Thomas Mougel est étudiant au CNSMD de Paris. Il y suit parallèlement les cursus d’analyse et d’écriture musicale, où il a déjà obtenu les prix d’harmonie et de contrepoint. Passionné par la musique de César Franck, il réalise en 2019 un dossier sur le Prélude Choral et Fugue pour son DEM d’analyse au CRR de Lyon que reprend en partie cet article. Par ailleurs, il envisage actuellement la composition de pièces de musique de chambre en association de textes récités.
Contexte historique
En 1884, César Franck, alors âgé de 62 ans, compose pour le piano le Prélude, Choral et Fugue. Il tire ses revenus de la classe d'orgue qu'il tient au conservatoire, de sa fonction d'organiste à l'église Sainte-Clotilde et des compositions qu'il fait éditer. Bien que Franck ait été un pianiste virtuose reconnu très jeune, il a pris, à partir des années 1850, la direction de l'orgue ; et c'est avant tout comme organiste que le grand public se souviendra de lui. Depuis lors, ses compositions pour le piano sont devenues rares. Néanmoins, la dernière décennie de la vie de Franck est marquée par un important foisonnement dans le domaine de la composition. Il revient à des genres délaissés depuis sa jeunesse. Pour la musique de chambre, le piano est mis à profit dans deux grandes œuvres qui encerclent temporellement le Prélude, Choral et Fugue et dont les visées formelles se rejoignent : le Quintette en fa mineur, composé entre 1878 et 1879, et la Sonate pour piano et violon, datant de 1886 ; deux pièces importantes qui entourent celle qui nous intéresse ici, cette fois du côté du piano concertant. Proches dans le temps viennent : Les Djinns, achevés en 1884, un peu avant le Prélude, Choral et Fugue, puis les Variations symphoniques, terminées en 1885. Deux œuvres pour piano seul succéderont au Prélude, Choral et Fugue : Danse lente et Prélude Aria et Final1.
Portrait pour la tombe de César Franck, fondu dans le bronze à partir d'un médaillon d'Auguste Rodin de 1891.
Source musee-rodin.fr
Rappelons qu'au moment de la composition de cette pièce, Franck est un membre actif de la Société Nationale de Musique. Il en est d'ailleurs l'un des fondateur et en devient président en 1886. Par ce biais, l'organiste de Sainte-Clotilde se place en défenseur d'une nouvelle musique de chambre, qu'il peut faire jouer et entendre. À cette époque, c’est le genre opératique et ses diverses formes qui dominent le monde musical français. Outre l'abondante littérature mondaine pour le piano, peu dont les noms sont restés écrivent pour l'instrument solo en ce début des années 1880. On notera toutefois l'arrivée des premières grandes pièces de Fauré qui viennent renouveler le genre. La première Barcarolle est composée entre 1881 et 1882. Surviennent aussi d'importantes pièces de Chabrier comme les Dix Pièces pittoresques (1881) dont Franck déclara : « Nous venons d'entendre quelque chose d'extraordinaire, une musique qui relie notre temps à celui de Couperin et de Rameau ». Liszt, à cet instant, atteint ses dernières années, mais détient encore en Europe comme en France un certain monopole sur le genre.
La pièce de Franck est jouée pour la première fois à un concert de la SNM en janvier 1885. Marie Poitevin, pianiste et dédicataire de l’œuvre, obtient un triomphe auprès du public. Pas de critiques virulentes et l'admiration des partisans de Franck se renouvelle : c'est un succès. L’œuvre est éditée la même année par l'entreprise familiale Enoch (qui publie aussi Messager et Chabrier). La décennie 1880 marque le début de la véritable reconnaissance du génie de Franck qui, quelques mois après l'audition de sa pièce reçoit la croix de la Légion d'honneur pour sa quinzième année en tant que professeur d'orgue au conservatoire. Le Prélude, Choral et Fugue reste aujourd'hui un monument du genre. Cortot le dira être « un des dix plus grands chefs-d’œuvre de la littérature de piano ».
L'invention d'un triptyque particulier
La forme en trois grandes parties n'est pas une exception chez Franck. Plusieurs de ses grandes œuvres réemploient des modèles classiques de formes prévoyant généralement quatre parties, en les ramenant à trois. C'est le cas de la Symphonie en ré mineur (création en 1889) ou du Quintette avec piano (1880). Dans le domaine symphonique, le principe se retrouve chez plusieurs compositeurs proches de Franck comme Vincent D'Indy (Symphonie sur un chant montagnard français 1887), Chausson (Symphonie en sib majeur 1891) ou Paul Dukas (Symphonie en ut mineur 1897) qui écrivent tous des symphonies en trois mouvements.
Trois pièces de Franck transforment les diptyques baroques de Bach issu de son répertoire pour orgue en triptyques : le Prélude, Fugue et Variation pour orgue, puis le Prélude, Choral et Fugue et le Prélude, Aria et Final pour piano. Les modèles du Kantor de Leipzig sont construits le plus souvent d'un mouvement introductif libre (prélude, fantaisie, toccata) suivi du mouvement parfaitement régulé qu'est la fugue. Il semble que seule la Toccata, Adagio et Fugue soit articulée en trois membres dans le répertoire de son prédécesseur baroque. Hors de l’œuvre de Bach, Joël-Marie Fauquet nous signale dans son ouvrage intitulé César Franck que « dans l'op. 35 n°1 pour piano de Mendelssohn-Bartholdy par exemple, un choral sert de lien entre le prélude et la fugue. » [p. 605-606]
Par ailleurs, on peut remarquer que l'organisation par Franck de ces œuvres en trois parties se retrouve même dans le fréquent groupement par trois ou six de ses pièces pour orgue : Trois Antiennes, Six pièces pour Grand Orgue, Trois pièces pour Grand Orgue, Trois Chorals.
En réalité, cette abondance de formes en trois mouvements chez le compositeur provient avant tout de sa volonté de conception d’œuvres cohérentes à grande échelle. En effet, la plupart des grandes pièces de maturité de Franck viennent confronter, à l'approche de la fin du dernier mouvement, les éléments capitaux des mouvements antérieurs (ce qu'on appelle la forme cyclique). Ce principe implique de ne pas trop multiplier le nombre d'idées musicales tout en gardant la richesse de contraste qu'offre la pluralité des mouvements (par exemple, la possibilité de créer le contraste lent-vif-lent). C'est la raison pour laquelle la forme en trois mouvements est parfaitement adaptée. N'oublions pas non plus qu'avec l'utilisation récurrente des trois mouvements et au symbole religieux évident auquel ce chiffre renvoie, c’est la fervente croyance chrétienne de Franck qui transparaît.
manuscrit autographe des Variations Symphoniques, source gallica.bnf.fr / BnF
Aspect général en comparaison avec le Prélude, Fugue et Variation
Composé entre 1860 et 1862, le Prélude, Fugue et Variation est la première tentative de réemploi d'un diptyque de Bach par Franck. En réalité, l’œuvre est loin d'atteindre les dimensions que prendra le Prélude, Choral et Fugue près de vingt ans plus tard. Le premier triptyque dure environ dix minutes et appartient au recueil des six pièces d'orgue, tandis que le second approche d'une vingtaine de minutes et constitue une œuvre indépendante. L'unité de la pièce n'est pas non plus gérée de la même manière : dans le Prélude, Fugue et Variation, un très court Lento lie le prélude et la fugue. La fugue sert d'intermède au retour varié du choral. Il n'y a pas de forme cyclique. Dans le Prélude, Choral et Fugue, chaque mouvement possède ses propres matériaux thématiques tout en contenant subtilement ceux qui permettront de construire le sujet de la fugue. Une fois la fugue bien avancée, Franck réalise le tour de force de superposer les éléments fondamentaux de chaque partie avant de conclure. Si la marque de l'organiste de Sainte-Clotilde se ressent dans les deux morceaux, le langage harmonique a toutefois bien évolué. La musique aux attractions tonales simples et parsemées de quelques colorations bien choisies du Prélude, Fugue et Variation laisse place à une musique au chromatisme omniprésent usant de nouveaux accords de tension.
Pourquoi l'ajout d'un Choral à la forme de Bach ?
Le choix d'insérer à la forme de Bach un choral est tout à fait singulier. Choix d'autant plus curieux que le choral tombait déjà en désuétude au XVIIIe siècle. Son utilisation par Franck fait figure d’archaïsme. En réalité, l’œuvre tout entière se place en regard du passé et en comparaison à ce que Bach a produit. Ce choral a plusieurs fonctions : il est le vecteur du message religieux que l'auteur des Béatitudes à voulu intégrer à cette pièce d'apparente « musique pure » ; mais il s’agit d’un message religieux indéfini du fait qu’il ne ne se rapporte à aucun texte, à aucun choral déjà existant. En outre, il est l'élément de contraste essentiel dans l'articulation des idées de la pièce, la verticalité de son écriture rompant tout autant avec les deux autres mouvements. La simplicité de son thème rend sa réapparition finale d'autant plus éclatante.
Proximité et éloignement du Prélude, Choral et Fugue au regard du modèle de Bach
Très jeune Franck est confronté au contrepoint. Dès l'âge de dix ans, il entre au Conservatoire de Liège dans la classe d'harmonie de Daussoigne qui attache particulièrement d'importance au travail contrapuntique. Plus tard à Paris, il suit l'enseignement de Reicha durant onze mois puis celui de Leborne. Il obtient à dix-sept ans et demi le premier prix à l'unanimité du Conservatoire dans la discipline (partagé avec un autre candidat) après avoir réalisé une fugue à quatre parties et à trois sujets donnés par Cherubini. On sait aussi que Franck jouait fréquemment la musique d'orgue de Bach. De même, ses élèves rapportent la ferveur qu'il mettait à enseigner la musique du Kantor dans sa classe d'orgue du Conservatoire.
manuscrit autographe des Variations Symphoniques, source gallica.bnf.fr / BnF
Saint-Saëns, bien après la première exécution de l’œuvre, dans son écrit Les idées de M. Vincent d'Indy jugera que « le prélude n'est pas un prélude, le choral n'est pas un choral et la fugue n'est pas une fugue... ». Cependant il est évident que la pièce de Franck n'est pas à la manière de Bach. Le titre est avant tout un hommage direct au grand musicien, tandis que le contenu est, quant à lui, librement inspiré du modèle baroque.
Le premier thème du Prélude (qui démarre l’œuvre) est construit sur la répétition systématique d'une formule arpégée et peu thématique, s'adaptant aux accords qu'elle rencontre. C'est un principe qui régit de nombreux préludes de Bach (ex : Prélude I du Clavier bien tempéré 1er livre, conçu sur ce modèle jusqu'aux trois dernières mesures). Le second thème du Prélude (début mes. 8), beaucoup plus mélodique et qui échappe au systématisme d'arpège précédant, affiche un romantisme exacerbé dont les liens avec le langage de Bach semblent plus lointains. Rappelons pourtant que si les préludes de Bach n'ont pas de forme strictement définie et sont souvent assez unitaires, certains procèdent comme dans celui de Franck de l'opposition de deux idées principales (ex. Prélude VII clavier bien tempéré 1er livre).
Le thème du Choral partage l'homorythmie et l'énonciation d'une mélodie très simple avec le traitement baroque des chorals luthériens. Signalons que l'arpègement en grands accords qu'applique Franck ne permet pas de mouvements de croches dans les voix internes (notes de passages, etc.), lesquelles sont en revanche constitutives du style de Bach. Les intermèdes modulants qui séparent les occurrences du thème du Choral semblent, de leur côté, ne tenir en rien du modèle.
Enfin, la Fugue démarre parfaitement dans les règles de l’art pour s'en éloigner pas à pas. Hormis l'harmonie moderne employée, l'exposition se fait dans la norme. Dans les divertissements qui suivent, le sujet est partout présent mais arabesques et formules d'arpèges lisztiens se multiplient et viennent cohabiter avec lui. Comme avec Bach, la plupart des entrés se font dans les tons voisins. Cependant certaines d'entres elles sont énoncées dans des tons plus lointains. La fin de la section Fugue ne correspond par contre plus tout à fait l’acception qu'en donne Bach : prend place un jeu de réénonciation des thèmes précédents et de superposition de ceux-ci. L'habile contrepoint permettant d'assembler les trois grands thèmes de l'ensemble reste cependant complètement dans l'esprit de la fugue.
[1] Cet article qui constitue une analyse détaillée de l’œuvre sera publié sur plusieurs numéros. L’auteur nous invite à écouter la version de Sokolov (https://www.youtube.com/watch?v=4CbCATOzug8&t).
Bibliographie :
Fauquet, Joël-Marie. César Franck. Fayard, 1999.
Vallas, Léon. La véritable histoire de César Franck. Flammarion, 1955.
D'Indy, Vincent. César Franck. Félix Alcan, 1906.
Gallois, Jean. Franck. Seuil collection Solfèges, 1966.
Thomas MOUGEL
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