se passe au XIXème siècle, trouver dans la musique
d’un musicien qui écrivait de la musique du XXème, cela demandait des
acrobaties folles. Les sonneries de casernes, par exemple, sont les musiques de
Jaubert écrites pour « La guerre de Troie n’aura pas lieu » de
Giraudoux. Truffaut a été très clair, il m’a donné le scénario et m’a dit
« voyez si c’est faisable » ; il a été très honnête.
Il avait une
culture musicale ?
Truffaut
avait une culture musicale totalement intuitive ; c’était la culture du
cinéphile. Il aimait la musique d’Herrmann, de Waxman, de Steiner, et surtout la musique de Jaubert parce
que c’était le musicien de Vigo, de Carné. Les critiques qui ne s’intéressent
pas à la musique de film, là curieusement, avec le choix de Jaubert, se sont
mis à parler de la musique. Et je me souviens, pour la « Chambre
Verte », de dithyrambes sur la musique, notamment dans un papier de Michel Grisolia, dans le Nouvel Observateur, parlant de la
sublime musique de Maurice Jaubert ; ce qui était curieux car c’était de la
musique d’un type qui était mort depuis quarante ans.
Donc vous avez
travaillé sur quatre films successifs...
« L’Aventure
d’Adèle H » a été quand même particulière, surtout qu’on a enregistré
avant tournage. C’était quasiment de la comédie musicale. Truffaut voulait la
musique pour qu’Isabelle Adjani joue en musique, sur le rythme de la musique,
ce qu’il a fait pour lui-même, acteur, dans « La Chambre Verte ». On revenait
au début du sonore où on avait l’orchestre sur le
plateau. Pour les deux autres, « L’homme qui aimait les femmes » et
« L’Argent de Poche », on a travaillé plus classiquement avec
enregistrement en cours de montage. Après, il est revenu à Delerue pour ses derniers
films…Vous connaissez la lettre qu’il a écrite à Delerue pour lui annoncer qu’il voulait prendre
Jaubert ? C’est tout Truffaut : « Mon cher Georges je suis en train
de vous tromper mais comme c’est avec Maurice Jaubert ce n’est plus de
l’adultère mais de la nécrophilie… » !
Après,
je travaille pour la télé et je m’amuse à m’écrire de la musique pour un film
que j’ai fait sur Doisneau en 81, une partition qui allait parfaitement avec le
film. En 84, j'ai commis une aventure assez amusante : « Entre Chats et
Loups », scénario assez nul, mais tourné autour d’un supposé 28 ème concerto de Mozart, lequel a été écrit par mon ami
Pierre Jansen, le musicien de Chabrol, qui s’est glorifié en disant :
« je n’ai pas écrit une note qui n’aurait été de Mozart ! ». En
3 minutes trente, les trois mouvements y étaient. C’est la qualité de ces
musiciens issus de la nouvelle vague, comme Jarre, Duhamel, Legrand. C’étaient
des gens qui pouvaient tout faire parce qu’ils avaient à la fois tout le cinéma
en tête et toutes les musiques, parce qu’ils avaient tout appris. Legrand
savait faire des arrangements. Ils avaient un bagage d’écriture impressionnant.
Dans l’expo, à la Cité de la musique, on voit Delerue qui modifie en 5 minutes
la partition du « Complot » d’Agnieszka Holland
sur l’assassinat du prêtre de Solidarnosc… Le gros problème de la musique de
film aujourd’hui, c’est que la plupart des façonniers n’ont pas de bagage. Ils
travaillent sur ordinateur, grâce auquel ils peuvent faire un arrangement du
thème, mais ils n’ont pas d’oreille. Ce fut le système hollywoodien pendant
très longtemps, et c’est Bernard Herrmann qui a cassé
le moule. Il a dit : je suis désolé, les arrangeurs ils restent chez eux, moi
je fais tout. Je dirige et je surveille au mixage. Il a complètement
révolutionné l’industrie de la composition de la musique des studios.
Ensuite vous avez
continué à vous intéresser à la musique de film...
Delerue,
Jansen, Jomy ont écrit pour moi, j’ai toujours été
attentif à faire écrire de la musique originale. Mais travaillant pour la
télévision, n’ayant pas le budget pour, j’ai puisé dans le répertoire de
manière la plus pertinente, et je me suis dit que même en trahissant mes
convictions, il y avait des films qui n’avaient pas besoin de musique. J’ai
fait un film sur le 20ème anniversaire du métro à Lille où il n’y a pas une
note, pas de commentaire, que des bruits…
Dans
les années 90 j’ai terminé le travail d’Alain Lacombe, qui était mort
subitement, une commande de la SACEM et de la Direction de la Musique. Le livre
était en deux parties, et c’est compliqué de reprendre un livre. On a essayé de
faire un livre à quatre mains, mais il est difficile d’entrer dans l’optique de
quelqu’un d’autre. J’ai convaincu Bordas de mettre toute la partie filmo au milieu du bouquin pour bien séparer nos travaux
respectifs. Le livre a été mis au pilon au bout de deux ans !
Vous avez aussi
travaillé sur des films muets…
A
partir de 2000, Arte m’a demandé de reconstituer, pour les programmes muets, la
première partition de film de Maurice Jaubert, « Le Mensonge de Nina Petrovna » d’Hans Schwartz. Je pensais que c’était un
film inintéressant. Or, c’est un film remarquable. Il a fait quelques films.
Celui-ci date de 1929 et Jaubert avait fait sa première approche au cinéma. Il
avait auparavant réorchestré Offenbach pour « Nana » de son ami
d’enfance Renoir. Là, il a mis en place tout ce qu’il allait développer par la
suite pour le cinéma sonore, c’est à dire économie de moyen, esprit de
variation, économie thématique. Tous les principes par rapport au cinéma sont
déjà là et c’est au bénéfice d’un film étonnant parce qu’on a l’impression
d’avoir déjà l’élégance « ophulsienne ».
J’ai remis en ordre cette partition de Jaubert. Par la suite, pour le
« Carmen » de Feyder, j’avais tout à reconstituer, c’était un joyeux
bordel ! Les partitions étaient au dépôt des éditions Eschig,
à Aubervilliers, dans le papier kraft d'origine et la poussière. J’ai retrouvé
la partition telle qu’elle avait été jouée en 1926. Elle l'avait été deux fois,
au « Marivaux », Boulevard des Italiens, avec un grand orchestre de
quarante musiciens. Le directeur de la salle n’aimait pas la musique, donc elle
a été enterrée. Le compositeur Halffter a essayé de goupiller sa partition pour
en faire une vague musique de ballet. J’ai mis un peu de temps pour
reconstituer la partition. C’est un film qui a été très bien restauré, film
colorisé. Il existe en DVD. On avait enregistré la musique avec 40 musiciens.
J’ai
eu une autre expérience avec « Maldone » de
Grémillon. C’était une sélection d’œuvres préexistantes avec des thèmes de
Grémillon, qui avait été élève de Vincent d’Indy. Là, c’était très intéressant
parce que les choix musicaux, Honegger, Satie, Milhaud, Jaubert pour le
générique, étaient évidents. Rien n’avait été laissé au hasard. Le coup de chance est qu’au fonds Grémillon à
la BN, il y avait la liste des musiques utilisées. Avec un petit orchestre de
Saint-Quentin en Yvelines et les solistes français, sous la direction du chef
d’orchestre François Feuillette, qui a une belle expérience, nous avons
enregistré la musique. Arte a arrêté ce genre d’expérience à la mort du
responsable.
Que
pensez-vous des expériences dernièrement de « The Artist »
et Biancaneves ?
« The Artist » c’est du pastiche, c’est de la musique
de papier peint comme on dit en anglais (wall paper music). Ce qui me gêne dans ce film c’est son côté
compassé, « Chantons sous la Pluie », c’est quand même plus rigolo
non ? Aujourd’hui, ce sont des épiciers. J’ai créé la classe de
composition de musique de film au Conservatoire en 2001, j’y suis resté
jusqu’en 2006 pour cause de retraite. J’attends toujours d’être alerté par
quelque chose de neuf. Rien n’a changé depuis les codes de 1939. Le hautbois
pour l’éveil de la nature, l’accordéon pour les scènes de port, de bars de
marins, le saxophone pour le casino, le cor anglais pour la nostalgie. A propos
de cor anglais un producteur reprochait à Auric, pour je ne sais plus quel
film, que sa musique ne faisait pas très anglaise parce qu’il n’y avait pas de
cor anglais !
Et
aujourd’hui ?
Mes
derniers coup de cœur remontent à 84 avec la musique
de « Ran » de Kurosawa écrite par Töru Takemitsu. Je trouve aussi
que Bruno Coulais a fait du bon travail sur « Microcosmos ».
Dernièrement, il y a quand même des tentatives intéressantes chez Elfman avec Burton, Badalamenti chez Lynch. La collaboration Almodovar-Iglésias est
passionnante. Celui-ci sait jouer le contrepoint, le décalage, il sait nous
surprendre. C’est un superbe musicien qui emploie des
petites formations qui suffisent à l’expression musicale dont ont besoin les
films d’Almodovar.
Iglésias n’aime pas les leitmotivs ...
Le
leitmotiv a encore de belles heures devant lui. Dans « Le Grand
Sommeil », musique de Steiner, qui
date de 1946, il revient 49 fois. C’est efficace mais très ennuyeux quand même.
Et les emprunts à
la musique classique ?
Delerue,
pour « Le Mépris », a dit qu’il avait fait de la musique à la manière
de Brahms, ça marche magnifiquement. Dans « La femme d’à Côté » on
est chez Mahler. Pour « La Nuit Américaine » il y a un mélange de la
Messe en Si de Bach et du choral de la Deuxième Symphonie d'Arthur Honegger..Tous les compositeurs de musique de film se sont inspirés
ou ont puisé dans le répertoire.
Et l’emploi de la
musique classique à proprement parler ?
Le phénomène est double : l’arrivée
du microsillon a révélé Vivaldi et c’est ainsi qu’a été utilisé ce compositeur.
En 1932, Buñel prend un extrait de la Quatrième
Symphonie de Brahms dans « Las Hurdes ». Le
succès du Deuxième Concerto pour piano de Rachmaninov vient de « Brève
Rencontre » de Lean, en 1945. Le Premier Sextuor de Brahms n’était pas
très joué, et « Les Amants » de Malle l’a remis au goût du jour. Le cas Bresson est intéressant. Ses trois premiers films
sont joués par des acteurs et il emploie de la musique originale, celle de Grunewald cousin de sa productrice. Ensuite, il ne prend
plus d’acteur professionnel ni de musique originale. Dans le « Condamné à
Mort s’est échappé » il utilise la Grande Messe en do mineur de Mozart. La
dernière scène est accompagnée du Kyrie avec intro quand l’évasion n’est pas
possible, et lorsqu'il dévisse la lucarne, le chœur, puis la musique
explosent…Michel Deville a le même itinéraire. Grunewald aussi, pour « A Cause d’une Femme »
puise dans la musique classique, et ce jusqu’à « La Petite Bande », où il prendra Cosma,
l’oncle de Vladimir, le plus doué. Deville, il lui faut le déclic d’une musique
pour écrire un film. Par exemple, pour « Le Paltoquet », c’est le
second Quatuor de Janacek. Il trouve cette musique déjantée, alors il fait un
film fou, dans un seul décor. C’était un très grand mélomane. Il notait tout. A
l’expo de la Cité on voit ses carnets. Il avait peur des compositeurs de
musique originale. Il y a pléthore d’emprunts au répertoire classique, qui ont
fait connaître au grand public des œuvres classiques.
Les
réalisateurs sont souvent paniqués face aux compositeurs de musique
originale ?
Delerue
a constaté la panique de Truffaut de ne pas pouvoir contrôler sa musique quand,
par exemple, il faisait la balance au mixage. Le plus dur pour un compositeur
c’est de mettre en confiance le réalisateur. Lorsque Georges jouait un extrait
au piano, il fallait qu’il explique l’orchestration. Aujourd’hui avec les
maquettes c’est plus facile, mais souvent les
réalisateurs s’habituent à monter avec la maquette et trouvent que l’œuvre, au
final, n’est pas aussi bien que ce qu’ils ont écouté pendant le montage. Le
problème reste entier. Deux créateurs ensemble c’est très compliqué….
Propos recueillis
par Stéphane Loison.
Gilles Mouëllic : jazz et cinéma
Auteur de plusieurs livres sur la musique
de film, « Jazz et Cinéma », « La Musique de
Film », « Improviser le Cinéma » « Musiques et Images
au Cinéma », Gilles Mouëllic est professeur à
l’Université de Rennes, où il enseigne le cinéma et la musique au cinéma.
© DR
Comment êtes-vous venu à vous
intéresser à la musique de film ?
C’est
par le jazz. J’étais jazzman, je jouais de la basse à Lorient. J’aimais Weather Report, Pastorius, avant
de découvrir Mingus. Mais être musicien de jazz demande un investissement tel
qu’il est impossible de penser à autre chose. Il faut parfaitement maîtriser
son instrument. J’ai quitté l’école très tôt, mes parents n’étaient pas très
d’accord, ils auraient aimé que je fasse des études supérieures. Moi, j’aimais
jouer, faire des concerts en Bretagne. Je m’intéressais aussi au cinéma,
j’allais voir tout ce que je pouvais. Alors j’ai passé un examen pour intégrer
la faculté et je me suis inscrit en musique. C’était très ennuyeux, mais j’ai
appris plein de choses concernant la musique savante. On n’enseignait que ce
genre de musique, la faculté était très conservatrice. Elle l’est encore. Il y
avait aussi une option qui m’intéressait particulièrement, c’était musique et
cinéma, dirigée par Jean Berthomé. Il a créé le
département cinéma à Rennes 2 ; on est fin des années 80. Ce cours
m’intéressait et j’ai décidé de faire une maîtrise sur jazz et cinéma., J’ai pris pour sujet « Shadows »
de Cassavetes, musique de Charles Mingus et Shafi Hadi.
Il y a eu beaucoup de problèmes sur ce film à propos de la musique de Mingus.
Il ne voulait pas faire de la musique
improvisée mais écrite. Cassavetes, lui, a choisi les passages où il y avait
seulement de l’improvisation dans la musique de Mingus. Ensuite il a fait
enregistrer la musique d’un saxophoniste, Shafi Hadi.
J’ai fait un DEA puis une thèse. A l’époque, il n’y avait pas de livre sur le
thème Jazz et Cinéma. Il y avait quelques articles mais pas d’ouvrage
théorique. C’était donc une bonne idée. Alors j’ai commencé à accumuler tout ce
qui concernait le sujet. J’ai rencontré des gens qui connaissaient bien le jazz
et le cinéma, comme Comolli, Jousse avec qui j’ai travaillé. Puis Alain Bergala m’a aidé dans mon travail. Le jazz a cette
spécificité qu’il existe énormément de collectionneurs, ce qui m’a permis de
voir beaucoup de films sur le sujet. Grâce à Bergala j’ai pu être publié par les Cahiers du Cinéma. Le livre est très près de ma
thèse. Il a touché aussi bien les gens du cinéma qui étaient curieux de cette
affaire de jazz que les amateurs de jazz. Il a été très bien reçu.
Avec la musique de jazz au cinéma il y a des formes
différentes d’approche. Duke Ellington, pour « Anatomy of a Murder » de Preminger, allait sur le tournage
puis écrivait au fur et à mesure. Dans « L’homme au Bras d’Or », le
jazz est prétexte, puisque le rôle principal est un batteur de jazz ; la
musique participe à l’action. Dans Anatomy il n’y a
plus de prétexte, bien que Stewart aime le jazz, est un peu pianiste et n’est
pas très orthodoxe par rapport à sa profession. Le jazz apporte aussi une
connotation érotique dans les rapports avec la jeune femme.
L’évolution du
jazz au cinéma est très simple. Dans les années quarante, le jazz correspond à
une musique d’« entertainmente » avec les
grands orchestres : Cab Calloway, c’est la musique
pour le spectacle. Puis, à partir des années cinquante, le jazz est associé aux
films noirs, à la violence, avec tous les clichés, style le détective déprimé
qui va dans un bar toujours glauque où chante une belle chanteuse de jazz.
C’est une musique fonctionnelle mais qui est ambiguë. C’est la musique des
polars.
Quel est le point
de vue de ce livre ?
C’est
voir comment le jazz peut fondamentalement servir de principe pour un certain
type de cinéma. Cette idée n’était pas claire à l’époque, et j’ai mis dix ans
pour en être persuadé. J’en parle dans le livre « Improviser le
cinéma », qui est l’aboutissement de cette idée. Comment improviser au
cinéma ? Qui improvise ? Cassavetes est un modèle. Il y a le
documentariste Rabah Ameur-Zaïmeche qui
est un passionné de jazz et qui essaye, à sa manière, de faire un film pensé à
partir du jazz. Cette forme existe en littérature. Quel geste de cinéma peut
être pensé à partir du jazz ? Pialat est un parfait exemple. C’est ce que j’ai
essayé de développer dans mon livre. C’est par le jazz que j’ai eu envie
d’écrire. J’ai eu de la chance de devenir assez rapidement chercheur et
enseignant. J’ai ainsi fait des cours d’analyse de film.
Aujourd’hui, je pense que pour comprendre le cinéma, il
faut s’intéresser aux métiers du cinéma. En ce moment, je rencontre des
monteurs, car un parallèle existe entre le montage et la rythmique du jazz. Il
y a cette pulsation propre qu’on peut retrouver dans un montage bien fait. Il y
a des monteurs qui travaillent en écoutant du jazz, ce qui leur apporte une
énergie dans leur montage. J’essaye d’analyser ce phénomène actuellement.
Est-ce en raison du goût pour le jazz qu’ont certains cinéastes aujourd’hui,
pour cette musique improvisé, qu’il y a un renouvellement des formes ? Pialat
ne voulait pas que tout soit déterminé, et qu’il y ait des intentions. Il voulait des réactions, non des intentions. Le
jazz est construit comme cela. La musique classique est déterminée par une partition,
on y met des intentions, il y a le respect de ce qui est écrit. Cantet est tout l’inverse.
Et le
rapport cinéma underground et jazz ?
C’est du free jazz. C'est le cas des films de Mekas, par exemple. Mais je ne suis pas sensible à ce
cinéma. J’aime le cinéma qui m’apprend des choses sur le monde tel qu’il est,
et qu’on me raconte des histoires.
Quels sont les
compositeurs aujourd’hui qui vous ont intéressé ?
Je ne
fonctionne jamais ainsi. Je pense, par exemple, que les musiques pour les films
de David Cronenberg sont très bonnes. Son musicien ne
m’intéresse pas en tant que compositeur, mais en tant que musicien de film de Cronenberg. Il y a un compagnonnage. Badalamenti est bon avec Lynch, ailleurs il est médiocre. J’ai du mal à séparer la musique
d’un film : c’est un tout. Quand le film ne me plaît pas, la musique ne
m’intéresse pas. Je vois un certain type de cinéma, et les films où il y a la
musique de Zimmer, je ne les vois pas. J’ai une élève
qui a fait un travail de grande qualité pour une série et parle avec beaucoup
d’enthousiasme d’un compositeur qui s’est détaché du groupe Zimmer,
et fait une musique plus personnelle. Elle va s’atteler à un travail de fond
sur John Williams. Nous avons à l’Université des jeunes docteurs issus des
études musicales, qui s’ouvrent à la musique de film.
Pouvez-vous me
parler de votre livre « Improviser le cinéma » ?
La
musique est un modèle formel pour moi. J’essaye de penser le cinéma à partir de
la musique. J’aime bien travailler sur la musique de film mais je n’écoute pas
la musique sur CD ; ça n’a d’intérêt que pour la nostalgie. J’aime bien écouter
les compilations sur les films de Godard parce que j’aime ses films. C’est un
lien nostalgique. Je préfère écouter les arrangements très complexes qu’on
arrive à faire dans les chansons actuellement. La musique de film ne
m’intéresse que dans le conglomérat musique et image. Le modèle musical m’aide
à penser le cinéma. Il y a des modèles opératiques qui au cinéma sont très
intéressants. Par exemple dans la dernière séquence du film « Le Parrain
trois », Coppola pense d’abord en termes d’opéra, avec la mort de la
fille. Il y a une maîtrise, une complexité des personnages, de l’intrigue, un
rapport au destin, à la mort. J’adore çà. Il n’y a pas de musique originale, juste
une musique réaliste d’opéra (Cavalliera Rusticana). Voilà un
exemple de musique et cinéma très réussi, très abouti. J’aime aussi le tandem
Morricone / Leone dans « Il était une fois l’Amérique ». C’est assez
pompier, une flûte de pan anachronique, mais la musique et le film ont un
projet commun, c’est cohérent. Le dernier James Bond, « Skyfall », a cette même
cohérence, la chanson d’Adèle est parfaite, il y a un équilibre. La musique
peut être puissante quand un cinéaste va jusqu’au bout de son projet ; il s’en
dégage une sorte de force poétique immédiate. C’est ce qu’on trouve chez
Fellini avec Rota, et Lynch a trouvé son Badalamenti .
Et pour le cinéma
français ?
J’adore
le cinéma français. En ce moment je suis intéressé par la technique de filmage
dans l’immédiat. J’ai beaucoup analysé « Entre les Murs » de Cantet. Il y a une musicalité très singulière due à la mise
en scène du sujet. Le travail d’un Desplat n’a
d’intérêt que par rapport aux réalisateurs avec qui il travaille. Je trouve que
des compositeurs assez médiocres, sont extraordinaires sur certains films.
Legrand, par exemple, a été très inégal. Ce que fait Carax dans « Holly Motors » est stupéfiant en termes du rapport musique et
cinéma. Avec la séquence de la musique à
l’église, avec la fanfare, il a réussi à trouver un équilibre parfait. C’est
pensé comme une scène de cinéma et non comme la captation d’une fanfare.
Quelque chose se passe de l’ordre de ce que cherchent les cinéastes dans la
musique quand elle est présente à l’image. Une forme d’immédiateté. C'est le
cas encore chez Carax, avec la séquence de Kelly Minogue dans « Holly Motors ». Le travail de
Rabah Ameur-Zaïmeche est
extrêmement intelligent. Les moments musicaux, nombreux dans « Bled number one », sont extrêmement passionnants. C’est
cette richesse, cette diversité des rapports musique et cinéma que j’étudie, et
qui m’intéressent.
Pour
en revenir au rapport spécifique musique
et cinéma, j’ai du mal à penser en termes de musique, à identifier un
compositeur en tant que tel. Je pense plus en termes de cinéma. Un film c’est
un ensemble, c’est de l’ordre de la volonté d’un réalisateur.
Avec le jazz c’est
différent, il vit tout seul.
Propos recueillis
par Stéphane Loison.
UN FILM, UNE MUSIQUE
Le
Quatuor (A Late Quartet ). Écrit et Réalisé
par Yaron Zilberman.
Avec Christopher Walken, Philip
Seymour Hoffman, Catherine Keener, Mark Ivanir. Produit par WestEnd Films / Opening Night Production.
Sortie nationale le
10 juillet 2013
Lorsque le violoncelliste d’un quatuor à
cordes de renommée mondiale apprend qu’il est atteint de la maladie de
Parkinson, l’avenir du groupe ne tient plus qu’à un fil d’archet. Entre les
émotions refoulées, les égos et les passions incontrôlables qui se déchaînent
alors, la longue amitié unissant les quatre virtuoses menace de voler en
éclats. À la veille du concert, qui célèbrera leur 25ème et sans doute ultime
anniversaire, seuls leurs liens étroits et le pouvoir de la musique peuvent
encore préserver ce qu’ils ont construit.
Pour former un quatuor il faut d’excellents
musiciens et pour jouer dans ce film il fallait un quatuor exceptionnel
d’acteurs. C’est ce qu’a réussi à réunir Yaron Zilberman.
On ne s’imagine pas, lorsqu’on écoute des
musiciens interpréter sublimement une œuvre, combien ils peuvent avoir une
vraie vie, o combien riche et douloureuse en émotions, « back
stage ». Or, c’est grâce à ce côté intime qu’ils arrivent à nous toucher
en interprétant ce qu’a écrit un compositeur, quand bien même il appartient à
une autre époque. Pas évident d’être une bonne mère, un bon amant, un bon mari,
lorsqu'on a voué sa vie entière à la musique. Yaron Zilberman, en jouant sur ce côté pile et face de musiciens
d’un quatuor, nous entraîne avec talent dans ce drame humain.
C’est le Quatuor à cordes, n°14, opus 131 en ut dièse mineur de Beethoven
qui l’a inspiré. On dit que c’est le chef d’œuvre du compositeur. Schubert, grand admirateur de
Beethoven, pensait qu’on ne pouvait plus rien écrire après ce quatuor. Cette
œuvre crépusculaire correspond bien à l’état d’âme des musiciens du film. Quand Zilberman commence, en introduction de son film avec
Christopher Walken interprétant un des fameux poèmes
de TS. Eliot sur les quatre quatuors, le ton est donné, et la structure
musicale et cinématographique aussi. Le quatuor de Beethoven est en sept
mouvements ininterrompus. C’est pour le réalisateur une métaphore. Impossible
de réaccorder les instruments au milieu de l’œuvre…Cette relation de longue
durée met inévitablement à l’épreuve les instrumentistes. Amoureux de la
musique de chambre, Zilberman cite une phrase du
premier violon du célèbre Quatuor Guarneri, Arnold Steindhardt, qui décrivait un
quatuor comme « quatre personnes qui laissent s’exprimer leur personnalité
individuelle tout en essayant de s’accorder au moyen de réflexions, de
discussions et de critiques interminables afin de donner finalement naissance à
une interprétation ». Zilberman joue sur le
chassé-croisé des histoires de ces quatre personnes comme les variations dans
l’œuvre où chaque interprète prend la parole avec son instrument, sauf le
second violon. Christopher Walken, le violoncelliste
parkinsonien, a rarement été aussi juste et prouve encore une fois quel acteur
admirable il est. Il l’avait déjà prouvé dernièrement dans ce film sensible
« A Song For Mary » (cf.
NL de 6/2013). Mais comme dans tout bon quatuor, les trois autres acteurs sont
de la même classe. Peut-être à vouloir trop en mettre, trop en dire, défaut de
ses premiers films, Zilberman s’est-il un peu
dispersé dans les histoires affectives. Mais ce n’est qu’un détail, et on vibre
à l’unisson de ces quatre artistes et de ces quatre comédiens.
Zilberman a pris comme
modèle le quatuor Emerson où, à la différence d’autres quatuors, le premier et
le second violon alternent selon les œuvres jouées. C’est aussi un des thèmes
de conflits qu’il met en scène : ce « duel » entre le premier et le
toujours second violon. La cantatrice suédoise Anne Sofie von Otter, qui joue la femme défunte de Walken, prête son concours en interprétant le « Marietta’s Song » de « Die Tote Stadt » (La Ville morte) d’Erich Korngold.
Le
Quatuor est
à écouter et à voir. Ne faites pas comme les critiques de cinéma qui sortent
pendant les génériques car la musique ne les intéresse guère. Là, écoutez
jusqu’au bout le finale de l’Opus 131, interprété par le Brentano String
Quartet.
Il y a de
trop nombreuses et bonnes versions du Quatuor opus 131 pour en proposer une.
Les autres
musiques « classique » qu'on entend dans le film sont le Quatuor N°5 de Joseph Haydn (3ème
mouvement), interprété par le Brentano String Quartet, la Suite n°4 pour violoncelle de J.S. Bach, jouée par la violoncelliste Nina Lee, du
Brentano String Quartet. Enfin Mark Steinberg, premier violon du Brentano
String Quartet, interprète « Zigeunerweisen »
op. 20 de Pablo de Sarasate.
© DR
La musique
originale et discrète est du célèbre compositeur Angelo Badalamenti.
Pour
l’anecdote, on remarquera que le quatuor n°14 opus 131 de Beethoven a été
utilisé (l’Adagio) dans le film d’Abraham Polonsky « Force of Evil »,
orchestré par David Raskin (l’auteur, entre autres,
de la musique de « Laura »).
Et on peut aussi en entendre un extrait dans la série « Why we fight », où quatre musiciens allemands le jouent
au milieu des ruines, sous l'œil des soldats américains.
Stéphane Loison.
BO en CDs
JULES ET JIM réalisateur François Truffaut, compositeur Georges
Delerue. 1CD Milan Music Universal n°399 477-2.
A l’occasion des 50 ans de la sortie du
film de François Truffaut « Jules et Jim », et de sa resortie sur les
écrans (copie restaurée), le 27 juin 2013, chez MK2, les Editions Milan Music
proposent la bande originale du film, remasterisée,
composée par Georges Delerue. « Jules et Jim » est peut-être le film
le plus emblématique de Truffaut. La chanson « Le Tourbillon » avait
été écrite sept ans plus tôt par Serge Rezvani, peintre écrivain,
auteur-compositeur-interprète, pour le couple Jeanne Moreau-Jean-Louis Richard,
le meilleur ami de Serge. C’est sous le pseudonyme de Cyrus Bassiak qu’il accompagne Jeanne Moreau sur trois notes dans le film. Cette chanson a
fait le tour du monde.
L’album contient également les musiques des
premiers films de Truffaut. : « Tirez sur le Pianiste » musique
de Delerue, avec les succulentes chansons « Framboise » et
« Marcelle », composées et chantées par le génial Boby Lapointe, et « Le Dialogue des Amoureux », écrite et chantée par
Félix Leclerc. C’est grâce au succès du thème de ce film que Georges Delerue
est devenu célèbre et qu’il sera le compositeur attitré des réalisateurs de la
Nouvelle Vague.
L’autre musique et celle de « Les
Quatre Cents Coups », film phare de l’Histoire du Cinéma. En 1959, il
gagnera le Grand Prix de la Mise en Scène à Cannes. C’était la révélation de
François Truffaut. La musique est de Jean Constantin, célèbre
auteur-compositeur de partitions cultes des années cinquante, comme
« Mon Truc en Plume » ou « Mon Manège à Moi ». Truffaut
détestait la musique de son film qui, pourtant, colle parfaitement à
l’atmosphère. Juliette Gréco chante le thème du film « Comment Voulez-Vous
». C’est le producteur qui avait imposé Jean Constantin. La musique pour
Truffaut, comme pour beaucoup de réalisateurs, était quelque chose d’angoissant
car il ne pouvait contrôler le travail du créateur comme le reste de la mise en
scène. Sa découverte de la musique de Maurice Jaubert, mort au front en 1940,
pour « l’Histoire d’Adèle H », en 1975, lui fera abandonner Delerue.
Mais il le retrouvera en 1979 pour ses quatre derniers films.
AFTER EARTH. Réalisateur M.Night Syamalan. Compositeur James Newton Howard. 1CD Sony Classical n° 88883724672.
Après
Will voici Jada dans un film SF écolo-scientologue.
C’est le père qui lance le fils au cinéma, et c’est le fils qui va sauver le
père dans le film! Tout cela serait bien sympathique si c’était une bonne série
B avec de l’humour. Mais on se prend très au sérieux dans ce blockbuster sans
grand intérêt qui nous fait découvrir que notre Terre est bien belle mais
terriblement dangereuse car il y a plein de bébêtes méchantes. A éviter, et la
Terre et le film ! Pourtant, le travail de James Newton Howard n’est pas
dénué d’intérêt. Il a commencé à étudier la musique très jeune en Californie où
il s’est spécialisé dans le piano. Dans les années 70, on l’entend auprès
d’Elton John pour qui il écrit des arrangements pour cordes, dont certaines
chansons sont célèbres, telles que « Don't Go Breaking My Heart » et « Sorry Seems To Be The Hardest Word ». Il se tourne ensuite vers la composition de musiques de film
et se confronte à la norme actuelle des studios, qui ont tendance à ce que
toutes les musiques des blockbusters se ressemblent, comme l’imposent Hans Zimmer et sa compagnie Remote Control productions avec qui J. Newton Howard travaille de temps en temps, et
pour qui il a commis « Dark Knight » !
Depuis le succès du « Sixième
Sens », Howard est le compositeur attitré de M.Night Shyamalan pour qui il a écrit ses plus belles
compositions. Pour celle-ci il a même utilisé des instruments baroques afin de
donner des sonorités naturelles pour décrire cette Terre abandonnée par les
hommes. « Kitai on Earth »
en est un bel exemple. On a droit aussi au cliché du violoncelle solo montrant
la souffrance de Cypher bloqué dans son vaisseau
spatial ; souffrance qu’hélas big Will joue de manière ridicule. Au cours du film,
la musique n’est pas envahissante et colle bien aux paysages réels de notre
chère planète d’une beauté écrasante. Il y a bien des influences de Zimmer, lorsque le môme court, échappe aux dangers de tous
ordres - « Bird Attack »,
« Nest Battle », « Ghosting ». James Newton Howard sait bien traiter les cordes, écrire un joli thème qu’on
entend au piano. Il connaît bien son métier et ce CD le prouve. Cette musique
est dans l’axe pour être nommée au prochain Oscar ! On peut réécouter ou
découvrir des musiques que James Newton Howard a écrit,
comme « Le Fugitif », « Waterworld »,
« L’Associé du Diable » et, bien sûr, « Sixième Sens ».
OLD BOY. Réalisateur Chan-Wook Park. Musique de Cho Young Wuk. 1 CD Milan Music / Universal n°399 482-2.
THIRST. Réalisateur Chan-Wokk Park. Musique de Cho Young Wuk.1 CD Milan Music / Universal n°399 311-2
Le CD de « Old Boy » est de nouveau dans les bacs aujourd’hui pour le dixième
anniversaire du film. Voilà dix ans, en effet, « Old Boy » révélait la vitalité du cinéma coréen. Il est devenu un
grand classique, une sorte de film culte. Il fait partie de la « trilogie
de la Vengeance », avec « Sympathy for Mr
Vengeance » et « Lady Vengeance ». Il a obtenu, à Cannes, le
Grand Prix du Jury, et de nombreux prix en Asie.
« Thirst »,
du même réalisateur, n’avait pas laissé, lui aussi, le public indifférent et
fut récompensé à Cannes. La BO de « Thirst », également de Cho
Young Wuk, compositeur attitré de Chan-Wook Park, est aussi délirante que le film. S’y entremêlent
de la musique baroque, de la musique brahmsienne, du romantisme exacerbé, avec
de l’électronique. Le fantastique est bien présent dans cette BO, comme l’est
ce film de vampire moderne...
La musique de « Old Boy » retransmet, elle aussi, cette ambiance anxiogène et
onirique que distille le film avec des envolées lyriques romantiques, des
valses décadentes et des coups de revolver qui nous font nous souvenir des
moments forts de ce thriller noir et violent. Le CD se termine, bien sûr, avec
« The last waltz » et ce son du vent sur le
paysage enneigé de la dernière scène du film.
MAN OF
STEEL. Réalisateur Zack Snyder. Compositeur
Hans Zimmer. 1CD Sony Classical n°8883715392
Zack Snyder,
réalisateur de talent, nous avait offert « Dawn of the Dead », puis le film culte « 300 », ou « Watchmen »,
et le film le plus déjanté de ces dernières années « Sucker Punch », tous avec des bandes sonores à la hauteur de
ses films, composées par un musicien de talent, Tyler Bates. Depuis la musique
de « 300 » est devenue culte ! Alors pourquoi avec cet auteur,
pour ce film qui n’est, certes, pas nul, n’a-t-il pas continué à travailler
avec son compositeur préféré ? Est-ce parce qu’il a fabriqué une grosse
machine de studio, qu’il s'est senti obligé de prendre Hans Zimmer et sa musique au mètre ? Alors, on lui pardonnerait. Mais hélas, cette
musique, entendue mille fois, n’a aucun intérêt, comme tout ce que nous offre
la boîte de Zimmer depuis quelques années. C’est la norme Hollywoodienne ! Vive l’exception culturelle !
On pense à ce échange : « What are you
going to do when you are not saving the world Clark Kent ? » Réponse : « I’m listening good music. Do you
remember John Williams’ music for 'Superman' ? With his music I could fly ! »
STAR TREK « into darkness ». Réalisateur J.J.Abrams. Compositeur Michael Giacchino.
1CD Varese Sarabande
On
ne change pas une équipe qui gagne ! Le tandem Abrams/Giacchino avait fait des merveilles avec le précédent opus
de la série « Star Trek ». Giacchino plusieurs fois récompensé pour ses musiques (« Lost »,
« Mission Impossible », « Là haut »…), est actuellement le
plus doué des compositeurs de musique de film. Avec un film sombre il s’amuse à
écrire des musiques plus légères. Il y a même de l’humour, une certaine manière
de ne pas se prendre trop au sérieux, dans ce genre de film de SF. Giacchino est l’antithèse de Zimmer.
Il n’y va pas avec ses gros souliers dans les scènes d’action, et n'a pas
besoin d’en faire des tonnes avec des percussions à tout va. Non, il écrit de
la bonne musique, qui permet de créer l’atmosphère sans surcharger les effets
spéciaux visuels. Il fait son job de compositeur et ça marche. La BO du
précédent était fantastique tout comme le film. On pensait qu’ils ne pourraient
pas faire mieux. Or, là, le réalisateur et le compositeur se surpassent, et
c'est tant mieux pour nous. Il y a des réminiscences amusantes dans cette
musique, des hommages, dirons-nous, au précédent Star Trek. Voilà une BO
qui colle avec le travail de Abrams et qui s’écoute avec un réel plaisir.
Stéphane Loison.
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