« Appassionata » est la dénomination posthume de la Sonate pour piano op.57 donnée à l'arrangement pour piano à quatre mains publié en 1838 par l'éditeur Cranz de Hambourg dans un contexte de réception « romantique » de la musique de Beethoven. Si ce « titre » donné par l'éditeur manifeste son souci d'écouler au mieux sa marchandise..., il est également le reflet de l'appropriation « romantique » de Beethoven dont la musique est considérée trop difficile à comprendre : pour pallier cette difficulté, préjudiciable pour les affaires, rien de mieux que d'y associer des images, des références implicites, voire des textes tirés des classiques Homère, Shakespeare, le Faust de Goethe...
Que révèle ce titre ? Entre appropriation romantique et passion amoureuse.
L'exemple de la Sonate dite au « Clair de lune »
Outre la « Sonata appassionata », l'autre exemple significatif de Sonate dotée d'un surnom est la Sonate pour piano op.27 n°2 surnommée « Mondscheinsonate », Sonate au Clair de lune, ou La Clair de lune, œuvre qui a été l'occasion de nombreuses représentations figurées, au point de devenir emblématique de la création de Beethoven, encore aujourd'hui.
Mondscheinsonate de Franz Stassen, litho 1904 (SB p.74)
qui montre une déesse lunaire, telle une muse, émergeant des flots
derrière un Beethoven dont on ne voit que la tête.
Pourtant « Mondscheinsonate » n'est pas un titre de Beethoven. Lors de l'édition originale chez Giovanni Capi à Vienne en mars 1802, cette Sonate composée en 1801-1802 est qualifiée, comme la Sonate op.27 n°1, de « quasi una Fantasia » et est dédiée à la comtesse Giulietta Guicciardi. Ce titre est mentionné et discuté par Wilhelm von Lenz (1803-1883) dans son essai « Beethoven et ses trois styles » paru en 1852 à Saint-Pétersbourg ; il l'attribue au poète Rellstab qui « compare cette œuvre à une barque, visitant, par le clair de lune, les sites sauvages du lac des quatre cantons en Suisse. Le sobriquet de 'Mondscheinsonate', qui, il y a vingt ans, faisait crier au connaisseur en Allemagne, n'a pas d'autre origine. Cet Adagio est bien plutôt un monde de morts, l'épitaphe de Napoléon en musique, Adagio sulla morte d'un eroe ! » (1). Lenz reprend cette référence dans le volume 3 de son essai « Beethoven. Eine Kunststudie » (paru entre 1852 et 1860), associant ainsi cette Sonate avec le clair de lune, image qui condense les références au calme et à la mort. Lenz a été formé par Liszt (1811-1886), devenu grand prêtre du culte de Beethoven, et par Ignaz Moschelès (1794-1870) un pianiste ami de Beethoven, ce qui explique qu'il s'autorise à reprendre cette dénomination qui donne du « sens » à cette Sonate. Lenz l'attribue donc au poète Heinrich Friedrich Ludwig Rellstab (1799-1860) qui rencontra Beethoven 1825 et échangea souvent avec lui à propos de livrets d'opéra (Antigone, Attila, Orest). Pourtant pas un fois Rellstab dans ses souvenirs sur Beethoven parus en 1841, « Beethoven. Ein Bild der Erinnerung aus meinem Leben », n'évoque cette dénomination. Mais le poète a écrit une nouvelle en 1823, « Theodor. Eine musikalische Skizze », publiée en 1824 dans la Berliner Allgemeine musikalsiche Zeitung, nouvelle dans laquelle il met en scène une discussion entre deux musiciens et un mélomane sur la trilogie Mozart, Haydn et Beethoven, chacun essayant de caractériser les compositeurs par une expression adéquate. Au cours de cet échange, le mélomane décrit l'Adagio de cette Sonate en l'associant au calme d'un clair de lune sur un lac de montagne : il n'est question ni de barque, ni de Suisse. Rellstab a également utilisé l'image de barque au clair de lune, sans lien avec la Sonate, dans plusieurs poésies... Lenz s'est sans doute inspiré de ces images pour donner une description de cette Sonate op.27 en se réclamant de Rellstab, aboutissant à cette barque oscillant au « clair de lune par une calme nuit d'août » sur le lac suisse des Quatre cantons, conférant donc une vision romantique à cette musique balancée(2). Lenz a pu également s'appuyer sur Schindler qui cite le surnom de la Sonate dans sa biographie parue en 1840, et sur Carl Czerny qui dès 1840 parle de « Nachtszene » à propos de cette Sonate. D'autre part, ce surnom favorise l'association avec le dessin de J.N. Hoechle qui date de 1832 et qui montre l'appartement de Beethoven à Vienne dans le Schwarzspanierhaus avec, vu par la fenêtre, le clair de lune au-dessus de la flèche de la cathédrale Saint Étienne – image qui va dans le sens donné par Lenz de clair de lune métaphore de la mort, de l'affliction, mais également de l'inspiration. Ainsi, cette vision romantique du clair de lune fait partie des images qui accompagnent la réception de Beethoven dès la fin de sa vie en 1827, la Sonate op.27 n°2 en étant l'emblème.
La référence au poète Rellstab est l'exemple même de la recherche du « sens » d'une musique trop difficile à intégrer, à comprendre en tant que langage en soi : on tire du côté des clichés attribués au romantisme. En l'occurrence, la lumière blafarde de la lune connote l'affliction, la mort. Et ce cliché est traduit en musique par les moyens stylistiques du deuil et de la désolation (Trauerklage) : le balancement des triolets évoque la mort du Commandeur dans Don Giovanni de Mozart ; le rythme est celui d'une marche funèbre qui rappelle celle de la Sonate pour piano op.26. L'indication de jeu de l'Adagio sostenuto initial op.27 n°2 : « Si deve suonare questo pezzo delicatissimamente e senza sordino » renforce le côté planant. Quant à la tonalité d'ut dièse mineur, elle est réservée à la plainte de pénitence et à la prière d'affliction adressée à Dieu (Bussklage, trauerliche Unterredung mit Gott) et le soupir est celui de l'amitié et de l'amour insatisfait.
La mise en œuvre de la musique dans la Sonate op.27 n°2 correspond donc à la sensibilité romantique, car elle rassemble les traits d'écriture qui permettent la métaphore du clair de lune. Quand s'y ajoutent des anecdotes biographiques... une Sonate écrite pour une jeune femme, qui s'avère volage... et qui suscite le sentiment de perte d'un être cher, de l'amour malheureux : Giulietta a d'ailleurs longtemps été candidate pour « l'immortelle bien-aimée »... en fait, Beethoven a composé cette Sonate avant de tomber amoureux de Giulietta, et avant qu'elle ne lui préfère un autre compositeur, le comte von Gallenberg.
Cette volonté de conférer une dénomination pour donner un sens réduit l'œuvre, fait passer à côté des intentions de Beethoven telles qu'elles peuvent se déduire de l'étude des esquisses, du manuscrit, de la période créatrice, des modalités du choix de la dédicataire, etc.
Ainsi, au lieu d'être influencé par l'image du clair de lune, l'auditeur devrait porter son attention sur la sonorité, sur l'expression de l'émotion, sur la démarche de l'œuvre qui débouche sur un presto agitato : se fixer sur le clair de lune, qui a une signification poétique, littéraire, c'est au détriment du déroulement de la musique.
Apprivoiser les « bizarreries » de Beethoven
Également surnommée, la Sonate op.57 est donc inscrite dans le registre de la passion : Appassionata... dans le but d'« apprivoiser » cette sonate étrange dont l'Allgemeine musikalische Zeitung (IX, 1807, col.433-436) a rendu compte peu après sa publication en février 1807 à Vienne, soulignant que : « Chacun connaît l'habitude (« die Weise ») que B. a de composer de grandes Sonates ; en ce qui concerne la diversité dans l'unité, B. reste fidèle à lui-même. » Mais « dans le premier mouvement, comme dans les autres grandes Sonates il a laissé se déchaîner beaucoup trop de mauvais esprits » (« wieder viele böse Geister losgelassen ») : est-ce vraiment utile, se demande le critique, de se battre (« kämpfen ») avec tant de difficultés et d'inanités dues à la recherche « du bizarre à tout prix » ? Le critique affirme qu'il n'a rien à ajouter de plus qu'habituellement et plaint le pianiste qui se confronterait à ce mouvement. Pour le mouvement lent, le jugement est plus nuancé : ce court Andante con moto à variations est d'un très grand art, même s'il est difficile de trouver la mélodie, et si Beethoven manifeste une fois de plus le désir d'être regardé (« nach etwas ausehen »); pourtant c'est une musique qui va droit au cœur («wenn du nicht fühlst, solche Musik gehe von Herzen zu Herzen »). De même le dernier mouvement est fort apprécié par le critique qui le trouve « seelenvoll » (plein d'âme), d'une grande force et d'une grande maîtrise, en particulier le Presto est très bien venu ; d'autre part ce mouvement, contrairement au premier, est possible à jouer.
Le besoin de donner des titres signale donc le décalage entre Beethoven et les premiers auditeurs, ses contemporains qui ont du mal à suivre ses « bizarreries » ; puis il met en évidence la difficulté éprouvée par la génération romantique qui cherche pourtant à s'approprier la musique de Beethoven, y entendant la « modernité », qui caractérise cette génération, soit la mélancolie, la nostalgie, comme en témoigne Delacroix qui analyse dans son Journal du 28 février 1847 la « modernité » de Beethoven : « Je crois qu'on peut dire qu'il a vraiment reflété (...) le caractère moderne des arts à l'expression de la mélancolie et de ce qu'à tort ou à raison on appelle romantisme. » Et dans son Journal, le 29 juin 1853, après un concert chez Marcelline Czartoryska, il note que Beethoven touche « la partie douloureuse de l'imagination. Cet homme est toujours triste » ; il sait « toucher au côté mélancolique des choses ».
Pour cette réception « romantique », E.T.A. Hoffmann a joué un grand rôle dès 1810 dans son fameux article sur la Cinquième Symphonie publié dans l'Allgemeine musikalische Zeitung :
« La musique instrumentale de Beethoven nous ouvre aussi le royaume de l'immense et de l'incommensurable. Des rais incandescents zèbrent la nuit obscure ; nous apercevons des ombres titanesques (…) ; nous ne vivons que dans cette douleur qui engloutit sans les détruire l'amour, l'espérance et la joie, et veut faire éclater notre poitrine en unissant toutes les passions dans un tutti formidable – et nous sommes des visionnaires émerveillés.
« La musique de Beethoven suscite le frisson, la crainte, l'épouvante, la douleur et éveille cette nostalgie infinie qui est l'essence même du romantisme. »
Cette réception « romantique » est mise en évidence par les dessinateurs, graveurs qui se plaisent à montrer sur les visages et dans les attitudes, l'effet produit par la musique de Beethoven : prière, souffrance, méditation, concentration – elle ne laisse pas indifférent comme en témoigne la gravure d'Eugène Louis Lami.
Gravure d'Eugène Louis Lami (1800-1890)
Groupe d'auditeurs au Conservatoire ou Première audition
de la symphonie en la de Beethoven Dessin à la plume, rehaut d'aquarelle, 1840 – Musée de la Musique
Critiques et images témoignent donc de la révolution imposée par Beethoven : il exige une nouvelle forme d'écoute, il bouleverse les habitudes, les attentes... auxquelles tout mélomane doit savoir répondre ! Mais comme il est difficile de comprendre cette musique, on lui donne des titres....
Difficile à comprendre et à jouer : Czerny, en 1842(3), signale que jusqu'à la Sonate op.106 Beethoven tenait cette Sonate pour sa plus grande, et qu'effectivement il s'agit du « développement remarquable d'une idée puissante et colossale ». Le pianiste qui veut la jouer doit posséder beaucoup d'esprit et une grande force physique, car elle exige la perfection la plus brillante, dans un tempo rigoureusement respecté.
Une Sonate associée à la passion amoureuse
Dans son analyse de chacune des œuvres pour piano de Beethoven, Czerny signale en 1842 ce surnom de la Sonate op.57, mais il trouve qu'il n'est pas adapté : à son avis, le terme « appassionata » devrait être associé à la Sonate connue sous le nom de « Die Verliebte » (l'amoureuse) qui a été écrite dans un état de grande passion amoureuse (affirme-t-il) en 1796/97. Cette quatrième Sonate pour piano en mi bémol majeur op.7, publiée à Vienne par Artaria en 1797 est dédiée à la Comtesse Babette von Keglevics, et elle est publiée seule (l'usage était alors de les publier par trois ou par six), sous la dénomination de « Grande Sonate ». Elle fit grande impression sur les contemporains, et, pour des raisons non élucidées (peut-être en liaison avec la dédicataire), elle fut appelée « L'amoureuse » « Die Verliebte ».
Cette « Grande Sonate » se caractérise par le déploiement d'une énergie inscrite dans l'organisation du matériau sonore utilisé, ainsi que par une mise en mouvement et une animation qui l'apparente à une sorte de condensation de drame.
Le premier mouvement, de tempo rapide et dynamique, Allegro molto e con brio, à 6/8, commence par une pulsation régulière de croches sur une même note répétée (la tonique), affirmation à la fois de la tonalité choisie et du rôle thématique conféré à la pulsation et au rythme (éléments constitutifs d'un timbre). Cette énergie concentrée dans l'accord parfait et ses différentes positions, sur répétition régulière d'une même note, le mi bémol, se déploie dans des broderies qui entraînent de grandes vagues interrompues par de longs accords fortissimo et leur écho pianissimo. Si le premier thème est d'abord énergie incluse dans le rythme, le second thème de ce premier mouvement de forme sonate est lui aussi énergie concentrée, mais cette fois dans la réalisation harmonique dense d'une mélodie très simple en valeurs longues (noires pointées) qui est immédiatement intégrée dans la pulsation initiale.
Après cette énergique mise en vibration de la matière sonore, le mouvement lent, Largo, con gran espressione, en ut majeur, est ouvert par de courts motifs qui installent une atmosphère de suspension, en contraste avec l'affirmation du premier mouvement.
Cette page chargée d'émotion laisse place à un Scherzo, Allegro, dont le caractère très détendu est en total contraste avec le Trio central en mi bémol mineur qui privilégie la densité harmonique faite d'une succession ininterrompue de triolets d'arpèges brisés. Le Rondo final, dans le tempo très précis de « Poco Allegretto e grazioso » redonne son importance à la pulsation régulière (ici la double croche) qui soutient une longue phrase mélodique et dynamique, en grande partie du fait des syncopes. Rondo et forme sonate - cette organisation du matériau sonore est magnifiée par la coda, qui malgré l'intensité de son parcours se termine « decrescendo » jusqu'à pianissimo, comme si la tension ne se résolvait pas en explosant, mais qu'elle restait intérieure.
Pour rester dans le registre de la relation amoureuse, rappelons que la Sonate op.57 est associé à un moment de passion : bien que postérieure à la composition (1804-1805), il y a une histoire d'amitié amoureuse avec Marie Bigot, pianiste, d'origine française, à Vienne depuis l'été 1804, avec son mari Paul Bigot de Morogues (né à Berlin en 1765). Il fut à Vienne de l'été 1804 à l'été 1809 (donc jusqu'à la guerre), bibliothécaire du comte Andreas Rasumovsky. Marie Bigot a été la première interprète de cette Sonate qu'elle déchiffra à vue, alors que le manuscrit était endommagé par les intempéries subies lors du retour à Vienne en automne 1806 de Beethoven qui avait quitté de manière précipitée l'hospitalité du prince Lichnowsky à Grätz en Silésie. Pour remercier Marie Bigot, Beethoven lui fit cadeau du manuscrit qui se trouve donc aujourd'hui à Paris... car, si content de son interprétation, il se lia d'amitié avec elle, au point de lui proposer une promenade sans son mari ce qui fit scandale... malgré ses protestations d'innocence, le mari exigea de sa femme qu'elle cesse de voir Beethoven.
Donc la « mésaventure / malentendu» de Beethoven avec Marie Bigot fait partie également de l'histoire de cette Sonate, dont la composition n'a rien à voir avec cette aventure, même si la passion qui y est contenue peut avoir favorisé cette rencontre... Beethoven retrouvant avec le jeu de cette pianiste, l'intensité émotionnelle mise en œuvre dans cette Sonate.
Quelles acceptions de la « passion beethovénienne » dans la Sonate op.57 ?
Pour cette Sonate dans laquelle Beethoven associe détresse et énergie, lamentations, en bousculant les conventions d'écoute, Czerny trouve donc que le surnom ne correspond pas à ce qu'elle livre, car pour lui, au début XIXe siècle « appassionato » soit « leidenschaftlich » est de l'ordre du sentimental, ce que cette Sonate n'est pas selon lui... Ce surnom conféré par une réception « romantique » ne serait-il pas en fait polysémique ? Il rendrait compte de dimensions inhérentes à cette Sonate qui dépassent largement la passion amoureuse, puisque la « passion » peut se comprendre à plusieurs sens ?
Quand nous écoutons la Sonate op.57, nous constatons que cette mise en œuvre musicale dépasse largement la « passion » amoureuse, la dimension sentimentale – ce qui donne raison à Czerny – et nous pouvons y déceler plusieurs acceptions de la passion.
Passion au sens de profond désespoir
Le 1er mouvement Allegro assai à 12/8, en fa m commence par une phrase, arpège qui descend dans le très grave avant de remonter, cela sur un rythme insolite irrégulier (qui ne peut pas être associé à une marche) - cette trajectoire énigmatique se heurte à une interrogation, réitérée par le « Klopfmotiv ». Moment de suspension qui précède une sorte de chute rapide qui se heurte à nouveau à une suspension puis à une reprise de la phrase initiale avec accords massifs et syncopés. Suit une matière palpitante qui mène à un second thème mélodique, toujours dans une forme rythmique insolite (qui n'est qu'une inversion du premier thème).
Début du 1er mouvement allegro assai
Ainsi dès le début, cette Sonate est placée sous le signe du suspens, de l'interrogation – dans une sonorité fantomatique, lourde de présages, créée par l'unisson des deux mains distantes de deux octaves, relayée par un effet de masse, précédant une matière palpitante, le tout dans un jeu avec l'écoulement du temps (tempo, ritard.). Comme l'écrit André Boucourechliev dans son Beethoven (Solfège/Seuil, 1963), le climat dramatique de l'œuvre est élaboré jusque dans l'aspect physique des sons. L'exposition n'est pas reprise : mais c'est l'ensemble, développement et réexposition, qui doit être repris avant la coda. Ce déplacement de la reprise montre que le travail de composition porte sur le traitement du matériau et non sur le souci didactique de mettre dans les mémoires ce qui va être développé.
Passion au sens de l'envahissement progressif de l'exaltation
Le deuxième mouvement, Andante con moto à 2 temps en ré bémol majeur, propose une autre forme de « passion ». Le thème « dolce » est un chant très calme qui se transforme au cours des trois variations jusqu'à un sorte de paroxysme, expansion du chant intérieur brutalement interrompu par accord tendu suivi d'un rythme farouche.
Fin de la 3e variation et début Finale
Passion au sens de la fureur, du déchaînement des forces
Le Finale, Allegro ma non troppo, à 2 temps en fa mineur, commence par une déchirure : 13 accords dissonants identiques sur un rythme impérieux qui s'accélère de manière implacable à l'opposé du rythme énigmatique du début, confèrent une intensité à la matière sonore, qui se déploie ensuite sans répit : Beethoven ne lâche pas prise, l'énergie vitale est plus forte que le désespoir. La sonate se termine par un Presto, trépidation d'une grande densité sonore qui s'achève par une descente sur cinq octaves ff et se conclut par trois accords successifs, toujours ff.
La « passion beethovénienne » à l'œuvre dans d'autres composition.
Si nous reprenons ces différentes catégories de passion, nous les retrouvons dans nombre d'œuvres. Je propose quelques exemples, possible à étendre à bien d'autres.
Le désespoir du fa mineur
Il se retrouve par exemple dans le troisième mouvement lent Adagio molto e mesto, à 2/4, en fa mineur du Quatuor op.59 n°1 en fa majeur composé en même temps que la Sonate op.57 et qui est d'une très grande intensité lyrique.
L'Ouverture d'Egmont op.84 également est en fa mineur. Composée en 1809/1810, elle fait partie de la musique de scène pour le drame Egmont de Goethe : celui qui donne sa vie pour sauver la liberté de tous. Cette Ouverture, Sostenuto, ma non troppo à 3/2 / Allegro à 3/4 en fa mineur, a été publiée en décembre 1810 par Breitkopf & Härtel. Elle ouvre le drame de manière tragique : un long fa unisson forte de tout l'orchestre (sauf des timbales) dont le mode mineur, le fa mineur, ne s'impose qu'à la deuxième mesure ; un tempo lent peu fréquent, Sostenuto ma non troppo, dans une métrique large de 3/2, d'un rythme d'une grande densité et d'une grande prégnance dans une tessiture grave, dans le style d'un choral ; et l'émergence du timbre du hautbois sur un court motif mélodique qui est répercuté successivement par les clarinettes, les bassons puis les violons avant de retrouver le fa unisson fortissimo.
Début de la partition de l'Ouverture d'Egmont
Ce fa mineur est également la tonalité du Quatuor op.95 composé en plusieurs étapes : 1810 / 1811 / 1814 / 1815/16. Il a été commencé par Beethoven dans un état émotionnel dominé par la conviction que la réalité lui était hostile, qu'il ne pouvait trouver de réconfort qu'en lui-même et que son registre d'existence ne pouvait pas se situer hors de la vérité. Ensemble de dispositions émotionnelles qui l'incitèrent à s'aventurer dans une écriture en rupture avec l'attente du public : le terme de « serioso » qu'il ajouta à la désignation du tempo du Scherzo, « Allegro assai vivace ma serioso » (par un véritable oxymore, le scherzo, signifiant plaisanterie, étant l'inverse du sérieux) indique parfaitement son intention qui n'a rien à voir avec le « divertissant » (inutile de compter sur lui pour écrire le genre de quatuor « brillant », en style « concertant » à la mode alors à Vienne) – la recherche de la vérité ne pouvait être portée que par une écriture nouvelle et rigoureuse qui imposerait une attitude d'écoute sérieuse, concentrée.
Ce Quatuor se caractérise par sa concentration, et par la fonction structurelle conférée au contraste abrupt, à l'intérieur de chacun des quatre mouvements comme pour l'ensemble de l'œuvre. Pour obtenir cet effet de contraste, de rupture omniprésente, Beethoven a utilisé un matériau musical minimal (unisson, cellule rythmique impérieuse, attaque marquée, saut d'octave, accord dissonant, etc.). Le Quatuor commence par un motif à l'unisson auquel l'intensité forte, les attaques et la structure rythmique dans le tempo Allegro con brio confèrent une très grande violence (ce motif arrache l'écoute de l'auditeur). Ce motif affirme la tonalité de fa mineur par un effet de masse. Il est immédiatement suivi par une texture tendue faite de sauts d'octaves sur un rythme pointé. Le motif initial qui revient 122 fois de manière différente fait figure de point de référence absolu, transcendant le déroulement du mouvement de forme sonate sans reprise.
L'exaltation paroxystique après une descente dans le profond désespoir
Le second acte de Fidelio met en œuvre cet aspect de la passion beethovénienne. Il s'ouvre par la scène du cachot, obscur, humide : Acte II, N°11, Introduction, Récitatif et Air de Florestan en deux parties, « Gott ! welch Dunkel hier » (« Dieu, quelle obscurité »), Grave, 3/4, fa mineur ; puis « In des Lebens Frühlingstagen » (« Aux jours du printemps de la vie »), Adagio, 3/4, la bémol majeur, terminé par "Und spür' ich nicht linde" ("N'est-ce pas la douceur"), Poco Allegro, C, fa majeur. Dans la version révisée de 1814, l'Introduction en fa mineur (n°11) n'est pas modifiée, alors que le Récitatif et l'Air furent largement retravaillés au point que la seconde partie de l'Air est entièrement nouvelle avec l'ajout de « Und spür ich nicht linde, sanft säuselnde Luft ? » (« N'est-ce pas la douceur, le murmure, d'une brise ? »), partie dominée par la continuité de la ligne de chant du hautbois et les phrases haletantes de Florestan exalté par l'apparition de l'ange « liberté » qui a les traits de Leonore la femme aimée – apparition qui fait référence à celle de Clärchen à la fin d'Egmont : Egmont voit apparaître l'ange qui lui redonne confiance juste avant de mourir.
Illustration du deuxième acte de Fidelio / DR
Cette exaltation amoureuse se retrouve dans le cycle des six Lieder An die ferne Geliebte (A la bien-aimée lointaine) op.98 composé en 1816. Le thème littéraire de ces six poèmes est celui de la séparation, de l'éloignement de la bien-aimée, que "je" cherche à retrouver au moyen des différents éléments de la nature (oiseaux, vents, rivières) – en vain - si bien que la dernière solution est de lui envoyer ces poèmes pour qu'elle les chante, seule façon d'effacer le temps et l'espace qui la séparent d'elle. Le sixième Lied « Nimm sie hin denn diese Lieder » ("Accepte à présent ces Lieder") commence Andante con moto e cantabile, l'accompagnement retrouvant le calme du premier Lied, puis il devient de plus en plus dense et pianissimo sur l'évocation de la disparition des derniers rayons du soleil. Après un accord suspensif, la fin du cycle fait l'effet d'une cadence qui renoue avec le début du cercle : le piano reprend le thème du premier Lied, dans le même tempo Ziemlich langsam und mit Ausdruck (assez lent et avec expression), puis, crescendo, nach und nach geschwinder / stringendo, atteint très vite le tempo Allegro molto e con brio (mes.305) pour chanter la dernière strophe et surtout les deux derniers vers dans cette pression émotionnelle renforcée par des points d'orgue, et qui éclate dans un fortissimo de la voix soutenu par des accords très denses du piano sur un rythme régulier de croches.
L'intensité de la détermination
Une autre forme de passion est manifestée par la volonté de déployer toute son énergie pour affirmer le consentement à la vie. La musique qui mène au Finale de la Cinquième Symphonie en est un exemple paradigmatique. Cette Symphonie en ut mineur op.67 composée en 1807/1808 commence de manière tragique pour se terminer en débordement d'énergie, à tel point qu'elle suscite des émotions aux conséquences dangereuses pour certains. Ainsi, le critique Fétis rend compte de l'exécution de cette Symphonie, en février-juillet 1828 dans la Revue Musicale, en ces termes : « Une semblable création est au-dessus de la musique ; ce ne sont plus des flûtes, des cors, des violons et des basses qu'on entend, c'est le monde, c'est l'univers qui s'ébranle. » Fétis signale les applaudissements frénétiques, les auditeurs n'étant plus maîtres de leurs sentiments : « L'explosion d'enthousiasme par laquelle vous avez spontanément manifesté vos sensations, prouve que vous ne pouviez plus les maîtriser, et qu'elles vous auraient étouffé si elles n'eussent éclaté ! ». Et il affirme que « Beethoven est un téméraire qui triomphe par la violence », qu'il produit donc un effet dangereux sur les auditeurs. Pour écarter ce danger, de déchaînement de passions inquiétantes pour l'ordre établi, les critiques ne s'étendent pas sur l'écriture de cette œuvre, mais désignent le Finale comme une marche gigantesque, une marche triomphale qui fait pousser des cris d'enthousiasme.
La passion, drame et processus d'initiation à l'Antique
Outre ces différentes occurrences de la passion, une dimension de la passion de la Sonate op.57 réside dans son parcours, véritable « dramma per musica ». Beethoven a modelé une forme, en apparence traditionnelle en trois mouvements, en fonction de ses intentions expressives : il joue sur les sonorités, les oppositions de registres, les masses, les intensités, les trajectoires... le sens de la Sonate s'inscrivant dans son matériau et le traitement de ce matériau, ainsi que dans sont parcours :
- suspens du 1er mouvement qui finit ppp en disparaissant dans les profondeurs de la matière sonore par une descente de cinq octaves ;
- épanouissement du chant intérieur de l'Andante con moto, qui se heurte sur les 2 accords dissonants
- « attaca l'Allegro » aboutissant à une coda Presto qui se termine par une descente ff de cinq octaves, ponctuée par trois accords en fa mineur, affirmation d'une certitude, le tragique de la tonalité de fa mineur précédé des accords dissonants, mais la maîtrise d'une volonté de donner sens à la vie.
Dans la Sonate op.57, cette passion correspond donc à une démarche dramatique, qui est de deux ordres : l'une qui relève du registre de l'opéra et du drame, du pathos, comme dans les Sonates op.2 n°2, op.106 et op.111 ; l'autre du registre de la passion christique.
Opéra, drame intégré dans une œuvre instrumentale
Beethoven a employé le qualificatif « appassionato » dès 1795 pour conférer au parcours des œuvres une dimension de « pathos », jusque là réservée à l'opéra ou au drame : ainsi, le terme « appassionato » a été employé par Beethoven trois fois : « Largo appassionato » en ré majeur de la Sonate op.2 n°2 en la majeur (1795) ; « Adagio sostenuto, appassionato e con molto sentimento » en fa dièse mineur de la Sonate op.106 en si bémol majeur (fin 1817-1818) et « Allegro con bio ed appassionato » du premier mouvement de la Sonate op.111 qui commence « Maestoso » en ut mineur (1821-1822).
Dans la Sonate op.2 n°2, le Largo appassionato est d'une grande intensité émotionnelle produite par une écriture qui intègre la tension produite par la superposition de voix hétérogènes : la basse « staccato sempre » en notes courtes isolées les unes des autres, les autres voix « tenuto sempre » en valeurs longues et continues, le tout se déplaçant dans un très faible ambitus. Entre les émergences de cette organisation subtile des voix, s'insère un tissu sonore plus unifié qui produit une autre source de tension.
Début du largo appassionato de la Sonate op. 2 n°2
Dans la Sonate op. 106, 29e Sonate pour piano seul, en si bémol majeur : « Groβe Sonate für das Hammer-Klavier », publiée à Vienne par Artaria en septembre 1819, le troisième mouvement, très long, Adagio sostenuto. Appassionato e con molto sentimento, à 6/8, en fa dièse mineur, possède une écriture qui joue sur la densité sonore obtenue par l'utilisation différenciée du nombre de cordes à frapper, ainsi que sur l'expressivité : les mentions « espressivo », « con grand' espressione », « smorzando », « molto espressivo » sont nombreuses. Suit un Finale, fugue introduite par un Largo : Allegro risoluto, à ¾ ; cette fugue est traitée comme une sorte de Fantaisie, associant construction rigoureuse et esprit d'improvisation.
Dans la dernière Sonate op.111, la dénomination des mouvements - Maestoso, Allegro con brio ed appassionato puis Arietta – inscrit de facto cette Sonate dans le registre de l'opéra et du drame : Beethoven transpose dans la musique instrumentale, pour instrument solo, l'univers multiple de l'opéra qui comprend orchestre, chanteurs, mise en scène, en jouant avec les registres, les intensités, les sonorités créées par l'écriture, la maîtrise et le contrôle du déroulement du temps.
Le premier mouvement commence par un Maestoso, en ut mineur, solennel par ses rythmes doublement pointés et ses accords tendus (de septième diminuée dans ses différentes positions), et énigmatique par ses accords répétés, ses dissonances, qui aboutissent à un tremolo dans le registre très grave du piano (préfiguration de l'Arietta). Ce moment caractérisé par la tension douloureuse introduit un Allegro con brio ed appassionato : le premier thème se caractérise par sa sonorité produite par un unisson pendant onze mesures et par une harmonie tendue dans un temps qui semble suspendu – après cette première présentation, le motif initial sert de sujet à un fugato décidé. Le deuxième thème se caractérise par sa retenue, son lyrisme, son registre aigu et ses modifications de tempo : « meno allegro », « ritardando », « Adagio », puis « Tempo I » qui accompagne une descente rapide et unisson d'un arpège de septième diminuée suivi d'une montée également rapide unisson « non legato » menant au groupe terminal de l'exposition, marche en contrepoint sur le motif initial.
L'Arietta, Adagio molto semplice e cantabile, en ut majeur, le second mouvement porte une dénomination qui l'apparente à l'opéra, tout en faisant implicitement référence à Bach, à l'Aria des Variations Goldberg. Elle se compose d'un thème énoncé à 9/16 suivi d'une suite de cinq variations, en diminution rythmique ce qui crée une accélération du mouvement par augmentation du nombre de notes par temps jusqu'à la vibration sonore du trille. Les quatre premières variations s'engendrent les unes les autres. L'ensemble culmine sur la cinquième, synthèse des précédentes relayée par une coda, dans une extase sonore produite par le jeu des trilles dans l'aigu.
Passion, au sens de démarche rédemptrice, initiatrice
Pour Beethoven, sa souffrance, comme celle du Christ, a valeur d'exemple et doit servir aux autres. Il veut donc prendre en charge la « souffrance » pour aider les autres à s'en délester. Il souffre pour sauver l'humanité, comme le laisse entendre le Testament d'Heiligenstadt daté des 6 et 10 octobre 1802. Dans ce cri de douleur, très pensé et très bien rédigé, Beethoven dit qu'il accepte de résister à la souffrance à l'image d'un héros antique, offrant ainsi aux hommes le témoignage de son consentement à la mission héroïque qui lui a été donnée de sauver l'humanité souffrante.
Juste après la mise en net de ce Testament, Beethoven donne consistance à cette posture héroïque dans l'oratorio Christus am Ölberg (Le Christ au mont des Oliviers) op.85 composé sur un texte auquel il tenait et qui lui permet de représenter le Christ en héros antique, de s'identifier à lui car, comme lui, il connaît ce sentiment de désarroi éprouvé dans une situation d'abandon (par le père) et cette souffrance morale liée à l'épreuve de la mort prochaine et inéluctable.
Pour la version définitive, Beethoven a ajouté des parties de trombone de façon à accentuer le caractère lugubre et héroïque de la partition, ce qui invite à établir un parallèle avec une marche funèbre révolutionnaires : en l'occurrence, la crucifixion étant une modalité de la mort héroïque.
Après une introduction instrumentale très tendue, Jésus commence par interpeller son père « Jehovah, du, mein Vater » en ut mineur - deux courts passages « Maestoso » en majeur sur un rythme pointé évoque la voix de Dieu –, puis il formule une prière, aux fréquents changements de tempo, qui se transforme en Aria (de coupe classique, AA'), « Meine Seele ist erschüttert » (« Mon âme est ébranlée »), Allegro en ut mineur : Jésus souhaite que son père ait pitié de lui et qu'il lui épargne de telles souffrances – la musique insiste sur ce mot « Leidenkelch » (« coupe de douleurs »), terme répété étant donné le structure AA'. Ce monologue initial de Jésus donne un aperçu de son existence humaine, de ses souffrances, de son état d'âme, lui le sauveur des hommes, l'intermédiaire entre eux et Dieu.
« Mon royaume est dans les airs », constitué de sons encore inouïs
Cette Sonate op.57 particulièrement par son matériau qui commence sur une interrogation, et par sa démarche, qui l'enferme dans un univers sombre souvent sans polarité, représente une des façons qu'a eues Beethoven d'exposer ce qu'il pensait de la condition humaine. Pourtant, si la démarche de cette Sonate exprime la détresse de l'homme inhérente à sa condition, la musique en dément l'idée par son énergie, sa diversité et sa force de conviction, manifestation des pouvoirs de l'imagination humaine qui permettent à l'homme de transcender sa condition. Le dédicataire, son grand ami Franz Brunsvik, comte de Korompa (1777-1849) témoigne en faveur de cette interprétation, car, Beethoven pensait que peu de ses contemporains étaient en mesure sans doute d'apprécier la dimension radicalement neuve de son génie, à l'exception de quelques amis, dont Franz Brunsvik auquel il dédia cette œuvre dans laquelle il exprimait avec une telle force sa foi en la vie par-delà le désespoir inhérent à la condition humaine. Beethoven, qui avait une très profonde amitié pour Franz, aimait lui prêter les partitions qu'il venait de composer, car, violoncelliste doué, Franz appréciait et comprenait sa musique. Beethoven le considérait, d'ailleurs, comme un « frère », au sens de cette valeur nouvelle supérieure à l'amitié qu'était la « fraternité ». Et dans une lettre du 13 février 1814, il pouvait faire comprendre son état intérieur (son opéra allait être remis en scène) en évoquant le tourbillon des sons qui s'emparait de son esprit, son royaume relevant de l'immatériel : « ja du lieber Himmel mein Reich ist in der Luft, wie der wind oft, so wirbeln die töne» (« oui mon cher, ciel, mon royaume est dans les airs, comme le fait souvent le vent, ainsi tourbillonnent les sons»).
C'est donc l'imagination créatrice qui permet à l'homme de transcender sa condition d'être limité aux aspirations infinies, ce que Beethoven met en évidence en composant la Missa solemnis op.123 entre 1819 et 1823. Comme toute messe, cette Missa solemnis se termine sur l' « Agnus dei » et le « Dona nobis pacem » : l'apaisement intérieur auquel un parcours initiatique ouvre l'accès. Beethoven les inscrit dans le registre de la paix, de la recherche (de la quête) de l'apaisement intérieur.
La première exposition du « Dona nobis pacem » sur un thème de berceuse est brusquement interrompue par le retour de l'« Agnus dei », annoncé par un interlude d'une dizaine de mesures « pianissimo » aux connotations martiales (timbales et trompettes), et chanté par les solistes alto et ténor successivement, sous forme de « Recitatif » dramatique. Ce lien saisissant entre les termes de « Agnus dei » et de « Dona nobis pacem » et les connotations martiales est réintroduit dans le Presto final, après un « Dona nobis pacem » fugué au chœur, et un passage purement orchestral, comme une injonction collective adressée à la divinité de remplir sa mission de paix pour que les hommes puissent accéder à cette paix intérieure préalable au consentement à la vie terrestre. La coda est introduite par un roulement de timbales étouffé conduisant à une fin totalement apaisée.
Quel est le sens de la « passion beethovénienne » ?
Si passion il y a, c'est la « passion » pour la vie, pour l'homme et la condition humaine. Comme le Christ, Beethoven œuvre pour libérer l'humanité de toute pesanteur plus que pour exprimer ses sentiments. Ainsi, il offre autant de démarches libératrices que d'œuvres et il a suscité très vite un Culte... Beethoven : représenté comme dieu, Zeus ou Bacchus qui « pressure pour les hommes le nectar délicieux ».
Liszt : grand prêtre consacré par le Weihekuss 1823
Liszt au piano 1840 par Danhauser Klinger et Bourdelle
Comme le met en évidence la Sonate op.57, la démarche de l'écriture musicale est l'équivalent d'une passion initiatique : elle consiste à inciter à penser (donner sens à l'existence et à la condition humaine) au moyen de ce qui est perçu par l'ouïe et par les sensations corporelles (pulsations, ébranlement, frisson, mouvement, ascension, descente, extension, profondeur), sachant que l'intellect identifie les différences entre les éléments, sans forcément pouvoir les nommer – mais, il les enregistre et leur confère un sens.
La « passion beethovénienne » passe donc par la voix neuve d'une invention partageable. Beethoven, héros comme Prométhée, grand homme comme Socrate et Jésus, a l'intime conviction d'œuvrer à la libération de l'humanité, à sa rédemption, en lui permettant de s'élever spirituellement.
Elisabeth Brisson.
(1) Cité in Ludwig van Beethoven, Thematisch-bibliographisches Werkverzeichnis, G.Henle Verlag, München, 2014, p.161
(2) Voir le catalogue de l'exposition Beethovens « Mondschein-Sonate ». Original und romantische Verklärung, présenté par Michael Ladenburger et Frederike Grigat, Verlag Beethoven-Haus, Bonn, 2003
(3) CZERNY, Carl, Die Kunst des Vortrags der älteren und neueren Klavierkompositionen oder die Fortschritte bis zur neuesten Zeit, Zweites und Drittes Kapitel, "Über den richtigen Vortrag der Sämtlichen Beethoven'schen Klavierwerke" (Faksimilereproduktion der bei A. Diabelli u. Comp., Wien 1842, erschienenen Ausgabe), Universal Edition A.G. N°. 13340, Copyright 1963