Le compositeur Sir John Tavener, disparu en 2014, peu avant son 70ème anniversaire, fut une grande figure de la musique britannique. Il fut soit violemment critiqué, soit couvert de louanges. Cet ermite qui amusait ceux qui le connaissaient, irritait parfois ceux qui étaient mis à l’écart de ses confidences.
Né en 1944 dans une famille aisée (l'entreprise familiale qu'il nommait «les grands constructeurs et décorateurs” existe encore), Tavener révéla très tôt ses dons musicaux, au sein d’une famille où la musique était déjà la tradition, son père étant organiste dans une église presbytérienne. Ses premières rencontres musicales, comme il aimait souvent le rappeler, furent la Flûte enchantée de Mozart qu'il alla voir à Glyndebourne avec Rhoda Birley, et le Canticum Sacrum de Stravinsky qui lui donna envie d'écrire de la musique. Il commença donc à composer à Highgate School, en 1957, où le directeur le dispensa de certaines matières afin de lui permettre de développer ses compétences musicales. Il chantait également dans le chœur et jouait du piano à un niveau avancé : en 1961, il interprète le deuxième concerto pour piano de Chostakovitch avec l'Orchestre National des Jeunes et devient, la même année, chef de choeur et organiste à l'église presbytérienne St John à Kensington (plus tard
reconvertie en église copte orthodoxe, et que j'ai eu la chance de visiter avec lui).
En 1962, Tavener entre à la Royal Academy of Music et étudie avec Lennox Berkeley, dont il garde de bons souvenirs. Il abandonne alors les leçons de piano pour se concentrer sur la composition. Il compose cette même année une pièce chorale intitulée Genesis et la cantate The Cappemakers, dérivée de l'un des Chester Mystery Plays et mis en scène par Lady Birley lors d'un festival qu'elle organisa à Cheltenham en 1964. La même année, en juillet, la London Bach Society de Paul Steinitz créera les Trois Saints-Sonnets de John Donne, œuvres auxquelles Tavener a conservé son affection toute sa vie, en y voyant le début de sa véritable voix compositionnelle.
À cette époque, il étudie avec le compositeur australien David Lumsdaine, qui lui fait connaître des musiques d'avant-garde. Tavener se souviendra que Lumsdaine pensait que la plupart des portes qu'il ouvrait à ses élèves se refermaient aussitôt. Il compose à cette période une autre Cantate, Cain et Abel, d’influence Stravinskienne, qui obtient le prix international Rainier de Monaco. Mais le succès de Tavener verra réellement le jour avec The Whale, écrit en 1967. Un film datant de cette époque montre le compositeur parler de l’ambition qu’il avait de donner la pièce à Lady Birley tithe the Barn. Mais le destin lui réserve un sort encore plus favorable ; cette oeuvre sera créée lors du concert inaugural du London Sinfonietta au Queen Elizabeth Hall en janvier 1968. Aucune pièce n'aurait pu être mieux conçue pour faire sensation : allant des récitations descriptives de la baleine (the whale) de l'Encyclopédie Collins (lues à la première par le fameux récitant Alvar Lidell) jusqu’à l'improvisation et au collage de bandes dessinées, cette musique était l'antidote parfait à ce que Tavener nommait “les sérialistes pompeux”. Il prévoyait aussi qu'il ne serait plus capable d'écrire une telle musique quand il serait plus âgé.
Les couleurs trouvées dans The Whale se développeront par la suite dans In Alium (1968), commandé par la BBC pour les Proms, et dans le Celtic Requiem (1969), une commande du London Sinfonietta. Alium, est également construit comme un collage, avec l’écriture d’une voix de soprano particulièrement aiguë que Tavener aimera tout au long de sa vie, ainsi qu’un traitement harmonique riche, rappelant Messiaen. L’effet sur le public fut remarquable : un critique l'a décrit comme un "love-in musical", en notant que les couples dans le public se tenaient par la main. Un vote fut organisé afin de déterminer laquelle des trois pièces du concert serait donnée en bis (les autres pièces étaient signées de Don Banks et Thea Musgrave), vote que Tavener remporta haut la main.
Le Celtic Requiem constitue en quelque sorte le point culminant de la «période du collage», superposant comptines d’enfants, poésie irlandaise,et textes de Henry Vaughan et du Cardinal Newman, sur la structure de la Messe du Requiem. L’ écriture est brusquement très disjointe avec une série d’accords d’orgues ténébreux juxtaposés à l'extraordinaire émergence pianissimo du 'Lead, kindly light' de Newman, chanté en canon “sur lui-même”, comme s’il surgissait du chaos : c’est un moment qu’il disait inspiré de son écoute lors des obsèques de Mahatma Gandhi auxquelles il avait assisté. Le Celtic Requiem et The Whale ont tous deux été enregistrés sur Apple Records - l'entreprise familiale avait déjà travaillé pour les Beatles; et le frère de John, Roger, donna une cassette de The Whale à Ringo Starr : Tavener se retrouva alors non seulement dans la presse musicale, mais aussi dans des revues telles que Vogue.
Avec le monumental Últimos Ritos (1969-72), Tavener s'intéressa particulièrement au catholicisme romain, y incorporant ses oeuvres Nomini Jesu et Coplas. Ce choix fut influencé par son amour pour la poésie de St Jean de la Croix qu’il avait redécouvert tard dans sa vie. La création de cette oeuvre au Holland Festival en 1974 fut problématique en raison de la fragilité des technologies de l’époque, avec un magnétophone qui ne cessait de tomber en panne; mais elle jouira par la suite d’un immense succès. Le Requiem pour le père Malachy date la même époque (1972): la première version en fut initialement interprétée par le Winchester Cathedral Choir sous la direction de Martin Neary, et marqua le début d'une longue collaboration amicale. Cette pièce à la fois magique et austère fut ensuite enregistrée par The King's Singers pour RCA.
Les événements qui suivent marquent un tournant dans la vie de Tavener. À la demande de Benjamin Britten, Covent Garden lui commande un opéra, pour lequel il choisit comme sujet St Thérèse de Lisieux. Le librettiste qu'il finît par trouver pour assumer cette tâche (mais qui n’a jamais beaucoup apprécié le sujet) était l'Irlandais Gerald Mc Larnon, converti à la religion orthodoxe. L'histoire tumultueuse de l'écriture du livret et de la musique fut finalement achevée en 1976, mais les conflits personnels impliqués dans la décision de la distribution de l'œuvre se répercutent alors dans l'échec de Thérèse en 1979 lorsque l’opéra est finalement mis en scène. A la même période, le bref mariage de Tavener avec la danseuse grecque Victoria Maragopoulou s'effondre. Le compositeur sombre dans l’alcoolisme (avec McLarnon notamment). Il traverse alors une crise spirituelle, qui entraîne de surcroît une crise musicale - crise tout à fait audible dans son opéra, où une incroyable violence est compensée par les «alléluias» slaves qui l'encadrent calmement. Tavener m'avait dit un jour , lorsque j'étudiais avec lui, que ces 'Alléluias' étaient les seules parties de l’oeuvre qu'il aimait encore, mais, comme sur beaucoup d’autres points, il porta un regard encore différent sur son opéra par la suite, estimant qu'il n'avait pas été bien compris.
La crise spirituelle prit fin lors de sa conversion à l'Église Orthodoxe Russe par Anthony de Sourozh. En 1977, la composition de deux œuvres majeures marque ce changement : Kyklike Kinesis, pour soprano solo, chœur, violoncelle solo et orchestre, et la liturgie de Saint Jean Chrysostome. La première met en scène le Magnificat en hébreu, le choeur chantant en grec : c’est une œuvre exotique, doucement dissonante, et qui mérite d'être reprise ; tandis que la seconde oeuvre répond à une commande du russe Anthony. Cette expérience plongea Tavener dans un nouvel environnement, mais quand sa pièce fût chantée à la cathédrale russe, la congrégation fustigea le compositeur en disant qu’il n’entendait rien à la tradition orthodoxe. Ce jugement n’étant pas entièrement infondé, et Tavener commença à étudier ce répertoire qui lui était encore étranger. Il continua en même temps à composer une pièce qui témoigne à la fois d’un nouveau lyrisme et d’un contrôle magistral et abouti de la forme dramatique: Akhmatova Requiem (1979-80). L’oeuvre fut crée en 1981 au Festival d'Édimbourg, puis reprise aux Proms, sous Gennadi Rozhdestvensky. Le bruit du public se levant pour quitter la salle est audible même dans l’enregistrement radiophonique. L'œuvre est pourtant un chef-d'œuvre, et gagnerait à être reconsidérée en Grande-Bretagne. En Russie, en 1989, Rozhdestvensky redonnera la pièce, triomphalement et en présence du compositeur. Hélas, cette période marque aussi le début de ses problèmes de santé; il est victime d’une attaque au volant de sa voiture en juin 1980, trois mois après avoir terminé la partition d'Akhmatova.
Le nouveau style lyrique de Tavener et son immersion dans les traditions de la musique ecclésiastique orthodoxe aboutira à une longue suite d'œuvres chorales qui débute réellement avec le stupéfiant et hiératique Grand Canon de Saint-André de Crète (1980), œuvre symbolique due à deux nouvelles connexions : avec Mother Thekla, Abbesse du monastère de l'Assomption (Yorkshire) et avec les Tallis Scholars. La rencontre avec Mère Thekla fût d'une importance fondamentale pour Tavener et dura jusqu'à son nouveau changement d'orientation spirituelle. La collaboration avec les Tallis Scholar se poursuivit : Requiem Fragments, la nouvelle pièce qui leur est dédié, attend sa création. Au début des années 1980, Peter Phillips élargit le répertoire des Tallis Scholars pour inclure la musique sacrée médiévale russe. La maison de disques Gimell permettra alors l’enregistrement de pièces de Rachmaninov, Stravinsky, ainsi que le Grand Canon de Tavener. En 1982, le célèbre The Lamb est chanté et diffusé par King’s College à Cambridge. La création de Ikon of Light, pièce écrite l'année suivante, sera plus significative pour le compositeur, bien que d'un impact médiatique moindre. Cette pièce exprime de façon flamboyante et affirmée la pensée de l'Orthodoxie par une musique lumineuse et calculée mathématiquement. Les années suivantes ont été extrêmement productives pour Tavener avec le Vigil Service (1984) encore méconnu, exécuté pour la première fois dans un cadre liturgique à la Christ Church Cathedral d’Oxford, par le clergé orthodoxe (Mgr Kallistos de Diokleia) et le chœur de la cathédrale de Francis Grier ; la cantate austère mais consolante Eis Thanaton (1985), l'une des nombreuses œuvres à la mémoire de la mère du compositeur, dont la mort faillit amener le compositeur à cesser complètement d'écrire; le monumental Akathist of Thanksgiving (1987) pour solistes, choeur et orchestre, et le plus célèbre, The Protecting Veil (1988).
Cette dernière pièce représente divers aspects de la vie de la la Vierge Marie et rendit à nouveau le compositeur célèbre pour un temps. Steven Isserlis - qui avait commandé cette nouvelle pièce, pour violoncelle solo et cordes et qui dure près de 50 minutes- ne s'attendait pas à ce que l'œuvre se concrétise finalement, et fut surpris par son caractère rhapsodique (bien que minutieusement calculée). Tavener lui-même avait des doutes, craignant que cela ne soit perçu comme une sorte d'effusion romantique (le caractère de la pièce est en effet très exalté), mais cela semblait être ce dont le public avait besoin: personne ne prédisait son succès aux Proms en 1989. L'enregistrement de Virgin Classics finalement apparu en 1992, est devenu un best-seller.
Ce succès ouvrît la voie vers des œuvres ambitieuses, comme l'opéra Mary of Egypt (1989), décrit par le compositeur comme une "icône en mouvement", et les grands oratorios The Apocalypse (1991) et Fall and Resurrection (1997). Ce dernier fut achevé après une intervention cardiaque, rendue nécessaire par les conséquences de la maladie congénitale dont il souffrait (syndrome de Marfan). En cette même année 1997 il se marie pour la deuxième fois avec Maryanna Schaefer qu’il connaissait depuis 1985. Tavener compose énormément durant cette période: God is with us (1987) et Today the virgin (1989) ne sont que deux exemples des oeuvres qui sont entrés dans le répertoire des chœurs amateurs et professionnels dans le monde entier. C’est à cette époque qu’il compose également des oeuvres instrumentales sublimes : les quatuors à cordes The Hidden Treasure (1989), Diódia (1995), et des œuvres de chambre telles que le magistral The Hidden Face (1996).
En 2000, au South Bank de Londres, un grand festival est exclusivement dédié au travail de Tavener, et il est fait Chevalier de la New Year’s Honours list. La même année, il écrit Lamentations and Praises (2000), pour Chanticleer, dernier ouvrage de grande envergure conçu directement et exclusivement sur des thèmes orthodoxes. À cette époque, il est passionné par le pérennialisme qui l’avait d’ailleurs toujours intéressé (Je me souviens avoir discuté avec lui des écrits de René Guénon, et il m’avait également présenté au peintre Cecil Collins et à Brian Keeble, qui dirigeait maison d'édition pérennialiste Golgonooza Press), puis il commença aussi à découvrir d’autres traditions religieuses. Lament for Jerusalem (2000) témoigne des quêtes spirituelles de cette époque, rassemblant des éléments du christianisme, du Judaïsme et de l'Islam dans une «chanson d'amour mystique».
Les pièces qui suivent, par le texte qu’elles mettent en musique, parcourent encore d’autres traditions religieuses: Shunya (2003) est une œuvre d’inspiration bouddhiste , et le très controversé The Beautiful Names (2004) utilise des versets coraniques. Par la suite, le pérennialisme reprit le dessus, et le sentiment universel qu’il communiquait au compositeur le conduisit, notamment sous l'influence du métaphysicien suisse Frithjof Schuon à une forme d’accomplissement, et au succès critique, imprévisible, du Veil of the Temple (2002). Tavener parlait souvent de Stockhausen, et c’est sûrement dans cette pièce qu'il se trouve au plus proche de la vision cosmique de ce dernier.
Le magnifique et profond Requiem (2007) semble se rattacher clairement à cette tradition mystique anglaise de Elgar, Holst et Foulds. Lors de sa création à Liverpool en février 2008, Tavener venait d'être ramené en Angleterre après une lourde intervention cardiaque en Suisse et il ne put s’y rendre. Il continua cependant à composer, et Towards Silence (2008), pour quatre quatuors à cordes et timbres tibétains, est une musique qui ne ressemble à aucune autre et dans laquelle il se confronte au sentiment de sa propre mort.
Malgré une lourde maladie et une douleur physique constante, Tavener continua d’écrire des œuvres qui mériteraient d’être entendues. Il est intéressant de noter qu'il soit revenu, tard dans sa vie, sur Shakespeare et sur des poètes comme l’auteur métaphysique Henry Vaughan, dont il fait des citations dans son Requiem Celtique.Quelques jours avant sa mort, nous avions parlé de Dante au téléphone. Derrière ses partis pris, c’était un esprit très ouvert, qui pouvait être apprécié au moment d'un repas dans un restaurant grec, avec une bouteille ou deux de Retsina.
Des proches de John Tavener restent aujourd’hui sa femme Maryanna et leurs trois enfants, Theodora, Sophia et Orlando.
Ivan Moody (traduction Jonathan Bell)
L’original est disponible à l’adresse suivante:
https://www.academia.edu/6053587/Obituary_Sir_John_Tavener_1944-2013_IRR_January_2014